Lors du 2e tour de l’élection présidentielle de 2002, nous avions, à quelques-uns, voulu situer cet événement dans la longue durée de la vie démocratique et dans les défis que représentait le lepénisme en tant que retour à un monde stratifié, à un reflux de la démocratie, à une dégradation du respect des droits de l’homme, à une absence croissante du souci du bien commun par nos dirigeants politiques.
Notre article n’est pas dépassé : il reste même en bonne partie futuriste, d’un futur auquel nous croyions fermement à l’époque, et que nous voyons d’étioler sous nos yeux. Par exemple, le gâchis de la vie politique dû au fait que la perspective de l’élection du monarque supplante toute autre ambition, tout autre projet. Par exemple, les attaques en règle contre la laïcité (dont l’hospitalité est une composante essentielle), qu’elles viennent du communautarisme (religieux, politique, ethnique) ou d’une xénophobie (racisme, sexisme, rejet du différent) qui finissent par se rejoindre dans leurs flots de haine. Par exemple, ce qu’il faut appeler encore un capitalisme sans limite qui fait feu de tout bois, à commencer car les guerres locales et régionales… qui rapportent (armes et reconstruction).
C’est pourquoi nous le reproduisons tel quel, sans une mise à jour que nous trouvons inutile.
La lepénisation des esprits et la crise de notre démocratie. Vers une politique des droits de l’homme et une refonte des institutions
Texte signé par : Jean-Claude Boual (militant associatif), Michèle Descolonges (sociologue), Françoise Héritier (professeur au Collège de France), Michel Juffé (professeur à l’École nationale des Ponts et Chaussées), Maxime Sassier (scénariste), Arnaud Spire (philosophe et journaliste), Yan Thomas (directeur du centre d’étude des normes juridiques à l’EHESS), Jean-Pierre Vernant (professeur honoraire au Collège de France).
Paru dans Le Monde, 2 juin 2002
Le devoir de tout citoyen est d’aller voter pour Jacques Chirac au second tour des élections présidentielles. Cela ne nous dispense pas d’ouvrir les yeux sur les motifs de la catastrophe du 1er tour, et d’agir pour redonner force et sens à une République fondée sur les droits de l’homme et le devoir de solidarité.
Le plus choquant dans les résultats du 1er tour des élections présidentielles n’est pas le score de Jean-Marie Le Pen, même s’il dépasse les prévisions (il obtint 15% des voix en 1995, et l’idée qu’il pourrait arriver 2e avait effleuré quelques esprits). Non, le plus choquant et le plus effrayant fut d’entendre, le soir même, le discours sécuritaire répété par presque tous les ténors des grands partis, discours sur lequel la télévision a centré ses effets jusqu’à la veille même du vote, accentuant dans le public un effet de panique. C’est pourtant la tenue d’un tel discours qui a permis la nette progression du leader du parti d’un Ordre aux relents vichystes et poujadistesopposés aux valeurs républicaines – qu’il entend bien détruire.
Faire de l’insécurité, qui est un très grave symptôme, le problème quasi unique de la France contemporaine, c’est faire le jeu de l’extrême droite et d’une dérive autoritaire à venir. Proposer, comme certains, la création d’un grand ministère de la Sécurité, est un premier pas en ce sens. D’une part, c’est amalgamer diverses formes non d’insécurité, mais de violence, qui mettent en cause des responsabilités diverses. D’autre part, c’est faire l’impasse, habituelle depuis plus de 20 ans, sur les faiblesses de la Ve République, telles qu’elles sautent aux yeux aujourd’hui, précisément du fait du révélateur qu’est Le Pen.
L’insécurité : grave symptôme de grandes violences
Pourquoi parle-t-on d’insécurité plutôt que de violence ? Car il s’agit bien de violences physiques, certes, mais aussi de violences sociales. Pourquoi n’a-t-on pas parlé des violences :
- Provoquées par des dirigeants d’entreprises qui s’évadent de leurs responsabilités en matière d’accidents du travail, de maladies professionnelles, de catastrophes écologiques et sanitaires, de licenciements massifs (notamment pour des raisons boursières), d’abus d’autorité et de pouvoir sur leurs employés ? Dirigeants qui, de surcroît, font la théorie d’une « société du risque », dont ils veulent à tout prix se protéger eux-mêmes tout en les faisant subir aux autres. Combien de victimes sont-elles dues à leurs agissements ?
