Mon commentaire (complété) du 16 04 2012.
Dans le passé, les dépressions et les suicides liées au travail, résultaient d’un face à face destructeur entre un pervers narcissique (terminologie actuelle) et un salarié susceptible de lui donner réplique. Spirale mortelle faite de défis, d’humiliations, de manipulations et d’un combat vital pour la dignité, qui écarte la fuite malgré les conseils de l’entourage. Combat pour la dignité jusqu’à l’obsession, jusqu’à l’épuisement car il devient impossible de trouver le sommeil, puis la sortie du rationnel jusqu’à la mort, car aucun choix n’est possible. Il est très rare que l’on comprenne que l’on est le jouet du pervers, que l’on se prête à son jeu, tant est forte la conviction de lutter contre l’injustice, pour la vie. Vraisemblablement, le pervers narcissique n’est pas conscient de la logique qu’il déroule dans sa traque impitoyable, agissant selon les failles de son psychisme. Ce processus s’inscrivait dans une hiérarchie classique, qui comportait pour chaque salarié un supérieur hiérarchique unique, identifié. Les collègues du collectif de travail, service ou atelier pouvaient s’unir et tenter de contrer celui-ci.
Les nouvelles méthodes et le nouveau management généralisés dans le privé depuis plus de trente ans, sont instillés dans la fonction publique depuis une dizaine d’années, malgré les effets contre-productifs constatés dans le privé. Cela se constate avec l’apparition et la persistance des suicides lié au travail. Son cadre législatif :la LOLF etla RGPP.
Nouvelles méthodes d’organisation du travail et nouveau management font les choux-gras de cabinets spécialisés. Modernité géniale dispensée par les écoles supérieures publiques et privées, instituts et consultants de toutes sortes et par les centres de formation des administrations. La hiérarchie univoque a été remplacée par des règles, des instructions souvent incohérentes, des tableaux de bord multipliés par le nombre de directeurs. Le travail à faire débaroule sur l’écran de messagerie avec des priorités multiples. Aucun interlocuteur responsable pour discuter simplement par quoi commencer. Mais chaque directeur, dans son domaine peut vous tomber dessus à tout moment, parce que la parcelle qu’il attendait de vous n’est pas encore faite. Et périodiquement, le notateur. Le collectif de travail est disloqué, atomisé, tous mis en rivalité, au détriment des missions, dans une irresponsabilité, une impunité qui grandit avec le grade. Seuls les agents d’exécution sont fautifs. Bureaucratie kafkaïenne, dont ont à souffrir leurs agents et plus encore le public qui s’adresse à elles. Il s’agit bien de dégoûter le public du service public, de dégager des marchés pour le prive, notamment dansla Santé et dans l’enseignement.
Le ministère nie le culte du chiffre. Bien sûr les circulaires techniques abondent, mal rédigées, confuses et prétentieuses. : les énarques justifient leur paie. Le ministre a besoin de chiffres pour ses interventions au Parlement ou devant les médias. Et les lobbys industriels multiplient les pressions et intimidations pour faire ce qu’ils veulent, comme ils veulent et obtiennent que les sanctions pénales disparaissent des textes, ou soient impraticables, à l’instar des abus de biens sociaux qui ne peuvent plus donner lieu à poursuite au bout de trois ans ! Une quasi immunité. Remarquez que, dans la production, la multiplication des dépressions et suicides liés au travail coïncide avec la surmultiplication des vices de fabrication, des atteintes à la santé publique et à l'environnement, non par négligence, mais parce que la pression rend impossible d’en tenir compte.
Celui, au sein de la hiérarchie, qui cède aux jouissances de sa perversion, peut se targuer d’être « un chef exigeant » C’est bien vu et ça aide à la promotion. D’autant plus qu’en général les solidarités de grade jouent en protection réciproque : je te couvre et tu me renverras l’ascenseur. Le pouvoir favorise la perversion dans une organisation où l’irresponsabilité est généralisée.
Jouer avec l'individualisme des subordonnés pour les mettre en concurrence, jouer le copinage pour se saisir de leur vie privée et mieux les "tenir", sont des leviers du management "moderne". L'art de la manipulation quotidienne et mortifère.
Des attrape-nigauds sont agités pour obtenir que chacun se mette dans la course avec dynamisme : « modernité », « efficacité » efficience !!!, dépassement de soi, performance. Injonctions dont la contestation serait taxée d’archaïsme, de mollesse, de fainéantise, et donc exclue, empêche toute réflexion sur la question très simple : où cela nous mène t’il ? Evidemment, le salaire est amputé si la performance ne croît plus.
Sous la pression des salariés, lorsque le scandale des dépressions et suicides ne peut plus être nié, les employeurs recrutent un « cabinet spécialisé » qui limite le stress au travail à des causes individuelles, des faiblesses personnelles. Cela oriente vers des conseils de "maîtrise de soi", ou de "développement individuel": psychologie de supermarché et fortune des "coach" manipulateurs. Diversion qui évite soigneusement la véritable source destructrice : le fonctionnement de l'institution elle-même. Le cabinet qui ose s'aventurer sur ce terrain est promptement éliminé.
La fonction publique, au moins depuis la Libération, a la double fonction, régalienne et fonction de régulation sociale. Depuis dix ans, la politique néolibérale ruine la fonction de régulation. Bien sûr en réduisant l’effectif des agents d’exécution (en fait remplacés par un nombre croissant de directeurs, pour satisfaire les amis du pouvoir à recaser : bilan nul en réduction de dépenses publiques) Mais surtout en la dégradant en une bureaucratie à irresponsabilité généralisée, aveugle et sourde pour les conséquences de ses pratiques sur ses agents et sur le public.
Les résistances au sein des administrations sont importantes. Mais le temps profite au pouvoir, qui laisse venir démissions et suicides, pour éliminer par épuisement et démoralisation ceux qui sont le plus attachés aux valeurs du CNR, effondrés de voir bafouées les valeurs qui ont motivé leur carrière.
J’ai ainsi tenté là de décrire des processus complexes en cours dans la fonction publique, ainsi que dans les associations qui agissent sur fonds publics. Processus calqués sur ceux expérimentés dans le privé.
Dans l’emploi public, comme dans l’emploi privé depuis l’élimination de la production fordiste, nous assistons à l’avènement de la forme néolibérale de l’aliénation du travail et des travailleurs. Aliénation cohérente avec la mondialisation du pourrissement néolibéral de la société humaine.
L'émancipation? Elle ne peut être que collective!