Il y a près de 8 mois, j’ai publié un article sur le devenir de la Crimée, dans mon blog Médiapart. Depuis, les médias parlent de plus en plus de la Crimée, comme si elle devenait le point focal ou l’enjeu majeur de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Et on pourrait croire que la destruction du pont de Kertch (par l’armée ukrainienne) devient l’acte militaire qui changera l’issue de la guerre. Tout devient simple !
Partons de ce pont. Le 7 mars 1943, Hitler ordonne la construction d’un pont routier et ferroviaire au-dessus du détroit de Kertch. Les travaux durent d’avril à septembre 1943, puis le pont est bombardé et détruit par les Alliés. En été 1944, l’Armée rouge libère la Crimée et un autre pont est construit, mis en service et détruit par la débâcle des glaces. Il n’en est plus question jusqu’en 2010, où les présidents des deux pays signent un accord. En janvier 2014, une société russo-ukrainienne va réaliser ce projet. En mars 2014, la Russie le reprend à son compte. Bien que l’UE et les EU sanctionnent les entreprises participantes, le pont est inauguré le 15 mai 2018. Le 8 octobre 2022, le pont est endommagé par une explosion. La circulation reprend vite, sauf pour les poids-lourds. Le 17 juillet 2023, la partie routière est à nouveau abîmée. Ainsi ce pont a-t-il une longue vie (et deux résurrections) en plus de 80 ans. Et une préhistoire : un premier projet, commandé par Nicolas II en 1903, celui d’un pont tournant, est abandonné en 1914. L’URSS n’y reviendra pas, malgré de nombreux plans esquissés.
Que voulait Hitler ? Il le déclare le 16 juillet 1941, en conférence à Rastenburg, en présence de Göring, Rosenberg, Keitel, Bormann et Lammers, où il fixe les modalités d’administration des territoires conquis sur l’URSS :
« La Crimée doit être libérée de tous les étrangers et peuplée d’Allemands. De même la Galicie autrichienne doit devenir une province du Reich. »[1]
Le pont de Crimée est donc, depuis le début de sa longue histoire, une pièce importante d’un projet de peuplement. Avec ce pont, espèrent ceux qui veulent l’édifier, une nation donnée est libre de s’approprier la Crimée. Hitler n’y parvient pas, l’URSS y restant maître. En 1954, avec la « donation » de la Crimée à l’Ukraine, il n’est pas besoin de pont puisque l’Ukraine est dans l’Union soviétique : aller en Crimée et s’y installer ne rencontre aucun obstacle.
A partir de 1991, l’axe terrestre Sébastopol-Moscou doit passer par l’Ukraine. L’annexion de la Crimée en 2014 et la construction du pont mettent fin à cette difficulté. Celui-ci non seulement est un très bon moyen de transport de troupes et d’armes mais aussi d’occupation, y compris temporaire, de la Crimée par les Russes, qui y circulent librement.
Quant au peuplement, l’existence du pont n’a pas eu d’incidence sur la démographie de la Crimée. Pour s’en tenir aux recensements officiels, les Russes atteignent les pourcentages suivants : en 1897, 33% ; en 1926, 42% ; en 1939, 50% ; en 1959, 71% (858 000) ; en 1970, 67% ; en 1979, 67% ; en 1989, 67% (1,629 million) ; en 2001, 60% (1,450) ; en 2014, 65% (1,492). Il semble donc qu’entre 1954 et 2014 la proportion de Russes résidant en Crimée fluctue légèrement, sans changement spectaculaire.
En 2016, la Crimée compte 1,9 million d’habitants, dont partent 140 000 Tatars et Ukrainiens dans les années suivantes.
En 2017, une étude allemande[2] indique que 67,8 % des habitants de la Crimée se perçoivent comme des Russes ethniques, 7,5 % comme des Ukrainiens ethniques et 11,7 % comme des Tatars de Crimée. 79,7% ont le russe comme langue maternelle.
Au 1er janvier 2019, la population s’élève à 2 355 000 de personnes, dont 1 493 000 Russes (65,3 %), 343 000 Ukrainiens (15 %) et 232 800 Tatars de Crimée (10,2 %).
En revanche Sébastopol – dont la base navale est louée aux Russes 100 millions $ par an jusqu’en 2042 – a vu sa population augmenter de près de 50% entre 2011 (380 000) et 2023 (556 300) ; et de 22% en seulement un an, de 2020 (449 000) à 2021 (547 000).
