RSI : Vous avez à plusieurs reprises lancé des appels à la paix dans le monde. Les guerres sont nombreuses. Mais pourquoi est-il si difficile de comprendre le drame de la guerre ? Sinon, elle s’arrêterait, n’est-ce pas ?
Pape François : Pour moi, la guerre est un crime, quelque chose qui ne va pas. En un peu plus de cent ans, il y a eu trois guerres mondiales : 14-18, 39-45 et celle-ci, qui est une guerre mondiale. Elle a commencé par petits bouts et maintenant personne ne peut dire qu’elle n’est pas mondiale. En effet, les grandes puissances sont toutes impliquées. Le champ de bataille est l’Ukraine ; tout le monde se bat là-bas.
Cela fait également penser à l’industrie de l’armement, n’est-ce pas ? Une grosse industrie. Un technicien me disait un jour que si on ne produisait pas d’armes pendant un an, cela résoudrait le problème de la faim dans le monde. C’est un marché ; on fait la guerre, on vend les vieilles armes, on en teste de nouvelles... Il y a deux mois, on a parlé d’un drone étrange qui testait de nouvelles armes. C’est à cela que servent les guerres, à tester les armements. Si l’on testait d’autres choses pour le progrès de l’humanité, je pense à l’éducation, à l’alimentation et à la médecine, ce serait beau.
Au sujet de la guerre, l’acteur Roberto Benigni a cité ces derniers jours à Sanremo un article de la Constitution italienne qui stipule que l’Italie répudie la guerre. Et il a dit que si tout le monde avait un tel article dans sa Constitution, il n’y aurait plus de guerre. Mais c’est difficile...
C’est difficile, car il y a les intérêts. Le pire ennemi de l’homme, ce sont ses poches. Le diable entre par les poches. J’ai toujours été frappé lorsque Jésus dit qu’on ne peut pas servir deux maîtres. Je m’attendais à ce qu’il dise qu’on ne peut pas servir Dieu et le diable. Mais il dit : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon » [Matthieu 6:24]. C’est curieux. Jésus diabolise le mauvais usage de l’argent. Quand une personne ne sait pas bien utiliser l’argent pour l’éducation, pour la famille, pour aider les autres, et qu’elle l’utilise égoïstement, elle finit mal, elle finit sans Dieu, loin de Dieu, avec un dieu qui est sa poche.
Selon vous, l’argent est aussi à l’origine du conflit mondial en cours ?
Oui, il y a toujours quelque chose à se mettre dans la poche.
Vous avez rencontré à plusieurs reprises Vladimir Poutine avant ce conflit. Si vous le rencontriez aujourd’hui, que lui diriez-vous ?
Je lui parlerais aussi clairement que je le fais en public. C’est un homme cultivé. Je lui ai proposé d’aller le voir. Le deuxième jour de la guerre, je me suis rendu à l’ambassade de Russie auprès du Saint-Siège pour dire que j’étais prêt à me rendre à Moscou si Vladimir Poutine me donnait une fenêtre de négociation. Sergueï Lavrov m’a écrit pour me dire « bien, merci beaucoup, mais ce n’est pas le moment ».
Je sais que Vladimir Poutine a entendu cela, il sait que je suis disponible, mais il y a là des intérêts impériaux, non seulement de l’empire russe, qui est impérial depuis l’époque de Pierre Ier et de Catherine II, mais aussi d’autres empires. Et le propre de l’empire, c’est de mettre les nations au second plan. »
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Des experts et journalistes français se sont esclaffés d’indignation ou d’apitoiement, en partant des extraits de cet entretien que j’ai placés en italiques. Pas le moindre commentaire sur les intérêts, sur l’industrie de l’armement.
En revanche ils se sont bien entendus pour dire que :
1° Il parle de 3e guerre mondiale, ce qui est absurde ;
2° Il confond tout, puisqu’il met sur le même plan les Ukrainiens et leurs agresseurs Russes ;
3° Il n’a pas compris ce qu’est un empire, et insinue que les États-Unis d’Amérique font partie de ces « autres empires ».
