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L’œuvre de PATRICK TORT* qui pourrait lui valoir une reconnaissance internationale, est trop longtemps restée dans l'ombre relative de l’érudition universitaire. Jusqu’à ce jour il s'est fait connaître du grand public comme le maître d’œuvre des plus grands chantiers « darwinologiques » mondiaux : le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution (PUF, 1996) et l’édition savante en 35 volumes de l’intégrale des Œuvres de Charles Darwin chez Slatkine et Champion, dont le premier tiers est déjà publié. Ses pairs académiques et le public « spécialisé » ont reconnu en lui celui qui a rétabli la vérité sur l'œuvre et la pensée de Charles Darwin, et démontré son étendue et la puissance de sa réflexion sur l’Homme.
Il est aussi et surtout celui qui a dénoncé les faux prétendants à la succession et à l'interprétation du Maître, qui ont cherché (et qui sont parfois parvenus) à instrumentaliser sa théorie pour justifier leur désir de puissance et le triomphe de leurs convictions inégalitaires.
On pourrait en rester là pour lui rendre un hommage que certains estimeront suffisant. Mais ce serait n’apprécier son travail qu’à son seul niveau historique et épistémologique. Nous passerions alors complètement à côté de ce qui dans son œuvre est une production personnelle et originale, qui fait qu'il n’est pas seulement l’exégète le plus documenté de Charles Darwin, mais aussi, et surtout, celui qui a su poursuivre son œuvre théorique par un travail original et personnel dont le « poids » intellectuel lui est comparable. Patrick Tort n’est plus seulement, depuis longtemps, le porte-parole de Darwin dont l'œuvre intégrale en cours de publication mettrait en quelque sorte un terme à son engagement. Dans le prolongement de cette œuvre il a pu développer ses propres réflexions.
Non pas comme celui qui fournirait une solution immédiate à la monstrueuse hypertélie d’un système qui vit de l’exploitation de la misère en l’élargissant, mais comme celui qui apporte un discours commun aux femmes et aux hommes qui« résistent au crépuscule », à ceux que mortifie leur propre résignation, et surtout à toutes les propositions « alternatives » qui reposent aujourd’hui sur des référentiels politiques et philosophiques encore trop dispersés et trop souvent contradictoires.
À cette pathologie systémique dont les conséquences nécessaires sont l’impérialisme et le suicide civilisationnel, il a donné un nom : l’hypertélie, qui est celui d’un phénomène de développement apparemment contraire aux règles ordinaires de la sélection naturelle, mais qui retombe brutalement sous sa loi dès que le milieu est suffisamment altéré. Cette théorie est brillante intellectuellement : il lui reste à être féconde face à un « capitalisme de la séduction » (Michel Clouscard) qui s’efforce de dissimuler ses effets dévastateurs et sa croissante faiblesse sous les fastes éphémères de l’arrogance des « vainqueurs ».
Ainsi le désir affirmé de Patrick Tort de conclure avec ce livre un cycle de recherches théoriques entamé il y a quarante ans rejoint un besoin de compréhension du « sens » de la vie des sociétés humaines ; cette question est posée de toute éternité, certes, mais ne l’a jamais été avec autant d'acuité.
Curieuse rencontre que celle de Tort et de Darwin, tous deux en lutte pour l’émancipation, l'un à l’aube de la conquête du monde par l’« intégrisme libéral » incarné par Spencer, l'autre au crépuscule du système qui en a incarné le drame inexorable, et qu’il convient aujourd’hui d’abolir et de dépasser : le capitalisme.
Michel Joli
* Patrick Tort est agrégé de l’Université, docteur en Littérature française, docteur d’État ès Lettres et Sciences humaines (Philosophie, Linguistique), Professeur détaché au Muséum national d’Histoire naturelle (Paris), directeur fondateur de l’Institut Charles Darwin international, directeur scientifique et éditorial du Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution aux Presses universitaires de France, directeur scientifique et éditorial des Œuvres complètes de Charles Darwin aux Editions Slatkine et Champion.