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Billet de blog 25 décembre 2022

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La "culture scientifique" ne peut pas être neutre, apolitique

Les signataires d'une "tribune" datée du 24 décembre se lamentent sur la "culture scientifique". Leur discours sur "la science" (la science c'est la raison, la connaissance, le progrès), ignore son rôle systémique dans la sélection scolaire, son insertion au coeur du pouvoir qui structure nos sociétés, sa responsabilité dans l'état du monde à tendance totalitaire qui aliène les peuples.

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La "culture scientifique" ne peut pas être neutre, apolitique

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Quelques chercheurs scientifiques associés avec quelques personnalités politiques publient une « tribune », ce 24 décembre dans Le Monde au nom de la défense de la culture scientifique.
Ils se prononcent « en faveur d’un dialogue renforcé entre science et société » et « en faveur d’une politique nationale ambitieuse de la culture scientifique ». Il s’agit d’un texte nourri de considérations générales et pétri de bonnes intentions dont on voit mal comment il pourrait apporter quelque changement que ce soit à la situation déplorable de la culture scientifique dans notre société. D’emblée une forme d’apolitisme affiché nourri les plus vives réserves, comme s’il s’agissait surtout de ne pas questionner les causes d’une situation qu’on dit regretter.

Posons deux ou trois questions auxquelles les signataires ne s’attaquent pas.

1) Pourquoi ne remettent-ils pas en cause le rôle massif de l’enseignement des sciences dans la sélection scolaire qui est synonyme de ségrégation sociale ? N’y aurait-il pas lieu de dénoncer ce système pédago-scientifique, central dans la reproduction sociale ? La question se pose d’autant plus vivement que le fait est connu et reconnu – par exemple quand il s’agit de l’orientation des filles – et qu’il constitue un invariant de l’école française depuis l’époque de la massification de l’enseignement dans les années soixante. La question est d’autant plus sensible que la plupart des enseignants des disciplines scientifiques joue un rôle actif dans le fonctionnement de ce système de sélection. Enfin, comment ne pas noter que tant que durera la quasi absence de toute formation scientifique pour plus de 80% des enseignants en école primaire rien ne pourra changer, en matière de culture scientifique à l’école ?

2) Pourquoi, d’autre part, les signataires restent-ils muets devant ce constat majeur selon lequel « la science », est au service des pouvoirs bien plus qu’au service du bien être des peuples, au moins la science telle qu’elle s’est organisée depuis le 19e siècle  ? « La science » mais aussi les scientifiques eux-mêmes.

Il existe un complexe économico-scientifique qui structure le développement de la société depuis au moins la Seconde Guerre mondiale (comme Eisenhower parlait d’un complexe militaro-industriel) qui s’est imposé à celle-ci en dehors de toute délibération démocratique au point qu’on peut dire que la société est aliénée à ce complexe économico-scientifique. À ce compte, c’est bien le moins qu’une défiance profonde ait fini par imprégner de larges secteurs de cette société en souffrance et le genre de propos tenu dans la « tribune » en question n’est pas de nature à y changer quelque chose.

Rester muet, par exemple, devant les questions que pose le développement des arsenaux nucléaire, chimique et bactériologique, à grand renfort de financements publics de la recherche scientifique, c’est un silence qui parle ! Pourquoi ne s’interrogent-ils pas sur la responsabilité des scientifiques dans cette situation ? La même question vaudrait pour bien d’autres aspects du progrès techno-scientifique.

Il semble que les signataires restent convaincus que « la science est neutre », que « les scientifiques ne sont pas responsables » des usages, des mésusages de leurs travaux et découvertes.

Face à eux, il existe cependant une conviction largement répandue que, sans nier les apports de la science au niveau des améliorations du bien-être, par exemple en médecine et en faveur de la santé, dans le développement agricole, dans les transports ou dans la communication de masse, etc., tout cela n’a pas amené l’émancipation individuelle et collective espérée. Pire encore, à l’heure de la numérisation générale du monde, des GAFA, des algorithmes et de la surveillance généralisée, la science est au cœur du monde à tendance totalitaire dans lequel nous évoluons désormais. Et ce n’est pas d'accroître la « culture scientifique » qui va nous protéger face à ce rouleau compresseur…

3) Pourquoi, enfin, les auteurs de cette tribune esquivent-ils la question qui est pourtant considérée comme centrale quand on imagine les moyens de maîtriser le changement climatique, la question du changement de modèle de développement, celle de la sortie du système capitaliste comme impératif absolu ? On retrouve-là la question qu’on aimerait poser aux auteurs des fameux « Rapports du GIEC » : pourquoi ne font-ils pas de politique ? Cette tribune aurait pu être la bonne occasion puisqu’elle associe des chercheurs de « science dure » et des sciences humaines… La science est un moyen, un moyen d’émancipation ou un moyen de domination. Et à vouloir rester neutre, elle se met au service de la domination, voire de l’asservissement.

Mais en fait, les signataires de la tribune font de la politique ! Ils achèvent même leur plaidoyer ainsi : « Face à l’ignominie du négationnisme, du populisme, du fascisme et contre la manipulation des faits scientifiques et la montée des extrêmes, incarnons le véritable humanisme et faisons de la science ensemble ! » Bel exercice d’amalgame, beau moment de confusionnisme ; avec cela, « les vaches sont bien gardées » !

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