Troisième guerre mondiale ? Est-ce aussi absurde ? S’il s‘agit de dire que l’invasion de l’Ukraine concerne le monde entier, ne serait-ce que parce l’économie mondiale est perturbée, parce que le jeu diplomatique en est affecté, parce qu’est remise en scène une bipolarité entre « monde libre » et « États autoritaires », oui, il y a une guerre mondiale, mais elle n’a rien de comparable aux deux premières guerres mondiales, en intention, en intensité et en extension. Mais manifestement le Pape ne parle pas de cela. Ce qui lui importe est que « les grandes puissances sont toutes impliquées », même si le conflit armé se concentre sur un seul territoire : « Le champ de bataille est l’Ukraine ; tout le monde se bat là-bas. »
« Toutes impliquées » « tout le monde se bat ». Vraiment tout le monde ? Il faut croire que oui, dit le Pape. L’invasion de l’Ukraine ne crée pas, mais ravive, amplifie et rend quasiment légitime que l’état normal du monde c’est la guerre, et que les périodes de paix (auxquelles on a cru naïvement) ne sont que des intervalles entre deux guerres, voire seulement des lieux de paix. S’il y a 3e guerre mondiale, ce n’est pas parce que le monde entier va s’embraser et que les ogives nucléaires vont éclater un peu partout. C’est parce que l’état de guerre redevient (ou reste pour certains) légitime.
On peut supposer une certaine cohérence et continuité dans les paroles du Pape. Or que dit-il ensuite ?
Que cette guerre sert à tester des armements. C’est-à-dire sert l’industrie de l’armement. « on vend les vieilles armes, on en teste de nouvelles ». Et que sert cette industrie ? La cupidité, c’est-à-dire l’amour immodéré de l’argent, que le Pape considère comme diabolique, diviseur, fauteur de troubles.
Tout cela se tient, dit François. Et c’est cela la troisième guerre mondiale : une recherche par tous les moyens de l’accroissement de la puissance ; et le plus efficace de ces moyens, c’est la guerre. La destruction « remplit les poches » deux fois : d’énormes dépenses d’armement (d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes détruits par leur usage normal) ; d’énormes dépenses de reconstruction, dont les artisans sont déjà en compétition (ou même préemptent ce marché particulièrement « juteux »).
Le Pape n’est pas un naïf et on peut supposer qu’il dispose d’un réseau d’information sans égal dans le monde entier. L’Église catholique compte 1,340 milliards de fidèles fin 2019, plus de 400 000 prêtres et plus de 5 300 évêques. Même si les évêques n’ont pas pour fonction principale d’informer le Vatican, ils sont liés au Saint-Siège.
Revenons au début : « Elle a commencé par petits bouts » (la 3e guerre mondiale). Contrairement aux deux précédentes, qui ont démarré sur plusieurs pays et continents en même temps, sous l’effet des pactes et des alliances contractés parfois depuis des siècles. De quels « petits bouts » s’agit-il ? Des conflits, sporadiques ou continuels, en particulier, selon une liste établie par l’ONU le 17 janvier 2023 : Birmanie, Haïti, Congo, Corne de l’Afrique (Éthiopie, Kenya, Somalie), Sahel, Afghanistan, Liban, Syrie, Yémen, Sud Soudan, Nigeria. L’ONU ne mentionne pas les peuples indigènes d’Amérique du Sud, d’Afrique du Sud, d’Australie ; ni les peuples ghettoïsés comme les Ouighours ou sans territoire propre comme les Kurdes ou sous tutelle comme les Tibétains.
Guerre mondialisée, donc, et amorce d’une guerre mondiale si le budget militaire mondial – passé de 700 à 2 100 milliardsde $ en 30 ans – est effectivement utilisé à faire la guerre (pendant que PIB mondial a été multiplié par 2,76 dans cette période). Le Pape note en passant que si on cessait de fabriquer des armes durant un an (donc si on épargnait les 2 100 milliards de $ en 2021), on résoudrait la question de la faim dans le monde. Sachant que l’ensemble de l’aide publique au développement atteint 186 milliards de $ en 2021, il est fort probable que le Pape n’avance pas un chiffre au hasard. La famine et l‘extrême misère sont aussi facteurs de guerre (réprimer les pauvres) et de dommages considérables (famines, épidémies, violences intra et interethniques).
Oui, mais si l’aide au développement remplaçait - au moins en partie – la production d’armements, on ne pourrait pas s’en mettre autant « plein les poches ».
D'autres empires...