En 2001, la municipalité compte : 71,6 % de Russes, 22,4 % d’Ukrainiens, un faible pourcentage de Biélorusses, de Tatars, d’Arméniens, de Juifs, et de Moldaves.
Les habitants de Sébastopol parlent russe, sont prorusses, et vivent dans l’aura de la base navale et de la flotte de la mer Noire. Lorsque la partie ukrainienne de cette flotte prend ses distances avec la partie russe, en 1991, la plupart des officiers rallient le côté russe (selon un journaliste ukrainien vivant à Sébastopol, seulement vingt-sept d’entre eux, dont cinq d'origine ukrainienne, ont rallié l’Ukraine).
Un article du Figaro[3], fin 2008, indique, entre autres, que Moscou soutient des associations et manifestations à la mémoire du l'empire russo-soviétique à Sébastopol. Par exemple, le conseil municipal prorusse inaugure une statue de Catherine II. Le maire de Moscou explique que Sébastopol n'a pas été vraiment rétrocédée à l'Ukraine. Sur les 61 écoles de Sébastopol, seulement quatre disposent de classes ukrainiennes…
Quand les navires ukrainiens ont quitté Sébastopol en avril 2014, les trois quarts des marins (6 000 sur 8 000) se sont engagés du côté russe. La société locale vit de ses relations (militaires, économiques, culturelles, religieuses) avec la Russie. L’Ukraine, avant 2014, contrôle administrativement la ville mais ne la dirige pas.
Ce n’est pas pour faire assaut de chiffres que je viens d’en donner autant. C’est parce qu’ils signifient que ce n’est pas seulement la propagande russe qui déclare la Crimée (et Sébastopol) une partie de la Russie. Bien entendu, le droit, c’est-à-dire le soutien de l’ONU, maintient que la Crimée est ukrainienne. Et pourtant Sébastopol, le plus fort lien entre la Crimée et la Russie, demeure entre les mains des Russes, par contrat, de 2010 à 2042. Cet accord n’a été résilié ni en 2014, ni en 2019, ni depuis le début de l’invasion russe.
Autant Sébastopol est un point d’inflexion du devenir de la Crimée, autant la Crimée n’occupe qu’une place secondaire dans celui de l’Ukraine. Avec la recrudescence des affirmations ukrainiennes sur l’importance cruciale de la Crimée, je dois étayer une telle affirmation.
L’histoire va nous y aider.
Pendant plus de trois siècles (1441-1783), les Turcs et les Tatars, ayant formé un khanat (principauté) en Crimée, ont dû résister aux attaques des Cosaques du Dniepr et des tsars de Russie, et ont fini par être annexé à la Russie en 1783, au moment où le port de Sébastopol est créé, sous l’autorité de Catherine II. Laquelle s’est empressée de chasser les Tatars et de coloniser la Crimée.
Alors qu’en 1750, les Tatars forment 90% de la population, en 1891 ce n’est plus que 35%.
En 1917, les Tatars établissent une « République populaire de Crimée », et proclament leur unité avec l’Ukraine.
Réunis en congrès du 7 au 10 mars 1918, les délégués des soviets de Tauride adoptent une résolution du Politburo russe : « L’autorité des Soviets doit être établie dans chaque territoire de l’Ukraine, comme l’expression de l’ensemble des travailleurs ; et nous soutiendrons ces autorités avec nos camarades prolétaires d’Ukraine par tous moyens possibles. Nous ne reconnaissons aucune autre autorité. » Ils font régulièrement échouer les tentatives des Tatars de créer un Etat autonome. Après 4 ans de confusion, la Crimée devient, en 1922, « République socialiste soviétique autonome de Crimée », membre de l’URSS. Elle demeure ainsi jusqu’en 1944. Dès 1928, les Tatars sont à nouveau déportés ; la langue tatare est interdite. Les Russes, de 42% (300 000) en 1926, passent à 50% (560 000) en 1939.
En 1944, près de 230 000 habitants sont déportés, comme « colons spéciaux », en Sibérie et en Asie centrale, dont 190 000 Tatars, accusés, à tort, de collaboration avec les nazis.
Dès 1946, la Crimée n’est plus une république mais une province (oblast) de Russie, repeuplée de Russes. Les noms de lieux sont russifiés. L’économie de la péninsule est très affaiblie par les nombreuses destructions et la perte d’un tiers de sa main-d’œuvre. En 1948, plusieurs localités (dont Simferopol et Sébastopol) demandent l’unification de l’Ukraine et de la Crimée.
