Saul Friedländer Israël, de la crise à la tragédie, Grasset, 2024
Saul Friedländer est l'un des auteurs majeurs concernant l'histoire de la Shoah. Il y a consacré un livre en deux volumes : L'Allemagne nazie et les juifs. 1. Les années de persécution (1933-1939) 2. Les années d'extermination (1939-1945), Seuil, 1997. Il a commencé à tenir un journal le 17 janvier 2023, interrompu fin juillet et repris le 7 octobre 2023.
Ce journal n'est pas un compte rendu au jour le jour. Il présente ce qu'observe et vit Friedländer, avec des plongées dans l'histoire assez récente (début du XXe siècle), afin que le lecteur comprenne ce qui se joue, en Israël, entre Israël et les Palestiniens, entre Arabes et autres communautés du Moyen-Orient, entre le Moyen-Orient et le reste du monde.
Je ne chercherai pas à résumer ce « journal », mais à en saisir les quelques aspects que j'ai cru comprendre.
La plus grave crise de l’histoire d’Israël
Pour Friedländer elle présente deux visages : menace existentielle, haine massive internationale. Du jamais vu depuis les nazis.
L'avenir lui apparaît comme une succession de trêves et de nouvelles explosions.
Ce pessimisme était déjà présent, puisque, à la veille du 75e anniversaire de la création de l'État (14 mai 1948), 48 % des Israéliens craignaient une situation aggravée dans les années qui viennent.
« La violence palestinienne vise l'existence même d'Israël, ce qu'aucun d'entre nous ne peut accepter. »
Friedländer écrivait pourtant le 7 avril 2023 : « La seule solution, à mon avis, serait un retrait de la Cisjordanie [...] Évidemment assorti d'une présence internationale dans les territoires, d'une démilitarisation, etc. Deux États, avec des liens économiques, et le cas échéant une fédération. »[1]
Quelques mois plus tard il cite la proposition d'un ancien dirigeant du Mossad : après la guerre, prendre la Jordanie comme partenaire actif des pourparlers entre Israël et la confédération jordano-palestinienne. Le degré d'autonomie des Palestiniens serait à négocier entre eux et les Jordaniens.
Il estime que la question la plus épineuse est la composition d'une force internationale de contrôle stationnée dans une zone entre Israël et Gaza. Dans l'immédiat l'objectif réaliste est que le Hamas ne contrôle plus Gaza.
Friedländer n'hésite pas à fustiger les dirigeants politiques israéliens, à commencer par Golda Meir, laquelle estimait qu'il n'existe pas de peuple palestinien. Ses cibles favorites sont Ben-Gvir (chef de Force juive et ministre de la Sécurité nationale) : un « clown » néfaste, maléfique, diabolique, qui vise la suppression des Palestiniens, et Smotrich (ministre de l'économie, et suprémaciste juif), tous deux racistes anti-arabes. Il voit Yariv Levin (ministre de la justice) comme un « serpent venimeux - à lunettes »[2]
Il ne cesse d'exhorter Netanyahou - le « vénéneux » - à quitter son poste de Premier ministre.
« L'ensemble du gouvernement se compose d'une bande de monstres » mais on doit les garder, bien que 86 % des Israéliens pensent que Netanyahou doit démissionner.
Trois sortes de clivages
Parmi les explications des tensions permanentes en Israël Friedländer indique, selon moi, trois sortes de clivages :
- Entre laïcs et religieux. En guise de plaisanterie radicale : création d'un État traditionnel et religieux (Mizrahim) et d'un état libéral et laïque (Ashkenazim). Les religieux ont des privilèges exorbitants et reçoivent d'énormes subventions. Ils réclament l'équivalence entre service militaire et étude de la Torah.
- Entre Sépharades et Ashkénazes. Les premiers continuent à être jugés comme inférieurs, incultes, etc. par les seconds, et leurs jeunes sont poussés vers l'enseignement technique. F. n'hésite pas à parler d'une « société de castes ».
- Entre Juifs et Arabes, en Israël. Seule une faible minorité de Juifs admet l'égalité des citoyens juifs et arabes. Les Arabes sont très surveillés : la reconnaissance faciale est partout pratiquée. Un député de Force juive voudrait que la loi du retour soit appliquée aux emplois des services gouvernementaux, donc inaccessibles aux Arabes israéliens.
