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Professeur honoraire Univ. Grenoble-Alpes, Statisticien, Auteur de "La singulière Fabrique des sondages d’opinion" (éd. L’Harmattan, juin 2021)

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Billet de blog 17 janvier 2022

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Ah ! l’abstention dans les sondages électoraux

Dans son édition du samedi 15 – dimanche 16 janvier 2022, Le Figaro relayait la parole des communicants des instituts de sondage en ce qui concerne les difficultés d’appréhender l’abstention ce qui, pensent-ils, rejaillirait sur la qualité de leurs estimations. Or, l'abstention estimée intervient de façon non établie dans la qualité des intentions de vote.

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Dans son édition du samedi 15-dimanche 16 janvier 2022, Le Figaro relayait la parole des habituels communicants des instituts de sondage en ce qui concerne les difficultés d’appréhender l’abstention ce qui, pensent-ils, rejaillirait sur la qualité de leurs estimations.

Or dans leurs sondages d’intentions de vote, ils n’estiment pas l’abstention. Comme il est dit dans l’article, ils introduisent dans le questionnaire une échelle de « probabilité » d’aller voter de 0 à 10 sur laquelle le répondant doit se positionner. Ensuite ils doivent décider du seuil à partir duquel ils considèrent que commence l’abstention. Outre qu’il est arbitraire, ce choix se limite à trois ou quatre possibilités. On retrouve dans toutes les enquêtes d’une campagne grosso modo les mêmes pourcentages pour chaque seuil : disons pour fixer les idées, dans une campagne présidentielle, en gros 45% pour les réponses de 0 à 9, autour de 30% de 0 à 8, autour de 20% de 0 à 7. Une telle approche ne saurait fournir des estimations précises ce que la plupart se gardent bien de faire.

Vouloir estimer l’abstention sur les panels utilisés actuellement (avec inscription spontanée comme panéliste puis libre choix de répondre ou non à un questionnaire proposé) est mission impossible du fait que les répondants aux questionnaires d'intentions de vote ne sont pas représentatifs de l’électorat dans son ensemble, ayant un intérêt plus prononcé pour la politique et donc une propension plus élevée à aller voter.

En fait les propositions suggérées par les interviewés de l’article sont des approches qualitatives périphériques qui tentent de contourner le problème d’une approche directe. Chacun y va de sa méthode. Brice Teinturier (IPSOS) : « A l’échelle classique de l’intérêt pour la campagne, on a ajouté celle sur le côté engageant de l’élection présidentielle et sur le rapport au vote ». Jean-Daniel Lévy (HARRIS INTERACTIVE) qui a déjà une estimation pour avril prochain : « On a essayé de regarder si les jeunes et les catégories populaires, plus abstentionnistes, sont aussi intéressés par la politique que les autres ». Quant à Frédéric Dabi (IFOP), il déclare : « On pose par exemple un indicateur chiffré d’abstention de 1 à 10, et on essaye de travailler sur de gros échantillons pour décrypter dans le détail ce phénomène »  ce qui réhabilite l’usage de l’échelle.

La question se pose de savoir comment réintégrer ces éléments de réponse périphériques sinon en se forgeant une idée propre de leur influence sur l’abstention pour déboucher sur une évaluation « d’expert » exogène, ce qui devrait être clairement dit car relevant d’un ressenti subjectif.

Mais alors où voit-on intervenir concrètement une donnée d’abstention dans la détermination même des intentions de vote ? Simplement par le fait de sélectionner (« filtrer » dans le jargon) uniquement les individus dont la réponse dépasse un certain seuil sur l’échelle des probabilités d’aller voter, et rien d’autre. Donc on est ramené à la case départ : le choix est limité à trois ou quatre possibilités qui s’imposent. A moins, ce qui n’est pas à exclure, que les intentions de vote brutes du sondage soient corrigées manuellement en fonction des analyses des experts. C’est clairement ce que sous-entendent les idées sur la recherche de solutions émises par les communicants sondeurs.

 En réalité chaque sondeur a ses propres habitudes et pratique le filtrage sur un seuil constant de l’échelle. Par exemple IPSOS filtre sur la note 10, OPINIONWAY, BVA et probablement ODOXA filtrent sur les notes 9 et 10, ELABE sur les notes 8 à 10, HARRIS INTERACTIVE et IFOP (tiens, tiens) ne filtrent pas. Néanmoins en comparant les prévisions des sondages en dernière semaine des campagnes on n’a jamais pu trancher sur la supériorité d’un choix de filtrage particulier. De plus les variations d’une hypothèse à l’autre ne sont pas fortes.  Ces observations sont essentielles car elles réduisent à néant l’idée d’une incidence du niveau d’abstention sur la qualité des estimations d’intentions de vote. Ce qui n’est pas à confondre, comme on le fait souvent, avec l’influence de l’abstention différentielle au scrutin sur les scores des candidats.

On peut s’étonner de cette obsession de vouloir estimer l’abstention à plusieurs mois de l’échéance électorale alors que l’on nous rebat les oreilles du cliché de la photo au temps t. C’est en fait la débâcle des dernières élections régionales qui a laissé des traces, malheureusement en débouchant sur une fausse piste : l’abstention estimée n’a pas grand-chose à voir avec le dérapage des intentions de vote. Les causes se trouvent dans la qualité du sondage et des redressements qui s’ensuivent. Mais c’est une autre affaire...

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