C’est à partir de cette succession d’affirmations qu’on peut continuer à croire naïves ou banales, qu’arrive le propos le plus controversé du pape : « mais il y a là des intérêts impériaux, non seulement de l’empire russe, qui est impérial depuis l’époque de Pierre Ier et de Catherine II, mais aussi d’autres empires. Et le propre de l’empire, c’est de mettre les nations au second plan. »
François n’est pas le seul à dire que Poutine descend de Pierre Ier (1682-1725). Mais qu’entend-il par « d’autres empires » ?
D’abord, que peut-on appeler « empire » ? C’est ce qui est sous la juridiction (choisie ou imposée) d’un imperator, un commandant militaire et civil. Quand on parle d’empereur de Rome ou de Byzance, avec l’idée qu’il est le souverain suprême, on confond le commandement et l’autorité. Le Souverain Pontife de l’Église catholique romaine ne risque pas de l’ignorer ou d’employer les termes mal à propos. Les empereurs ne sont pas des pontifes, même s’ils prétendent l’être. Car leur but, à tous, est d’exercer le commandement sur la plus grande partie des peuples possible.
Qui, aujourd’hui, joue à l’empereur ou aimerait le faire ? Quels sont les empires ?
L’empire Chinois : dans la mesure où la Chine annexe des pays voisins (sans que personne n’ose s’y opposer) et s’empare économiquement d’une partie de plus en plus grande du reste du monde, sans doute.
L’empire Américain : il est le plus fidèle imitateur de l’empire romain, et croit être son véritable héritier.
L’empire Ottoman : disparu depuis 1923, les Turcs aimeraient bien le reconstituer (le califat).
Peut-être que d’autres dirigeants (ou prétendants à la direction) aspirent à devenir empereur. L’Europe semble être guérie de ce désir d’empire.
Mais pourquoi ajouter « Et le propre de l’empire, c’est de mettre les nations au second plan. » ?
Si François veut dire que les empires asservissent les nations c’est un fait établi ; c’est leur constitution même.
Par exemple, la Russie impériale (jusqu’en 1991) met la nation ukrainienne au second plan : elle n’est que la « Petite Russie », qui fait partie, depuis des siècles, de la « Russie éternelle », à côté de la « Grande Russie », de la « Russie blanche » (Biélorussie), des États baltes et de la Finlande, d’une grande partie de la Pologne, d’une dizaine de pays d’Asie.
Par exemple, la France impériale : « Je suis l’empereur des Français et des Arabes » déclare Napoléon III. Et bien plus, puisqu’il s’empare de l‘Algérie, du Sénégal, de Madagascar et de 15 autres pays d’Afrique, de l’Indochine, d’une partie de l’Océanie, etc. En 1939, l’empire colonial couvrait 12,3 millions de km2, pour une population de 68,7millions d’habitants. Les nations qui composaient cet empire étaient parfois le fruit d’un découpage arbitraire (les frontières tracées au cordeau), sans tenir aucun compte des peuples locaux, ce qui importait étant la « mission civilisatrice » de la France.
Rien qu’avec ces deux exemples – et tous les autres les confirmeraient – on comprend ce que veut dire « mettre les nations au second plan ». C’est un euphémisme pour : « assujettir les populations de l’empire à un peuple souverain », qui leur octroie plus ou moins de liberté religieuse, linguistique, économique, mais leur ôte tous les attributs de la souveraineté (protection du territoire, levée d’impôts, diplomatie, etc.), leurs dirigeants étant des exécutants de cette souveraineté, sans y prendre part (alors que ce serait le cas dans une fédération de nations).
En fin de compte (de lecture) que reste-t-il à reprocher au Pape ? Rien.
Le monde du début du XXIe siècle demeure en majorité composé d’empires, plus ou moins robustes, plus ou moins durables, mais ayant tous les mêmes prétentions : à défaut d’être hégémoniques, dominer la plus grande part de territoires et/ou de populations possibles. Pour ce faire ils mixent les moyens d’y parvenir : commerce, industrie, invasion militaire, invasion culturelle, détention de ressources vitales. Par le biais d’armements croissants, de prophéties simplistes sur « le monde de demain » (qui formera à nouveau deux bloc : les démocraties vs les régimes totalitaires), d’impuissance des organes protecteurs de la paix, de maintien d’une majorité de pays pauvres en état de guerre entre voisins ou de guerre civile (sur les 25 pays estimés les plus pauvres par le FMI, 15 sont en guerre en 2022), oui, en effet, une guerre mondiale est en train de naître « par petits bouts ».