- Tolérées par des hauts-fonctionnaires et leurs ministres, qui savent que les systèmes, éducatif, de santé publique et de protection sociale sont devenus des machines à sélectionner et à reléguer, à accroître les inégalités en matière de soins et de droits fondamentaux, que la faiblesse du système de sécurité des transports contribue à un nombre élevé de morts et de blessés graves… et ne font guère d’effort pour y remédier ? Combien de jeunes, d’adultes, de vieillards sont-ils laissés pour compte, rendus malades, agressifs ou dépressifs, par suite d’une telle incurie ?
- Dues à des dirigeants d’entreprises publiques et privées qui jonglent avec des milliards, s’embarquent – avec la complicité active d’hommes politiques – dans des aventures économiques et financières douteuses, voire délictueuses ? Il ne s’agit pas des broutilles que sont quelques emplois ou consultations fictifs, mais d’avoir jeté par la fenêtre, sur les 15 dernières années, des centaines de milliards d’Euros, sans que les auteurs de ces abus de biens sociaux aient risqué plus qu’une mise au placard ou une peine de principe. Combien de salariés perdent-ils leur emploi pour éponger ces aventures hasardeuses ? Combien les contribuables paient-ils ?
- Provenant de l’action d’une grande partie de la classe politique, qui ne saurait ignorer que la justice, l’inspection du travail, les travailleurs sociaux, les éducateurs spécialisés, les professions paramédicales manquent tragiquement de moyens et de politiques clairement définies, pendant que la banque-assurance, l’industrie pharmaceutique, les promoteurs immobiliers et bien d’autres réalisent de substantiels bénéfices dont ne profite guère l’ensemble de la population ?
- Comment se fait-il que lorsqu’il s’agît de la délinquance des mineurs et des jeunes, en particulier des « banlieues » ou des « cités », autant de chiffres nous soient assénés, alors que la discrétion est de mise quant aux crimes et délits ci-dessus évoqués ? Il est vrai que les coups et blessures volontaires ont été multipliés par 2,5 en 13 ans, il est vrai que 4.000 mineurs ont été incarcérés en 2000 (et parmi eux des dealers, des tueurs et des violeurs, qu’aucune circonstance ne saurait excuser), mais il faut aussi savoir que l’examen des statistiques montre que la délinquance de « proximité », n’est pas localisée aux banlieues, ni réservée à une classe sociale, à une classe d’âge, à une appartenance ethnique ou religieuse, ou à un état de richesse ou de culture particulier.
De tout cela - et de bien d’autres injustices, inégalités et dénis des lois -, il résulte que l’incivilité, la délinquance et la criminalité ne sont pas dues à un phénomène global d’insécurité (elle n’en est que le résultat), mais d’irresponsabilité, largement partagée par nous tous. Irresponsable est celui qui ne prête pas assistance à personne en danger ; qui, exerçant un mandat électif ou une fonction publique, estime que les promesses n’engagent que ceux à qui on les fait ; qui, investi d’un pouvoir ou d’une autorité, met en danger l’intégrité physique ou mentale, l’existence ou la dignité de tout autre ; qui, par son expression publique, cherche à provoquer la panique, la terreur ou le crime. Irresponsable aussi est le silence complice devant de tels agissements. D’imprévoyances en lâchetés, nous en sommes arrivés là : être proches de subir la loi ou tout au moins l’influence grandissante de ceux qui veulent « purifier » et « purger » la France de tous les « corps étrangers ».
Les Droits de l’Homme et la responsabilité assumée
Le respect des Droits de l’Homme exige de lutter contre toute forme de discrimination, il réclame l’égalité de tous devant la loi, l’accès de tous au bien commun, le respect inconditionnel de la dignité et de l’intégrité de toute personne. Ces principes, inscrits au fronton de la République, forment le socle du seul programme sensé de toute politique républicaine et démocratique, ce que ne sont pas la croissance économique, la prospérité industrielle ou même le fonctionnement régulier des institutions – lesquels ne sont que des moyens.