Pourtant ceux-ci, tout en ayant des rancœurs envers la communauté juive, préfèrent vivre en Israël ; 80 % d'entre eux dénoncent les actions du Hamas.
Sans parler de la colonisation en Cisjordanie, émaillée d'incidents graves, avec un gouvernement qui ne peut ou ne veut pas « arrêter cette racaille ».
Le 7 octobre 2023
Friedländer rappelle que le Hamas, déclare, dans sa charte (revue en 2017), vouloir détruire Israël.
L'attaque massive n'était pas improvisée. Le Hamas l'a préparée durant des mois : la clôture séparant Gaza d'Israël a été reproduite dans ses moindres détails, les assaillants disposaient de cartes détaillées des kibboutzim proches de la frontière. Selon le Wall Street journal, 500 combattants ont été formés en Iran en vue de l'attaque.
Le jour même : paralysie totale des cyber-réseaux israéliens, sans doute par la Russie, seule capable d'y parvenir.
La résistance du Hamas peut durer très longtemps, car il contrôle encore 500 km de galeries (coût : 1 milliard de $) avec de la nourriture et du carburant pour des mois[3].
Elle a aussi montré l'impréparation des forces armées israéliennes : dans la périphérie de Gaza pas un seul char, voiture blindée ou bulldozer. L'armée avait placé trois ballons de surveillance à certains endroits autour de Gaza. Ils sont tombés au sol : le technicien chargé de les réparer était occupé...
Friedländer voit des similitudes entre le 6 octobre 1973 et le 7 octobre 2023. Un orgueil démesuré, un sentiment, dans l'armée et en général, que les Arabes sont des incapables.
Après la tuerie
Friedländer rapporte quelques exemples de l'incurie de l'armée et de la cruauté du Hamas :
- Deux enfants, dont les parents ont été tués, ont téléphoné. Il a fallu douze heures pour organiser les secours : des amis et des civils - avec armes légères et cartes - sont venus les libérer. « Pas un seul soldat en vue ! L'armée n'était nulle part ! »
- Un ami israélien, vivant aux EU, a appris que son oncle était tué, sa femme très blessée et leur fille prise en otage. Il a passé 15 jours en Israël : personne ne l'a contacté.
- Antony Blinken a rapporté ceci au Sénat américain : un garçon de 6 ans et une fille de 8 ans ont vu leur père avoir les yeux arrachés, leur mère les seins tranchés, puis un pied de la fille a été amputé, et des doigts du garçon coupés. Ils ont ensuite été exécutés. « Ensuite, leurs bourreaux se sont assis et se sont cuisiné un repas. »
Qui apporte de l'aide ? La société civile et les réseaux de bénévoles qui ont manifesté contre la réforme judiciaire. Ils ont combattu là où l'armée brillait par son absence.
Antisémitisme
Depuis que Tsahal bombarde Gaza et que Netanyahou parle d'éradiquer le Hamas l'antisémitisme est remonté en flèche dans les pays d'Occident. Friedländer, qui vit à Los Angeles, relate que des étudiants de Harvard et de Cornell ont appelé à tuer les Juifs. Et mentionne une augmentation de 388 % d'actes antisémites à Chicago.
Une accusation fréquente est celle de « génocide » du peuple palestinien, avec référence obligée à la Shoah et à Hitler. Ces références le crispent : elles manifestent la stupidité et une ignorance totale. La réaction de certains Israéliens n'est pas meilleure : l'ambassadeur d'Israël à l'ONU a cru bon d'arborer une étoile jaune !
Ce qui conduit Friedländer à un constat de plus grande ampleur : « Les antisémites d'hier sont temporairement pro-israéliens par haine des immigrés, comme ils l'étaient à l'époque par haine des Algériens. » Cette phrase est comme une fusée éclairante en pleine obscurité.
En fait : « la haine des Juifs n'était qu'en sommeil depuis le Seconde Guerre mondiale. »
Les actes antisémites qui, en France, s'amplifient depuis quelques mois, ne font que confirmer ce constat.
Amir Tibon, Les portes de Gaza, Christian Bourgois éditeur, octobre 2024, 480 p.
