Poutine est fidèle à lui-même. Lors de l'annexion de la Crimée, en 2014, il déclarait que celle-ci : « a été sauvée des nouveaux dirigeants ukrainiens qui sont les héritiers idéologiques de Bandera, le complice de Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale. S’il est « paranoïaque » c’est depuis 2014, au moins, et non depuis 2022.
Qui est Stepan Bandera ? Il est né en 1909, à Staryï Ouhryniv, en Galicie, à moins de 100 km de Lemberg (devenu depuis Lwow, puis Lviv). La Galicie fait partie de l’Autriche-Hongrie jusqu’en 1918. De 1919 à 1921, elle fait partie de l’éphémère république populaire d’Ukraine occidentale, dont la capitale est Lviv. A partir de 1921, elle devient Polonaise. En septembre 1939, avec le pacte germano-soviétique, elle est occupée par l’armée rouge et annexée à l’Union soviétique. De 1941 à 1944, la Galicie est rattachée au gouvernement général de Pologne (directement administré par les Allemands), le but étant de germaniser entièrement l’ex-Pologne et de tuer ou de déporter tous les Polonais. Presque tous les Juifs qui l’habitaient avant-guerre sont exterminés. Après 1945, la région devient soviétique ; les Polonais sont expulsés vers la Pologne et la Galicie devient habitée par des Ukrainiens et des Russes.
Revenons à Stepan Bandera. Il est élevé dans la religion catholique grecque, par un père qui est militant nationaliste ukrainien (organisation des nationalistes ukrainiens – OUN, fondé en 1929). Son fondateur est tué en 1938, par le NKVD (police politique soviétique). L’OUN se sépare en deux, avec l’OUN-B dirigée par Bandera et l’OUN-M dirigée par Melnyk. Les deux branches sont financées par l’Abwehr (service de renseignement de l‘armée allemande), et exécutent des missions criminelles : attentats, sabotages, assassinats. Bandera se fait arrêter, avec dix autres, en 1936, pour l’assassinat du ministre de l’Intérieur Polonais. Il est libéré en septembre 1939, à la suite de l’invasion allemande.
Faisant allégeance au IIIe Reich, il crée la « légion ukrainienne » en février 1941[1]. Celle-ci est composée de deux bataillons : Roland et Nachtigall (Rossignol). Ce dernier s’est rendu célèbre par la prise de Lwow fin juin 1941, puis par sa participation au massacre des intellectuels polonais et de leur famille. Ces opérations résultaient de l'établissement de listes de Polonais à éliminer dès l'invasion de la Pologne. De plus, entre le 30 juin et le 25 juillet 1941, 4 000 Juifs sont tués, notamment par Nachtigall, qui participe ensuite à des milliers d’autres exécutions. Le 30 juin, Bandera rédige une déclaration d’indépendance de l’Ukraine : les Allemands s’y opposent et Bandera se retrouve en camp de concentration en janvier 1942. Libéré en septembre 1944, il continue à coopérer avec les nazis. Il sera assassiné par les services secrets soviétiques le 15 octobre 1959.
Dès l’attaque allemande de septembre 1939, des responsables nationalistes ukrainiens comme Bandera avaient planifié l’épuration ethnique des Polonais de Volhynie et en Galicie, ce qui provoqua, entre novembre 1942 et décembre 1943, des dizaines de milliers de morts (les estimations varient de 80 000 à 100 000), dont, par exemple, 1 180 à Tarnopol, entre août 1942 et janvier 1944.
En 1943, l’OUN-B lutte contre les nazis et contre les Ukrainiens prosoviétiques. Entre 1944 et 1950 l’OUN-B lutte, clandestinement, contre l’URSS. Puis elle cesse de se manifester.
En 1991, elle revient sur la scène et devient le Congrès des nationalistes ukrainiens. En 1991 également, naît, à Lviv, Svoboda (Liberté), héritier du Parti social-nationaliste ukrainien (SNPU). Ce parti se manifeste par son racisme, son antisémitisme et son nationalisme extrême. Il organise à Kiev, le 28 avril 2021, une marche en l’honneur d’une division de SS de 22 000 hommes, créée le 28 avril 1943, nommée « Galicie », et composée d’Ukrainiens originaires de Lviv et de Ternopil. Cette division se battit jusqu’en fin juillet 1944 contre les soviétiques, provoquant l’admiration des Allemands. Cette marche, qui n’a pas été interdite, est condamnée par l’actuel président, Volodymyr Zelensky.
Le 22 janvier 2010, Bandera devient « Héros de l’Ukraine » par décret présidentiel. Ce décret est ensuite annulé, puis rétabli puis à nouveau invalidé en 2011. L’affaire rebondit en 2014, lorsque est établie une « Journée des défenseurs de l‘Ukraine », le 14 octobre. En 2014 et 2015, sont organisées des marches au flambeau en l’honneur de Bandera.
En date du 3 janvier 2022, on lit dans The Times of Israel : « Comme chaque année début janvier, des centaines de nationalistes ukrainiens ont participé à une marche aux flambeaux à Kiev samedi, à l’occasion de l’anniversaire de Stepan Bandera, un dirigeant tué par les services secrets soviétiques en 1959 qui avait collaboré avec l’Allemagne nazie. Les expressions d’admiration pour Bandera et d’autres collaborateurs ont pris de l’ampleur et du poids à la suite de la révolution de 2014 en Ukraine, qui a renversé le régime de Viktor Ianoukovitch en prétendant qu’il était un pantin de la Russie, et a déclenché un conflit armé avec la Russie. La manifestation de cette année a eu lieu dans un contexte délicat, alors que la Russie menace de reprendre des opérations militaires d’ampleur à la frontière ukrainienne. »
Il est donc patent que subsiste en Ukraine, de manière tout à fait visible, une minorité influente, fortement antisoviétique (donc antirusse), qui n’a pas désarmé depuis cent ans, et qui s’est alliée, de manière discontinue, avec les nazis entre 1941 et 1944. Lorsque Poutine parle de Bandera, il fait allusion à ces antirusses radicaux, qui exaltent, à travers la division SS-Galicie, l’ « héroïsme » de ces Ukrainiens qui parvinrent à résister à l’Armée rouge plus longtemps que prévu.
Le seul ennui, de taille, est que Poutine prend la partie pour le tout : en 2019, l’Ukraine a élu un président qu’on ne peut soupçonner de banderisme. Du temps de Bandera et de ses acolytes, les parents de Zelensky, - juifs, russophones, et intellectuels en vue - auraient été rapidement éliminés. Son père, Alexandre Zelensky, a passé sa thèse d’informatique à Moscou. Son grand-père était combattant dans l’Armée rouge.
Comment Poutine peut-il imaginer Zelensky en banderiste néonazi ?
Il ne le peut pas : il emploie ce terme comme une formule magique qui fait de Zelensky une menace de mort pour la « Russie éternelle ».
[1] Le fait que son père ait été exécuté par le NKVD en juillet 1941, et ses deux sœurs déportées en Sibérie, a dû renforcer ses convictions, bien que ses deux frères, internés à Auschwitz, y soient morts en septembre 1942.