Dans une société civilisée (et donc « sécurisée » et non « sécuritaire »), les buts essentiels sont la jouissance des biens communs (relationnels, économiques, culturels) et la participation active des citoyens pour y parvenir (par l’activité politique, le travail et la création culturelle). Or, dans cette campagne électorale, nous n’avons presque jamais entendu parler des institutions et des services publics, du rôle du Parlement, de la citoyenneté, des relations entre société civile et pouvoirs publics, de l’accueil des étrangers (boucs émissaires de l’insécurité et du coup les plus menacés), de la place de la France dans l’Union européenne et dans le concert des Nations.
S’il y a, en France, de plus en plus de délinquants de toutes sortes - ce qui est possible – cela est dû à un relâchement généralisé de la responsabilité. Être responsable, c’est faire face à ses obligations présentes – légales, contractuelles, morales ; c’est être vigilant à l’égard des conséquences futures de ses actes et en assumer les effets ; c’est reconnaître ses erreurs avant qu’elles ne tournent au tragique ; c’est ne pas prétendre à l’impunité lorsqu’on est élu ou fonctionnaire, à plus forte raison lorsqu’on est le chef de l’État. Bref, c’est assumer autant que possible ses paroles et ses actions passées, présentes et futures.
Cela est incompatible avec une idéologie où « tous les moyens sont bons pour réussir », où les victimes de préjudices causés par l’État, les collectivités publiques ou les entreprises, aussi bien que celles de préjudices causés par des particuliers se voient de plus en plus indemnisées (quand elles le sont !), sans que leurs auteurs soient poursuivis. C’est par cette idéologie et ses effets qu’un sentiment général d’injustice profonde et d’inégalités croissantes se développe, qu’on déguise en parlant d’insécurité. Ce n’est pas « surveiller et punir » qu’il nous faut, c’est davantage de prévoyance, et de justice distributive et corrective.
Face à cela, les replâtrages hâtifs d’union de partis et les combinaisons électorales des prochaines législatives sont dérisoires, et les résultats de ces élections ainsi que la composition du futur gouvernement, s’ils ne devaient pas être sans conséquences, ne règleront pas le fond des problèmes. Nous sommes en pleine crise de régime, de défiance généralisée envers nos institutions politiques.
Jacques Chirac - un responsable majeur de ce désastre – sera probablement réélu. Mais rien ne dit que la leçon lui sera salutaire, comme rien ne garantit qu’un gouvernement issu d’une majorité de gauche à la future Assemblée Nationale tirerait toutes les leçons de l’échec cuisant de la gauche plurielle. Comme rien ne garantit que l’extrême gauche accepte de prendre les risques de la responsabilité politique et que les partisans de Chevènement cesseront de cultiver l’ambiguïté. On peut craindre que le prochain gouvernement donne des gages au tout-sécuritaire et abonde dans la démagogie et le populisme. On doit pourtant espérer qu’une droite et une gauche responsables comprendront qu’effectivement un « sursaut républicain » est nécessaire. Or, il ne suffit pas de « sursauter », il faut ensuite avancer et savoir vers où l’on va.
D’indispensables transformations politiques
La démocratie ne peut subsister et croître qu’en se dotant d’un véritable projet politique orienté par les Droits fondamentaux, à commencer par ceux de la personne, sans lesquels tous les droits politiques, civils, économiques et sociaux ne peuvent être véritablement exercés. La contrepartie de ces droits est la responsabilité de chacun au regard des lois communes, et l’exercice d’une citoyenneté active, fondée sur la prise de responsabilités publiques, pratiquées par le plus grand nombre possible de citoyens. Toutes les autres orientations politiques en découlent.
Sur cette base, un certain nombre de transformations s’imposent :
D’abord, celle des institutions. Il devient nécessaire de refondre complètement une Constitution qui fut taillée pour un « monarque », et dont l’inadéquation devient patente, puisqu’elle n’assure pleinement ni la représentativité des forces politiques et sociales, ni une répartition claire et stricte des pouvoirs entre législatif, exécutif et judiciaire : il n’est pas sain, par exemple, que l’Assemblée Nationale soit à l’origine de seulement 5% des lois votées. Il devrait être impossible qu’un président de la République gravement sanctionné – surtout à sa propre initiative - par le corps électoral puisse rester en place, et qu’une dualité du pouvoir exécutif puisse exister. Une telle refonte aura pour but essentiel de mieux répartir et assigner les responsabilités publiques, et garantir qu’elles seront mieux assumées et sanctionnées.
