Robinson Crusoé ou les limbes du confinement (1/3)
Pour nous changer les idées tout en restant dans notre préoccupation principale j’ai décidé aujourd’hui de vous faire partager mon intérêt pour le plus célèbre confiné, Robinson Crusoé ; 28 ans d’isolement, de débrouillardise mais aussi de folie et de peur malgré une brève coloc avec vendredi.
De l’intérêt de traîner dans les librairies de Bagdad même quand on ne lit pas l’arabe... روبنسون كروزو
Vous ne connaissez pas mon vieil intérêt pour Robinson Crusoe. Ce fut l’un de mes premiers livres, offert par mon père, et je me souviens encore quand il me faisait la lecture. J’ai souvent imaginé que j’étais Robinson et c’était bon. Un jour de septembre 1997, le hasard m’a conduit dans une librairie de Bagdad. Je cherchais Sindbad, un ancien résident de cette ville, alors prospère, autre ami de ma famille, et je suis tombé sur Robinson. S’il est vrai qu’on ne trouve que ce qu’on cherche, alors mon inconscient est fortement en cause car, vraiment ce jour-là je ne pensais pas aux îles désertes, tout au plus à un bon bain... Dans cette librairie j’ai trouvé, côte à côte, une édition de 1905 de Robinson et un ouvrage académique d’un intellectuel Irakien, Nawal Muhammad Hassan (1980), une étude imprimée sur du méchant papier d’embargo mal recyclé : Ayy Bin Yackzan and Robinson Crusoe, qui montre comment Daniel Defoe s’est probablement inspiré d’un conte arabe du XIIIe siècle. Je les avais achetés 3 000 dinars irakiens, ce qui ferait aujourd’hui 2 euros....
Le thème de ce conte est éternel et transculturel : l’homme peut-il vivre hors de la société ? Que deviennent alors ses rapports avec la nature et avec son Dieu ? N’importe qui peut méditer ce thème, à n’importe quelle époque, dans n’importe quel lieu. Et c’est bien cela qui fait l’intérêt du conte arabe. L’histoire, à la lumière des connaissances modernes en neuro-physio-psycho-sociologie, ne tient pas la route : Ibn Tufail, l’auteur, raconte en effet la vie d’un homme qui fut abandonné à sa naissance sur une île déserte, et qui grandit sans avoir jamais rencontré d’êtres humains. Élevé par des animaux, il accède seul à l’autonomie matérielle et à la plénitude des exercices intellectuels, tant en ce qui concerne la compréhension du monde que la philosophie, la morale et la religion. Il devint un sage ermite. Je passe sur les détails. Il ne s’agit pas du tout d’une histoire d’enfant-loup, cela va beaucoup plus loin, bien plus loin même que Robinson Crusoe. La question que pose Ibn Tufail est : que devient la « nature » d’un homme qui n’aurait ni parents, ni expérience, ni langage, et, ajouterait Jacques Lacan, ni miroir ? Personne par définition ne peut répondre à cette question. Ibn Tufail explique que la raison d’être de l’homme est de rencontrer Dieu et que cette rencontre est plus facile quand l’individu n’est pas « contaminé » par la société.
Ce conte a été traduit une première fois en hébreu en 1349 par un nommé Moïse de Narbonne, puis en latin sur commande de Pic de la Mirandole à la fin du XVe siècle. C’est un érudit orientaliste anglais, Edward Pocock, qui fit la traduction en anglais d’un manuscrit arabe découvert à Aleph et la publia en 1671. Cette traduction, et d’autres qui suivirent, ont fait connaître l’histoire dans les milieux « dissidents » de l’anglicanisme comme une expérience mystique d’union d’un homme seul avec Dieu et un exemple de développement de la « nature humaine » qui doit tout à Dieu et rien à la société. Le mythe d’Adam s’en trouvait, au passage, conforté ; mais non nécessairement celui du Christ.
Le texte attira plus particulièrement l’attention d’une secte religieuse anglaise qui l’intégra dans ses références philosophiques, « les Enfants de la lumière », encore appelée, « la Société des amis », encore appelée ... « les Quakers ». Ces gens-là avaient trouvé dans la légende d’Ibn Tufail quelque chose qui confirmait leur croyance en l’existence d’une « Lumière Intérieure » et des analogies avec leurs exercices spirituels. Après avoir lu cette étude – qui n’est, sans doute, jamais sortie des limites du quartier universitaire de Bagdad –, un résumé en anglais de Hayy Bin Yaqzan, et une ancienne édition de Robinson Crusoe de 1906, je suis de plus en plus intrigué par le sens réel du roman de Daniel Defoe. De fil en aiguille j’en suis arrivé à la conclusion – provisoire – que Defoe avait une intention implicite, ou qu’on s’est servi de lui. Robinson Crusoe ressemble en effet à une opération « médiaticophilosophique » de promotion d’un courant de pensée théo-rationaliste.
(À suivre dans mon prochain billet "Une dissidence religieuse bien dissimulée")
Michel Joli
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