Ce livre est écrit en première personne. Il relate, heure par heure, ce qui s’est passé au kibboutz Nahal Oz, à moins d’un kilomètre de la clôture qui le sépare de la bande de Gaza, face à la ville de Gaza. Il nous entraîne dans l’abri où sa femme Miri, ses deux filles, Galia (3 ans) et Carmel (16 mois), et lui ont trouvé refuge dès 6h30 du matin, quand ils ont entendu le sifflement des bombes.
Ils étaient depuis longtemps exposés, car le système de défense « Dôme de fer » ne pouvait pas les protéger : le système d’interception n’avait pas le temps de calculer la trajectoire de missiles ou de roquettes partis à courte distance de chez eux. Dans le passé, notamment en 2014, des drames se sont produits, mais jamais à une si vaste échelle. Car au bout de quelques dizaines de minutes, Amir comprend que le Hamas a envahi le kibboutz, ce que rendent tangible le crépitement continu des mitraillettes, la déflagration des grenades et l’explosion des obus.
Il va ainsi, au fil des chapitres - alternant entre la journée fatidique et ses suites, et un historique d’Israël depuis la création de Nahal Oz en 1953 - nous tenir en haleine d’un bout à l’autre de ce livre où l’on découvre des épisodes qui ne sont pas souvent relatés, du moins par la presse internationale. Par exemple, le mur souterrain à la frontière nord de Gaza : 50 mètres de profondeur, un milliard de dollars. Il n’a servi à rien, car les membres du Hamas passent par la surface, enfonçant les grilles et murs de protection. Ce qu’ils ont fait massivement, puisque trois mille d’entre eux sont entrés en Israël, le matin du 7 octobre, franchissant les clôtures avec des bulldozers, des engins explosifs et détruisant les caméras de surveillance avec des drones.
La journée du 7 octobre et ses suites
Dès le début, à 7h10, une question va devenir récurrente : « Où est l’armée ? » Il existait une petite garnison sur place, mais les habitants de Nahal Oz apprendront seulement en fin de journée qu’elle a été massacrée dès le début de l’attaque.
Amir passe des heures à se demander si les gens du Hamas, qui ont fouillé toutes les maisons, et tué ou enlevé une partie des habitants, vont entrer dans leur abri, où ils se sont réfugiés immédiatement. Gros souci : s’assurer que les filles ne vont ni parler à voix haute, ni pleurer, ni s’agiter. Et pourtant ils sont dans le noir, n’ont rien à manger, aucun jouet, et n’ont pu rien emporter. Amir est en sous-vêtement et le restera jusqu’au soir.
Son père l’a appelé une première fois à 6h45, et restera en contact avec lui jusqu’à ce qu’il parvienne à le rejoindre, vers 16 heure. A 8h30 son père le rappelle : « Ne quittez pas la pièce sécurisée ». Il sait alors que celui-ci va tout faire pour le rejoindre. Les heures passent, mais les soldats n’arrivent toujours pas.
L’auteur raconte aussi, avec force détails, comment un petit groupe de soldats a pris de très gros risques pour venir jusqu’au kibboutz, sans pouvoir joindre ses membres au téléphone. En cours de route, ces soldats découvrent les scènes macabres : des morts, des trainées de sang partout, des bâtiments dévastés.
Au fil des pages, Amir décrit la manière dont d’autres habitants du kibboutz ont passé la journée, jusqu’au moment où tout le monde a été évacué par bus, à partir de 22 heures.
Il constate aussi, avec amertume, que si les autorités américaines, à commencer par Jo Biden (venu passer 2 jours en Israel les 17 et 18 octobre), ont manifesté compassion et soutien, rien n’est venu du gouvernement israélien.
La création de la bande de Gaza : du camp de réfugiés aux camps retranchés
Gaza a été créé par les tractations entre empire ottoman et empire britannique au début du XXe siècle. En 1939, cent mille personnes y vivent. Après 1945, ce sont trois cent mille, en majorité des réfugiés qui y vivent dans des conditions misérables. Pendant que des Israéliens s’y installent. En 1950, le taux de chômage est de 50%.