Ce régime de démocratie s’enracine tout autant dans les collectivités publiques, où le flou entre fonctions délibératives, exécutives et administratives, où l’impuissance des contrôles juridictionnels et financiers, où surtout la captation des pouvoirs locaux par une « caste » de notables qui cumulent les mandats sans limite de temps, anesthésient toute vie politique et tout sens des responsabilités dans le pays. Il est indispensable d’interdire - à tous niveaux - les cumuls de mandats ; de favoriser la participation des citoyens et des résidents au débat politique local ; de promouvoir la consultation systématique d’associations représentatives de la société civile avantles prises de décisions politiques ; et de multiplier les conseils consultatifs territoriaux et sectoriels, à l’image du Conseil économique et social et du Comité consultatif national d’éthique.
Cela ne suffit pas. Il est indispensable aussi d’instituer une véritable éducation à la citoyenneté, à commencer par la connaissance des fondements de la République, ainsi que de ceux de l’Union européenne et des institutions internationales. Dans notre pays, où « nul n’est censé ignorer la loi », la plupart des citoyens et résidents ignorent presque tout du droit et des principes de l’action publique. Les jeunes de 18 à 25 ans, en particulier, manquent le plus souvent des structures leur permettant d’acquérir une culture politique, au point que certains d’entre eux ne voient pas l’importance de l’acte de voter.
Une telle éducation dépasse les capacités du système éducatif : les élus, les agents de l’État et des collectivités publiques, les juristes, les lettrés, les associations d’intérêt public, les journalistes, sont, au premier chef, responsables de cette éducation. A commencer par la télévision, qui devrait se faire le média de cet effort, au lieu de trop souvent promouvoir l’abêtissement, voire la veulerie.
Le programme d’une telle éducation généralisée passe enfin par un réapprentissage intensif de la langue française, tel qu’il favorise la production et l’échange des arguments et des idées, aux antipodes des clichés et du prêt à penser que promeuvent aujourd’hui les « communicants » du management, de l’administration et des médias.
Au moment où la xénophobie reprend force, il faut surtout mettre en acte une politique d’hospitalité aussi généreuse que possible, sans conditions de mérite ou de bonne conduite - sans oublier que tout résident, s’il doit être protégé par la loi, doit la respecter comme tous les autres. L’hospitalité signifie : l’accueil des réfugiés de toutes conditions ; la régularisation rapide des sans-papiers ; une plus grande facilité d’accès à la nationalité française, accompagnée d’une solennisation de cet accès ; la sanction des discriminations et vexations à l’égard des demandeurs d’asile, des réfugiés, des résidents ou visiteurs étrangers. Les réfugiés et immigrants vont-ils « déferler » ? Le taux de résidents étrangers en France est à peu près constant depuis un siècle ; le total des personnes dotées d’un statut de réfugié dépassait, en décembre 2001, à peine 100.000, soit 0,16% de la population, sachant que moins de 20% des demandes d’asile sont acceptées.
Ouvrons les yeux : ce qui est notamment en cause est le droit du sol, qui confère la nationalité française aux enfants nés en France. Ce sont ces enfants de deuxième ou troisième génération après l’entrée en France de leurs parents à qui est contesté ce droit, et que vise d’abord le discours dominant sur le « sentiment d’insécurité », porté par une extrême droite et une droite dure, qui récusent tout humanisme.
La France des Droits de l’Homme n’est guère une terre d’asile : allons-nous accepter qu’elle devienne une terre d’exil ?
Ces considérations de fond ne doivent pas empêcher, dans l’immédiat, la forte mobilisation contre le péril d’une extrême-droite proche des allées du pouvoir, notamment en évitant la tragique erreur que serait l’abstention ou le vote blanc au second tour des élections présidentielles. Quand le feu envahit la maison, on n’est pas regardant sur l’identité de ceux qui prêtent main-forte pour aller l’éteindre. Mais ensuite, on doit être très vigilant sur la manière de réparer les dégâts et éviter qu’une telle calamité se reproduise.