Michel Pinault – Émile BOREL, une carrière intellectuelle
sous la IIIème République
Émile Borel (1871-1956) fut d’abord un très grand mathématicien. Il a ouvert de nombreuses voies nouvelles, en particulier en théorie des fonctions, théorie des ensembles, calcul des probabilités et statistique, physique mathématique. Son esprit innovant l’a conduit à prendre une part importante dans les débats scientifiques et philosophiques de son temps. Son tempérament de réformateur et d’homme d’action l’a mené vers une carrière de publiciste et de parlementaire, persuadé de trouver dans le radicalisme la force politique capable de conduire le « progrès » de la société française.
Homme d’influence et de réseaux, ce grand universitaire ambitieux appartenant à la génération normalienne dreyfusarde pensait que les intellectuels scientifiques, pouvant user de leur savoir, de leur méthode et de leur esprit rationnel dans la vie sociale, avaient vocation à contribuer - aux premiers rangs - à façonner le destin de la société. Ayant constitué, avec d’autres, un véritable groupe de pression, il fut un intellectuel de gouvernement embarqué dans une aventure générationnelle, celle des « savants au pouvoir ». Cet itinéraire d’exception, ici restitué dans sa complexité et toute sa part d’exemplarité, entre en résonance avec bien des problématiques actuelles.
Quelques précisions
Cette biographie d’Émile Borel s’inscrit dans un programme de travail visant à contribuer à un développement dans plusieurs directions des recherches sur l’histoire des intellectuels.
La plus large focale serait celle qui tendrait à reconsidérer l’irruption du mouvement des intellectuels critiques au cours du XXème siècle comme une simple dimension - de très loin pas la principale quel qu’en soit d’ailleurs l’indéniable intérêt historique - de l’essor général des couches intellectuelles et de leur mobilisation dans une tentative de se reconnaître, de se faire reconnaître, de prendre leur place au sein de la société et d’y acquérir des positions de pouvoir si ce n’est le pouvoir lui-même. La trajectoire d’Émile Borel illustre cette histoire et il en fut un acteur, un promoteur essentiel. L’engagement de Borel, ses engagements les plus divers, sont d’abord l’expression de sa croisade vers le pouvoir.
Si l’on change la focale pour se centrer sur les scientifiques, on rencontre un paysage différent avec des caractéristiques particulières. Au sein du monde intellectuel, en particulier universitaire, les scientifiques constituèrent un milieu original, dont les habitus de reconnaissance, les formes de mobilisation, les discours sur la science, sur la politique et sur la science et le politique, les aspirations et les ambitions les différencièrent en partie du reste du monde intellectuel. Il en résulta la naissance d’une identité nouvelle, celle du « chercheur », d’une profession nouvelle, « la Recherche », et d’un véritable groupe de pression, disons-le un lobby, au service de cette identité. Au point que les scientifiques se crurent destinés à conquérir le pouvoir, le pouvoir politique même, et Borel incarna cette aventure à sa manière, celle de la majorité de ses collègues d’ailleurs - car il ne suivit pas ceux de ses collègues, minoritaires, qui appartinrent à la mouvance communiste et des compagnons de route - en parcourant toutes les étapes d’une carrière d’intellectuel de pouvoir et de gouvernement s’identifiant totalement avec le régime de la IIIème République et avec son courant politique dominant, le radicalisme. L’intellectuel radical, mieux encore le scientifique radical, restaient à identifier comme objet d’histoire alors qu’ils avaient connu leur heure de gloire avant 1940. Borel en fut l’archétype même. On reconnaîtra peut-être dans ce propos quelque chose qui rappelle le vieux Seignobos ; mais on pourrait penser aussi à Célestin Bouglé et à tant d’autres…
Une biographie de Borel, en proposant le portrait d’une intelligence hors-norme dédiée au progrès des mathématiques et de la science, et attachée à construire, comme une sorte de prolongement autorisé, une réflexion philosophique et politique de haut vol, vient confirmer que la légitimité intellectuelle et politique se construisait d’abord par l’acquisition d’une autorité et d’une notoriété scientifiques, puis par la conquête de positions de pouvoir au sein du monde universitaire et académique, enfin en développant une stratégie d’acquisition de réseaux diversifiés rayonnant en direction du monde politique, du journalisme, de la haute fonction publique et de la gent parlementaire. La IIIème République fut le temps des carrières construites sur ce type ; un travail sur Borel est donc une pièce supplémentaire d’un puzzle encore trop épars et illisible, celui de l’acquisition par les intellectuels d’une place considérable dans la vie sociale qui ne se résume pas à celle qu’occupèrent les intellectuels critiques les mieux repérés.
Quant à la carrière de parlementaire, de publiciste et de militant du radicalisme (et de la construction d’une Europe unie liée à une SDN garante de la sécurité collective) de cet Émile Borel si méconnu, elle nous rappelle qu’au-delà de l’image surannée du politicien type de cette Troisième République souvent réduite à ce que fut son effondrement il exista un véritable engagement collectif des couches nouvelles intellectuelles, qu’il donna lieu à la naissance et à la multiplication de ces « intellectuels républicains » moins repérés que lesdits intellectuels critiques, qu’il constitua une colonne vertébrale du régime présenté comme celui du juste milieu et de la politique moyenne auquel on retrouve aujourd’hui, ici et là, tant de vertus.
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