La Crimée « transférée » à l’Ukraine en 1954 n’est pas un « cadeau » de Khrouchtchev, car l’Ukraine est une République Socialiste Soviétique, ce qui garantit la présence pérenne des Russes, qui sont alors 71% pour 22% d’Ukrainiens. C’est ce qu’a souligné Hélène Carrère d’Encausse :
« Ce transfert était en réalité sans conséquences. En 1954, l’URSS était puissante, nul n’en imaginait la fin. Que la Crimée soit administrativement rattachée à l’Ukraine ou à la Russie ne changeait rien à son statut. Tous les composants de cet Empire étaient avant tout soviétiques. » [4]
Le 20 janvier 1991, la Crimée se déclare « république autonome » au sein de l’Ukraine. Au référendum sur l’indépendance de l’Ukraine, tenu en décembre 1991, le oui ne recueille que 56 % de votes en Crimée et 59 % à Sébastopol, de loin les plus bas scores du pays. Alors que la moyenne est de 92,26%, avec des maxima dans l’ex-Galicie : 98,1% à Lviv, par exemple.
Début 1992, la Crimée adopte une constitution, par référendum. Kravchuk, alors président de l’Ukraine, affirme que la sécession de la Crimée est une soumission au « chauvinisme russe » et que la séparation de la Crimée serait un désastre économique.
Cependant, le parlement de Crimée déclare l’indépendance le 5 mai 1992 (118 voix contre 28). Le 6 mai, ce vote est amendé : « la République de Crimée est une partie de l’État de l’Ukraine et détermine ses relations avec l’Ukraine sur la base de traités et accords ». Néanmoins, le parlement Ukrainien annule le vote Criméen, par 340 voix contre 6.
Le 14 octobre 1993 est créé le poste de président de la République de Crimée, qui favorise la soumission de la Crimée à la Russie. Il est destitué en 1995, et la constitution abolie. La République de Crimée redevient la République autonome de Crimée. Une constitution est ratifiée par Russes et Ukrainiens en 1998. Celle-ci spécifie que les actes officiels doivent être publiés en ukrainien, en russe et en tatar de Crimée.
L’amplification du conflit entre l’Ukraine et la Russie, en 2013, a de fortes répercussions en Crimée. Après la destitution du président de l’Ukraine, le 22 février 2014, des violences éclatent en Crimée. Des groupes d’autodéfense russophones occupent des lieux publics, et un gouvernement autoproclamé s’installe, avec la promesse d’une intervention russe. Le 11 mars, le parlement de Crimée vote la sécession, puis le rattachement à la Russie (non reconnu par l’Ukraine, et non agréé par l’ONU). 30 000 soldats russes sont déployés en Crimée. Le 16 mars, un référendum propose soit le rattachement à la Russie, soit le retour au statut de 1992. Le rattachement l’emporte avec 96 % des voix, dans un territoire peuplé à 58 % par des Russes, 24 % d’Ukrainiens et 12 % de Tatars.
Le 18 mars 2014, Poutine rappelle que divers peuples ont vécu ensemble en paix en Crimée, et estime « juste » qu’à l’avenir la Crimée dispose de trois langues « sur pied d’égalité » : russe, ukrainien, tatar.
Ce n’est sûrement pas le cas pour les Tatars. Ceux-ci, réhabilités en 1967, doivent attendre 1990 pour pouvoir retourner en Crimée. En 1991, ils sont 150 000, et, bien qu’ayant été fortement spoliés, n’ont pas obtenu d’indemnités. En 2000, la population Tatare est remontée à 300 000 habitants, qui vivent dans des conditions précaires.
Les Tatars ont en majorité rejeté l’annexion. Ils sont stigmatisés et discriminés. Le gouverneur de la Crimée déclare le 22 septembre 2014 : « Toutes les actions qui viseront la non-reconnaissance de l’annexion de la Crimée à la Russie, la non-reconnaissance des dirigeants du pays, seront poursuivies en justice, et la réaction sera très dure. » Des milliers de Tatars se réfugient à Lviv ou en Pologne.
Revenons au pont. Le 18 mai 2018, Poutine inaugure ce pont de 19 km de long qui traverse le détroit de Kertch, reliant la Russie à la Crimée. Malgré plusieurs attaques, celui-ci est toujours en service en août 2023. Les Ukrainiens ont-ils vraiment l’intention de le détruire, une fois pour toutes ?
