"68", deux anniversaires se télescopent, quel bilan ?
1968-2018, un cinquantenaire s’en va et ce n’est pas rien qu’il se termine avec le mouvement des Gilets jaunes… Qu’en aurait pensé mon père qui avait eu presque dix ans en « 36 », faisant ainsi fait son entrée dans l’âge de la conscience sociale, qui devint adulte avec la Libération et entra alors dans le temps de l’engagement, et pour qui l'année 68 fut celle de la remise en cause** ? "68", ce fut en effet à la fois la grève générale du printemps et l'écrasement du Printemps de Prague, le 21 août 68 ; ces deux événements se télescopèrent. Avec quels effets ?
« 68 » fut pour lui comme pour tant d’autres l’année charnière et, d’une certaine façon, le début de la fin pour cet ajusteur de 40 ans qui avait encore près de 30 années à vivre.
Au printemps, il fut un des responsables du comité de grève de son usine de la Thomson et, même si on y avait une forte expérience des luttes collectives et frontales avec les patrons, ces trois semaines d’occupation furent une forme d’aboutissement, la confirmation de la justesse et de la puissance de son engagement syndical et politique : lutte des classes, organisation collective, rapport de forces.
Les acquis de la négociation à la Thomson allaient bien plus loin que le contenu des Accords de Grenelle, sur le plan des salaires, du temps de travail et des congés payés, et tout spécialement du côté de la large reconnaissance des droits syndicaux au sein de l’entreprise : on passait de la semi-clandestinité avec son cortège de menaces, de sanctions et de répressions à l’expression ouverte, publique, jusque dans les ateliers. Dire qu’on aurait désormais un affichage syndical et un local syndical, avec des dossiers, des ouvrages juridiques, la presse et la radio, des paquets de tracts et des affiches à coller, des archives même, dans l’entreprise ! D’ailleurs, la CGT (la CFDT aussi) se trouva fortement renforcée chez les ouvriers et on se félicitait de la venue vers le syndicat des techniciens et de certains ingénieurs.
Pour mon père qui avait toujours eu un faible pour l’action éducative, par la propagande (la diffusion de la Vie ouvrière, les tracts souvent à la porte de l’usine sur les sujets les plus variés) et par l’exemple – il avait toujours refusé les heures supplémentaires et le travail le samedi malgré les représailles et quel que fût son isolement, il n’hésitait pas à défier les chefs en prenant la parole depuis son établi – l’idée que les délégués puissent désormais circuler librement dans l’établissement, même chez les dessinateurs ou dans les bureaux, représentait une sorte de prise de possession : on avait franchi une étape, on avait fait reculer l’exploitation certes mais on remettait aussi en cause les rapports de production eux-mêmes, pensait-il. La suite montra que les patrons faisaient une priorité de reprendre le contrôle du terrain perdu.
Il y eut les côtés sombres de cette grève. Pas tant l’idée qu’on aurait pu « obtenir plus » : mon père ne le croyait pas et il pensait que les travailleurs aspiraient à une amélioration substantielle de les conditions de vie et de travail plus qu’à une hypothétique révolution. C’était une des ambigüités de son engagement communiste : axé sur la lutte contre le « pouvoir personnel » gaulliste, la conquête et le renforcement des municipalités communistes, l’opposition aux guerres coloniales passées (Indochine, Algérie) et en cours (Vietnam), la défense de l’Union soviétique, cet engagement ne semblait pas ou plus être pensé dans la perspective d’une prise du pouvoir politique ; en effet, il y avait cru après la Libération au point de s’engager totalement dans le militantisme et de songer à reculer son mariage à « après la révolution »… et puis il y avait eu la décrue, l’occasion était passée, il fallut faire place à la lutte pied à pied contre l’exploitation. C’est ensuite que la question du renversement du pouvoir gaulliste et du « capitalisme monopoliste d’État » qu’il représentait redevint plus facilement pensable, grâce sans doute à mai-juin 68, lorsque le PCF théorisa, avec Waldeck Rochet, la conquête pacifique et démocratique du pouvoir, la « démocratie avancée », l’Union de la gauche, le Programme commun de gouvernement. Quel espoir, alors !
Côté sombre encore de ces semaines de grève et de manifestations, ce fut l’affrontement permanent, aux portes de l’usine, avec des « groupes gauchistes » très agressifs – verbalement mais y compris physiquement – et violemment anticommunistes ou anticégétistes. Dans les premiers jours du mouvement, mon père voulut discuter avec ces militants d’extrême gauche, souvent étudiants et en tous cas très jeunes, mais il devint vite évident que, derrière leur discours ultra-révolutionnaire tournant en boucle et bardé de certitudes, ils véhiculaient une vision romantique et irréaliste du monde ouvrier et n'avançaient que des solutions illusoires, minoritaires et aventuristes, dangereuses.
