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le 2 avril 2023
Monsieur le conseiller,
(...) Chacun convient que les décisions attendues de votre assemblée auront une portée politique particulièrement importante ; c’est du moins ce qu’on peut retenir en lisant les diverses tribunes et points de vue exprimés dans Le Monde et ailleurs. Je pense qu’en réalité le conseil constitutionnel se trouve placé dans une situation où il peut, par ses décisions à venir, apporter son aide à toutes celles et ceux qui croient dans la République, veulent son renforcement et tentent de faire face à la résistible ascension du Front national. Je m’explique : s’il se trouve qu’une majorité des membres du conseil tende à penser que la loi sur les retraites qui lui est soumise cumule une série de travers juridiques regrettables mais qui ne devraient pas conduire à l’invalider, il paraîtrait alors utile d’en référer – en plus – aux principes constitutionnels de démocratie politique et sociale de notre République, pour les opposer au projet de loi du gouvernement.
Autrement dit, le conseil constitutionnel jugerait que le gouvernement, en ne prenant pas en compte l’opposition complète de l’ensemble des organisations syndicales représentatives au projet de loi sur les retraites et en manœuvrant pour empêcher le parlement de délibérer librement et, finalement, de s’exprimer par un vote sur ce projet de loi, a négligé les principes fondamentaux de la République : démocratie sociale et régime parlementaire.
La lettre aux dépens de l’esprit des institutions, donc. Une brutalisation. Faut-il aller jusqu’à parler de glissement illibéral ?
Quel est le rapport entre ce raisonnement et l’influence du Front national dans notre pays ?
Bien sûr, cela renvoie à la crise politique plus générale que nous vivons : la « grève citoyenne » dont témoigne l’abstention massive, la méfiance voire le rejet vis-à-vis des institutions et de leurs représentants, la perception de notre système comme opposant des élites privilégiées arcboutées sur lesdits privilèges à des foules méprisées, pressurées, sacrifiées, l’adhésion plus ou moins massive au sein du peuple à une vision politique populiste et démagogique ; toutes choses qui se traduisent par le vote croissant pour des candidatures du Front national. La crise est là, la sécession est sous nos yeux ; le conseil constitutionnel n’aurait pas à craindre de les aggraver en décidant de censurer la loi sur les retraites ; au contraire, une telle décision donnerait le signal d’un réveil démocratique et serait un appel à une revitalisation de nos institutions ; ce serait l’ouverture d’une issue à la crise institutionnelle et politique. Faute de quoi, le chemin est ouvert pour l’accession au pouvoir d’un parti anti-républicain et anti-démocratique dont les cadres, au-delà des personnalités passant pour rassurantes et inoffensives qu’il met en avant, n’ont pas renoncé au projet matriciel de ce parti.
Monsieur le conseiller, les républicains font parfois des erreurs ; comme lorsque le gouvernement provisoire issu du 4 septembre 1870 annula ses décrets convoquant le scrutin législatif et l’élection d’une assemblée communale à Paris ; la suite est connue. Inversement, la République a été consolidée en 1875 par l’adoption, à une voix près, de l’amendement Wallon – Henri Wallon n’était pas un partisan des solutions radicales, loin de là. Une décision du conseil constitutionnel qui signifierait dans des attendus explicites une nécessaire réorientation de notre vie politique à travers la réaffirmation des principes fondamentaux de notre République, pourrait ouvrir une nouvelle ère.
En vous remerciant pour votre lecture de ce message, je vous adresse, monsieur le conseiller, mes cordiales salutations citoyennes.
Michel Pinault
(illustration ci-dessus : papier peint, 1793, Musée de Vizille.)