Résumons :
La Crimée s’est déclarée indépendante pour de très courtes périodes : 1775-1783, novembre 1918-avril 1919, mai 1992-mars 1995. Cette indépendance n’entraînait pas l’autonomie, car la Crimée était toujours soumise aux tentatives de l’Ukraine et de la Russie de la « récupérer » d’une manière ou d’une autre. Tout le reste du temps – plus de 250 ans – elle a été rattachée à l’un ou l’autre pays.
Après avoir été des pillards, des esclavagistes et des éleveurs de chevaux, les Tatars de Crimée ont – depuis 1783 - constamment été soumis à des menaces, des abus, des déportations et des exterminations[5], dont les auteurs sont principalement les Russes, d’où leur refus du rattachement de la Crimée à la Russie, et leur départ massif en Ukraine. En 2014, ils sont 282 000 en Crimée (13,4% de la population). Ils ne sont plus que 232 000 en 2019 (10% d’une population de 2,3 millions).
Le fait est que la majorité des habitants de Crimée parle russe, se sent plutôt Russe de culture (mais pas forcément politiquement), est orthodoxe et, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, reste discrète. Apparemment, personne ne leur demande leur avis, bien que tout le monde ait une opinion sur le devenir de la Crimée.
Sébastopol vit dans une curieuse ambiguïté : les Russes la proclament russe (une des trois « villes d’importance fédérale »), et continuent à louer à l’Ukraine sa base navale.
Que peut donc devenir la Crimée ? Et que peut devenir Sébastopol ?
D’abord, j’observe que lorsque Zelensky propose son plan de paix en 10 points, exposé le 15 novembre 2022, le point 6 – « Troupes russes et hostilités » - précise : « La Russie doit retirer toutes ses troupes et formations armées du territoire de l’Ukraine. Le contrôle de l’Ukraine sur toutes les sections de la frontière de notre État avec la Russie doit être restauré. Cela entraînera une cessation réelle et complète des hostilités. » Aucune précision sur ces territoires n’est donnée, même si, depuis, il est souvent question de la reconquête de la Crimée. Par exemple, le président Volodymyr Zelensky affirmant, le 21 juillet 2023, au forum de la sécurité d'Aspen (États-Unis) : « L’objectif est de reprendre la totalité de la Crimée qui est une partie inaliénable de notre nation. »
Envisageons trois options :
- L’Ukraine reconquiert la Crimée, laquelle réintègre l’Ukraine, avec des règles d’autonomie qui protègent son administration, ses minorités (principalement les Tatars), ses liens avec la Russie et d’autres pays (comme la Turquie). Cette solution nous ramène aux années 1991-2014, et au début du XXe siècle, et il faudrait un soutien mondial très fort pour qu’elle ne dégénère pas, comme auparavant. Satisfera-t-elle les 65% de russophones qui y vivent ?
- La Crimée est reconnue (par les institutions publiques internationales) comme une partie de la Russie, également avec des règles d’autonomie du même genre ; la réalisation de ce qu’avait promis la Russie en 2014 (et notamment l’égalité des trois langues) est placée sous contrôle (de qui ?). Connaissant la propension des Russes à ne pas tenir leurs promesses, c’est sans doute l’option la plus risquée.
- La Crimée devient un État indépendant, reconnu – et soutenu - par les Nations Unies, et met en pratique les règles d’autonomie indiquées ci-dessus, en restituant aux Tatars ce dont ils ont été spoliés (sans que ceci ait lieu au détriment des habitants actuels). Cette solution ne satisfait personne, mais elle ne fait violence à personne.
Dans tous les cas Sébastopol devient une « ville franche » (c’est-à-dire affranchie des deux - ou trois – États qui l’entourent) ou bien un État indépendant (comme Monaco, Andorre ou Saint-Marin) qui doit s’appuyer sur d’autres pour subsister.
On pourrait imaginer d’autres options : co-souveraineté, partition de la Crimée, etc. Il n'est pas sûr que le rapport de forces, et son évolution, permettra d'en choisir une.
[1] Arkadi Poltorak, Le procès de Nuremberg, éditions du Progrès, Moscou, 1969, p. 171.
[2] Zentrum für Osteuropa und internationale Studien - observatoire des sociétés est-européennes.
[3] Thierry Portes, Sébastopol, sanctuaire russe en Ukraine, 29 décembre 2008.
[4] Six ans qui ont changé le monde, Pluriel, 2019, p. 268-269.
[5] « La situation des tatars de Crimée », Rapport du Conseil de l’Europe, 16 avril 2021.