Mon père a souffert de se voir alors assimilé avec morgue et violence à une « bureaucratie syndicale » à laquelle il n’avait jamais voulu appartenir : forte tête, il n’avait jamais imaginé devenir un « permanent » et il véhiculait une appréciation assez contradictoire au sujet de ces camarades dont il appréciait l’engagement total dans la vie syndicale qui signifiait beaucoup de sacrifices et dans le même temps dont il ne comprenait pas le fonctionnement souvent trop dogmatique et administratif qui générait à ses yeux une sorte d’aveuglement.
Il défendait la CGT comme on défend ce qu’on a de plus précieux, il avait de l’admiration pour la figure tutélaire d’un Frachon ou pour la capacité d’entraînement d’un Séguy qui avait à peu près son âge - tous deux auréolés de leur passé résistant - et il ne concevait pas qu’on pût les insulter si injustement. Il voyait autour de lui des militants qu’il avait poussés à prendre « des responsabilités », qui sacrifiaient tant de choses à leur engagement syndical et qui luttaient efficacement, avec des résultats tangibles, contre le pouvoir patronal ; les voir attaqués ainsi le mettait en rage et il était prêt à en découdre comme il avait pu affronter, à plusieurs reprises, les forces de l’ordre depuis 1958.
Mais venons-en à une autre chose qui, en cette année 68, fut inséparable de la secousse de mai-juin 68, qui fut quasi concomitante, et qui, en tous cas, le temps passant, tendit à se confondre dans le rétroviseur, je veux parler de la répression du Printemps de Prague, je veux parler de l’ébranlement du 21 août 1968.
Nous étions en vacances, en camping, lui récupérant de l’épuisement qu’avait entraîné sa mobilisation dans l’action syndicale. Nous suivions les événements de Tchécoslovaquie dans l’Huma et Le Monde (que j’achetais chaque jour depuis que j’avais participé à l’occupation de mon lycée). Lui et moi nous étions inquiets mais pas de la même inquiétude : moi, je croyais au « socialisme à visage humain » de Dubcek et mon cœur battait pour les Tchèques, lui voyait d’abord le risque d’affaiblissement du « camp socialiste », il avait en tête Budapest et 1956, il raisonnait en termes de luttes des classes selon l’idée qu’il s’en faisait, bref, il réfléchissait à partir du "logiciel" qu'il s'était fabriqué depuis vingt ans. Nous discutions et ne tombions pas d’accord. Le 21 août fut un paroxysme ; la déclaration du bureau politique du PCF condamnant l’intervention des cinq pays socialistes contre le pouvoir tchécoslovaque qui me soulageait ne fut pas comprise par mon père. Non qu’il condamnât la tentative du parti communiste à Prague mais il pensait que des risques considérables avaient été pris, qu’il fallait rétablir un équilibre et préserver l’essentiel. Je pense aujourd’hui que mon père m’a caché qu’il était en fait bien plus partagé, qu’il doutait de la justesse de la position des Soviétiques (un peu comme on avait pu douter, en 1939, lors du Pacte de non-agression germano-soviétique et à propos duquel le rôle héroïque et décisif des Soviétiques dans l’écrasement du nazisme avait tranché ensuite…) mais qu’il s’en tenait à ses principes de base, qu’il entendait « tenir bon ». Les effets, le changement de "logiciel", ce fut pour plus tard...
Dans un PCF très divisé au sujet de l’écrasement du Printemps de Prague et de la « normalisation » qui s’en suivit, mon père a commencé à se remettre en cause, à remettre en cause beaucoup de choses, à remettre en cause ses manières de penser, ses certitudes premières, ses convictions politiques et syndicales. La façon dont l’affrontement de classe avait été mené par la direction de la CGT et celle du PCF pendant le printemps 68 fut aussi sujette à interrogations, à examen sans œillères. Mai-juin et Prague, s’additionnant, produisirent une fracture qui, s’élargissant au fil des ans, devint rupture. Mon père a été ébranlé par cette année 68 et il ne s’en est jamais remis. Il avait quarante ans, la moitié de son âge, et ce fut le début de son grand ébranlement.
Dire que son cas ne fut pas exceptionnel, dire que "toute la société" a évolué ensuite à partir de ces deux chocs - le printemps des luttes en France et l'écrasement de l'espoir à Prague - c'est, bien sûr, une banalité.
Voilà, en cette fin de cinquantenaire, à quoi je pense en prenant place parmi les Gilets jaunes.
**Notice biographique de Georges Pinault: http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article163825