Il y a soixante ans mourrait le physicien français Frédéric Joliot-Curie, prix Nobel de Chimie en 1935 pour la découverte, réalisée en commun avec son épouse Irène Curie, de la radioactivité artificielle.
Cette découverte fondamentale dans la compréhension de la nature et du fonctionnement des noyaux de l’atome ouvrait aussi la voie à des applications multiples, en particulier dans le domaine thérapeutique, grâce à la possibilité qu’elle offrait de produire désormais massivement des radioéléments artificiels, les radioéléments naturellement présents sur terre étant rares et difficiles à extraire.
Cette année 2018 marque aussi les soixante dix ans du démarrage, le 13 décembre 1948, du premier réacteur nucléaire français, la pile appelée ZOÉ, construite sous l’autorité de Joliot-Curie par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) dont il était le haut-commissaire. Les pionniers de l’industrie nucléaire, groupés autour de Joliot-Curie, tout en étant animés du projet ambitieux de doter la France d’une capacité de production énergétique nouvelle et prometteuse grâce aux « piles atomiques », étaient déterminés par contre à ne pas s’engager dans la voie de l’armement atomique et ils militaient pour une mise en commun des ressources et des centres de recherche scientifique mondiaux, sous l’autorité de l’ONU. La tragédie d’Hiroshima était dans tous les esprits.
Frédéric Joliot-Curie, qui était devenu communiste dans la Résistance, pendant l’Occupation, prit la tête d’un mouvement mondial de lutte pour la paix et contre l’arme nucléaire, ce qui lui coûta son poste de haut-commissaire. Il fut révoqué en avril 1950. Il était en effet le premier signataire de l’Appel de Stockholm qui prônait l’interdiction de l’arme nucléaire et déclarait que son utilisation devrait être considérée comme un crime contre l’humanité. Une dizaine de millions de Français signèrent, à l’époque, cet Appel de Stockholm.
Les interrogations et les positionnements d'un scientifique exigeant
Par l’ensemble de ses recherches scientifiques et par l’ensemble de ses actions comme citoyen et intellectuel engagé, Frédéric Joliot-Curie reste une personnalité dont la carrière remarquable mérite d’être connue et appréciée à la lumière des problèmes de notre temps.
Dès la découverte de la radioactivité artificielle il s’était en effet interrogé sur le fait de savoir si les scientifiques devaient en toutes circonstances rendre publiques leurs découvertes s’ils estimaient que la société n’était pas « mûre » pour en faire un bon usage. Quelques années plus tard, au contraire, lorsque les progrès des connaissances en physique nucléaire rendirent plausible l’hypothèse de pouvoir libérer massivement l’énergie contenue dans le cœur des atomes, craignant que des savants travaillant pour le régime nazi puissent réussir les premiers cette libération de l’énergie atomique grâce à la fission des noyaux, il se mobilisa et fit la course en tête, avec son équipe du Collège de France et sous l’autorité du ministère de l’Armement, jusqu’à ce que la défaite de juin 1940 coupe court à ses efforts. Après la guerre et après Hiroshima il marqua son opposition vigoureuse au développement des arsenaux nucléaires et il plaça tous ses espoirs dans la négociation entamée à l’ONU pour une utilisation raisonnée de l’énergie atomique dans des buts pacifiques, sous le contrôle des Nations Unies. Sa désillusion fut grande lorsqu’il fallut admettre que les deux « Grands » ne se mettraient pas d’accord et que la course aux armements allait placer pour longtemps le monde au bord de l’abîme. Son dernier combat consista à tenter d’unir les scientifiques des deux camps autour d’un projet d’interdiction des essais atomiques dans l’atmosphère – il y en eut alors plusieurs centaines, jusqu’aux années soixante, dont les effets se font encore sentir. Il connut les premiers succès de cette campagne en étant signataire, en 1955, de l’Appel Einstein-Russell qui allait dans ce sens. La conviction, étayée sur des recherches biologiques poussées, que tentaient de faire partager les scientifiques selon laquelle la dispersion massive de poussières radioactives dans l’atmosphère menaçait l'avenir de l’espèce humaine ne fut pas facilement reprise à leur compte par les dirigeants des grandes puissances ni par l’opinion publique de ces pays, une réalité qui rappelle l’échec actuel des scientifiques à faire partager leurs vives inquiétudes face aux effets du réchauffement climatique en cours.
Dans les derniers temps de sa vie, Joliot participa à la prise de conscience des risques que présentait aussi la production d’énergie d’origine nucléaire dans un but pacifique, avec la dissémination des installations, la facilité qu’elle donnait à tout pays producteur d’accumuler du plutonium à usage militaire, l’accumulation de déchets qu’on rejetait alors massivement dans la nature, en particulier dans les océans. Il exprima sa conviction que si cette source d’énergie était indispensable pour un temps, les inconvénients qu’elle comportait devaient conduire à tenter de s’en passer le plus vite possible et de la remplacer par des sources d’énergie alternatives, par exemple le solaire.
Joliot-Curie est mort en août 1958. Le général de Gaulle, alors tout juste revenu au pouvoir, ordonna des obsèques nationales qui eurent lieu à la Sorbonne. Cet homme qui fut, de son vivant, un des Français les plus connus dans le monde, donna à cette époque son nom à des dizaines d’écoles, de collèges et de lycées, voire de boulevards et de cités HLM dans de très nombreuses villes. Cet honneur n’était pas immérité.
L’année 2018, année de commémorations atomiques, a-t-elle une chance de pouvoir être l’année de grandes décisions dans le domaine nucléaire, comme d’engager la sortie de la France de l’énergie nucléaire et/ou d’annoncer la renonciation de la France à la modernisation et à l’entretien de son arsenal nucléaire ?
Pour finir, deux citations :
"Si, tournés vers le passé, nous jetons un regard sur les progrès accomplis par la science à une allure toujours croissante, nous sommes en droit de penser que les chercheurs construisant ou brisant les éléments à volonté sauront réaliser des transmutations à caractère explosif, véritables réactions chimiques à chaînes. Si de telles transformations arrivent à se propager dans la matière, on peut concevoir l'énorme libération d'énergie utilisable qui aura lieu. Mais hélas, si la contagion a lieu pour tous les éléments de notre planète, nous devons prévoir avec appréhension les conséquences du déclenchement d'un pareil cataclysme. Les astronomes observent parfois qu'une étoile d'un éclat médiocre augmente brusquement de grandeur, une étoile invisible à l'œil nu peut devenir très brillante et visible sans instrument, c'est l'apparition d'une Nova. Ce brusque embrasement de l'étoile est peut-être provoqué par ces transmutations à caractère explosif, processus que les chercheurs s'efforceront sans doute de réaliser, en prenant, nous l'espérons, les précautions nécessaires." (Frédéric Joliot, conférence Nobel, 1935, Stockholm)
"On peut concevoir que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux, et ici on peut se demander si l'humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible. L'exemple des découvertes de Nobel est caractéristique, les explosifs puissants ont permis aux hommes de faire des travaux admirables. Ils sont aussi un moyen terrible de destruction entre les mains des grands criminels qui entraînent les peuples vers la guerre. Je suis de ceux qui pensent avec Nobel que l'humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles." (Pierre Curie, conférence Nobel, 1903, Stockholm)
Pour plus d’informations, voir : Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, éditions Odile Jacob, et http://michel-pinault.over-blog.com