En avril 1956, Roi Rutberg, chef de la sécurité du kibboutz est assassiné. Moshe Dayan vient faire son éloge funèbre et dit : « Ne blâmons pas ses meurtriers. pourquoi s’insurger de la haine viscérale qu’ils nous portent ? Depuis maintenant huit ans, ils languissent dans des camps de réfugiés à Gaza, et sous leurs yeux nous avons fait nôtres les terres et les villages où leurs pères et eux résidaient. » Pourtant, en novembre 1956, la bande de Gaza passe sous occupation israélienne.
Les Gazaouis ont pu échapper en partie à la misère en allant travailler tous les jours en Israël. Ils y gagnaient 2% du PIB de Gaza en 1968, et 44% en 1985. C’est dire que la guerre y restait limitée.
Au milieu des années 1980, un quart de la bande de Gaza était occupée par 12 colonies, comptant seulement 3 000 Israéliens. C’est à la même époque que les points de contrôle ont remplacé la « frontière ouverte ». C’est aussi à ce moment-là que les frères musulmans l’ont emporté sur les nationalistes laïques. Et que la première intifada a éclatée.
L’histoire du kibboutz dans celle d’Israel
Dès 1953, Nahal Oz s’est consacré à l’agriculture et aux produits laitiers.
Les kibboutz ont été les lieux où les Juifs venant du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord n’étaient pas méprisés par les descendants des Juifs d’Europe centrale. Ils sont strictement laïques – alors que c’est l’inverse dans les territoires occupés - et certains de leurs membres adhèrent à Chalom Akhshav (La paix maintenant)[4].
Cependant, les militaires des kibboutz ont perdu 20% de leur effectif durant la guerre de 1974, pour une moyenne de 2% dans l’ensemble du pays. Tout en étant les plus opposés aux menées des ultra-orthodoxes, et notamment à leur colonisation de la Palestine.
L’auteur évoque longuement les anciens, qui l’ont accueilli en 2012, lorsque Miri et lui ont décidé de quitter la ville.
Le sionisme de gauche et la critique d’un gouvernement d’incapables
« Pour nous, deux juifs israéliens libéraux et plutôt de gauche, le sionisme ne voulait dire qu’une seule chose : assurer l’existence d’Israel en tant qu’Etat juif et démocratique. »
A l’inverse d’un Netanyahou, qui n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu, et a encouragé la montée du Hamas dans la bande, pour diviser les Palestiniens entre eux. Il est notoire qu’il a facilité le financement des activités de Gaza par le Qatar, le Hamas se réservant une bonne partie de cette aide pour s’armer et bâtir des souterrains.
En 2011, un soldat israélien a été échangé contre 1027 prisonniers palestiniens, dont un bon nombre d’assassins. Encore sur les ordres de Netanyahou. Parmi eux Yahya Sinwar, qui allait élaborer le plan de la vaste attaque du 7 octobre. Laquelle était prévisible, les services secrets israéliens ayant alerté le gouvernement à plusieurs reprises.
J’arrête-là ce compte-rendu qui n’est qu’un aperçu d’un livre foisonnant de références, de récits variés, d’analyses politiques, et de témoignage direct – sans complaisance, sans apitoiement et sans exhibitionnisme - d’une tragédie dont l’onde de choc est très loin de pouvoir se dissiper.
Il faut le lire pour se rendre compte à quel point les Israéliens de bonne volonté vivent sous la menace de leurs ennemis extérieurs (dont le Hamas n’est pas le principal) et intérieurs (à commencer par des dirigeants politiques qui sont sous la coupe des pires nationalistes et fanatiques religieux).
[1] L'idée de fédération (donc d'un 3e Etat) avait été esquissée lors des réunions de la commission de l'ONU chargée d'étudier les conditions de création de l'Etat d'Israël.
[2] Celui-ci, mécontent de la « désobéissance » de la procureure générale, aimerait bien prendre sa place (The times of Israel, 29 septembre 2023). Plus largement, la réforme de la justice est très mal vécues. Ehud Barak (ancien premier ministre) a déclaré sur CNN que si la réforme judiciaire a lieu il faudra envisager la désobéissance civile.
[3] En mars 2024, seuls quelques km de tunnel ont été détruits ou démantelés.
[4] Fondé en 1978 par des officiers de réserve, il compte 10 000 membres en 2023. Il a connu des hauts et des bas, et n’a que peu de poids politique.