D’abord le contexte.
Dossier center est un site d’opposants russes basé à Londres, créé par Mikhaïl Khodorkovski, et dédié à énoncer les exactions des dirigeants Russes.
Mikhaïl Khodorkovski, né en 1963, est devenu le propriétaire d’un des plus grands groupes pétroliers de Russie, Ioukos, en 1996. Au bout de 8 ans, Ioukos valait 75 fois son prix d’achat. Ses dirigeants ont été accusés de malversations et se sont retrouvés en prison. Khodorkovski y a passé 10 ans, avant d‘être gracié par Poutine et libéré le 21 décembre 2013. A nouveau accusé - d’avoir commandité un meurtre – il se réfugie à Londres, où il vit depuis 2015. Il y crée Dossier center.
Son opposition politique n’est pas récente. Il avait créé Open Russia Foundation, en 2001, pour renforcer la société civile en Russie. Il l’a relancée comme Open Russia Movement en septembre 2014. Open Russia organise des forums en ligne. Cette entité a été fermée, en Russie, en septembre 2021.
Khodorkovski publie des billets - puis des vidéos – depuis le 25 février 2013.
Quant à Ilia Rozhdestvenskii, il s’est manifesté en février 2023, en parlant du train blindé au Daily Mail et à CNN. Information largement répercutée dans la presse française à mi-février.
Des révélations qui font pschitt !
Ayant lu et visionné l’extrait d’une heure de l’entretien de Gleb Karakulov avec Ilia Rozhdestvenskii, je me pose quelques questions :
Quand cet entretien a-t-il eu lieu ? Apparemment en décembre 2022. Pourquoi n’est diffusé que le 4 avril 2023 ? Apparemment il a duré 6 ou 10 heures (selon les sources). Pourquoi n’est-il pas accessible en entier ? (même si on va sur le site de Dossier center, on ne l’y trouve pas).
Qu’apprenons-nous de « nouveau » sur Poutine ?
Il se terre, il se coupe du monde, il est débranché, il vit dans le « vide informationnel » (tout en ayant 10 téléphones sur son bureau, plusieurs écrans de télévision, des contacts fréquents avec son ministre des affaires étrangères et d’autres dignitaires du régime, et en protégeant ses conversations téléphoniques lorsqu’il voyage). Il se déplace en train blindé (on le savait dès le mois de février). Il ne voyage plus (mais s’est rendu 4 fois dans un pays étranger depuis un an, y compris l’Iran). Il impose une quarantaine sévère à tous ceux qui doivent l’approcher. Bref, il est paranoïaque (ce que des centaines d’experts de tous poils répètent depuis plus d’un an). Mais « il est plutôt en bonne santé, plus que bien des personnes de son âge. »
Sa famille : on savait déjà qui sont ses conjointes, ses enfants, etc. Notre capitaine ne les a jamais vu : il n’a rien à dire.
Ses relations avec son entourage civil et militaire : pas un mot. Comment pourrait-il en savoir quelque chose ? Il s’occupe de transmissions et non de protection personnelle.
Gleb Karakulov nous fait aussi part de ses états d’âme : depuis le début de cette guerre, il la trouve injuste, mais il est bien le seul à le penser, puisque ses collègues soutiennent Poutine à 100%. Il a décidé de fuir et ça lui a pris 6 mois et une bonne occasion, une visite à Astana, capitale du Kazakhstan. Sa femme et sa fille l’y rejoignent et ils se rendent à l’aéroport sans problème, le 14 octobre, pour un vol vers Istanbul (apparemment on peut s’y rendre sans visa à partir d’Astana). En revanche il est difficile de savoir s’il a utilisé son passeport de service ou son passeport personnel. Son chef lui a laissé un message : « Contacte-nous dès que tu peux ». Certains de ses collègues lui ont écrit : « Pourriture ! »
Il est entré au FGS en 2009, après être devenu ingénieur militaire (5 ans d’études entre 2004 et 2009). Il a été affecté à la sécurité des communications de Poutine pendant ses déplacements, ce qui l’a fait voyager 183 fois. Avec des dizaines de tonnes de matériel.
Il sait que le FGS compte des départements « de toutes sortes ». Exemples : inspecter les aliments, vérifier la sécurité des installations, supports des télécommunications.
Il lance un appel à ses collègues :
« Ce qui se passe actuellement en Ukraine, toute cette destruction, cette guerre d'agression, de terrorisme et de génocide du peuple ukrainien (il n'y a pas d'autre mot pour cela) - tout cela est une infraction pénale. Notre président est devenu un criminel de guerre. »
Et au peuple :
« Je ne peux pas croire que nos concitoyens soutiennent cette guerre. Je suis sûr que non. Si c'est votre cas, pourquoi vous taisez-vous ? Dites-le aussi fort que vous le pouvez, directement au Kremlin, personnellement à Poutine. La Constitution garantit le droit de réunion pacifique, de rassemblements et de marches. »
Que va-t-il faire ?
« Mon but ultime est que mon enfant ne connaisse pas l'horreur de la guerre. »
* * *
Si j’étais Poutine ou un de ses proches, je me réjouirais :
- Dire que Poutine vit dans un « vide informationnel », et par suite loin de la réalité, est absurde : le GRU, le FSB et autres organes d’information lui cacheraient tout ? Il n’aurait aucun obligé dans des services dont il fit partie et qu’il dirigea ? Cette expression « vide informationnel » a été reprise un peu partout en Occident, sans la moindre réflexion.
- Dire que Poutine se surprotège est excellent, pour lui : soit c’est vrai et c’est décourageant pour ceux qui voudraient le supprimer ; soit c’est faux, et cela ne peut lui nuire. Ce qui est sûr est que pendant les 2 ans de la phase aiguë du COVID, il s’est protégé et isolé… comme tout le monde. Le seul désagrément, sans plus, est d’être traité de « paranoïaque » ; qualificatif qu’il subit depuis des mois ou des années.
- Dire que c’est un criminel de guerre n’est pas une nouvelle. Ce l’aurait été si cet officier avait dévoilé des détails sur la chaîne de commandement, sur la prise de décision collective au Kremlin, etc. Il est vrai qu’il ne s’occupe que de matériel de communication. Mais il aurait pu être plus curieux.
La rupture de ton – en conclusion de l’extrait qui nous est offert – pour parler de Poutine criminel est saisissante : on dirait un discours en tribune d‘un diplomate ou d’un dirigeant politique.
Il pourrait au moins nous apprendre quelque chose sur le FGS ou d’autres organes de sécurité de la Russie. En 13 ans, il a eu le temps de discuter : il n’était pas sans cesse en déplacement. A propos de ces 13 ans, il vaudrait la peine de vérifier depuis quand il y émarge : a-t-il pu occuper ce poste à 22 ans (puisqu’il a 35 ans aujourd’hui) ?
Je livre deux hypothèses :
- Soit il est sincère mais bien peu informé, naïf, et il répète ce qu’il a entendu, et son intervieweur joue avec cela ;
- Soit il simule et présente un portrait d’un Poutine pitoyable (même s’il est un criminel), ce qui rejoint les fabulations de ceux qui le voient sinon mourant du moins délirant.