Blanquer transforme le baccalauréat en brevet des lycées
« Clef de voûte de notre système éducatif, le diplôme national du baccalauréat détermine aujourd’hui l’organisation républicaine de l’Ecole en garantissant aux élèves programmes et horaires nationaux. En transformant le baccalauréat en un brevet des lycées c’est l’architecture et les finalités de l’Ecole que le gouvernement s’apprête à modifier.
« Comme pour l’examen de fin de troisième, Jean-Michel Blanquer souhaite en effet faire évaluer l’essentiel des épreuves du baccalauréat en contrôle continu. Dans la série Economique et Sociale par exemple, deux tiers d’entre elles seraient passées dans la classe au cours de l’année. Le baccalauréat serait ainsi transformé en un diplôme d’établissement. Sa valeur dépendrait alors de la réputation du lycée dans lequel il serait validé. Il en résulterait, pour le plus grand nombre, une très forte dépréciation du diplôme.
« Dans le même temps, le baccalauréat verrait sa valeur sociale diminuée. Avec la sélection à l’université, il ne donnera plus droit d’accès à l’enseignement supérieur. Débarrassé de son caractère national, il pourrait également de ne plus être reconnu dans les conventions collectives qui garantissent aux futurs salariés droits sociaux et niveaux de salaires. Bref, comme le brevet des collèges, le bac, demain, ne donnerait plus droit à rien.
« Ce projet, déjà écrit, est celui d’une politique à contre temps. Inscrit dans la continuité des rapports de Terra Nova, des plans avortés des ministres de l’éducation Fillon et Darcos, la contre-réforme de M. Blanquer est vieille de quinze ans.
« Au lycée de chacun, nous préférons le lycée commun
« Alors que l’indispensable transition écologique de notre économie exige l’élévation générale du niveau de qualification, le gouvernement s’apprête à fermer les portes de l’université aux bacheliers des voies professionnelle et technologique. Dans la voie générale, le lycée modulaire, plus complexe, profitera aux familles les mieux dotées en capital scolaire, seules à mêmes de tracer pour leurs enfants les parcours individualisés auxquels appelle le nouveau cadre. En opérant de fait un tri, dont pâtiront d’abord les élèves issus des catégories populaires, M. Blanquer prolonge dans son champs ministériel la politique d’un gouvernement des riches désintéressé par l’intérêt général.
« Il est temps pour le pays de voir l’ambition éducative l’emporter sur l’étroitesse comptable. Au lycée de chacun, nous préférons le lycée commun. Celui d’un baccalauréat émancipateur qui dote ses titulaires de droits collectifs, qui prépare mieux tous les élèves à leurs poursuites d’études sans chercher à opérer parmi eux la sélection que n’exige que la satisfaction des exigences de Bruxelles. Ce baccalauréat, aux épreuves renouvelées, doit reconnaître l’autonomie, l’esprit critique et créatif, la maîtrise d’une culture commune, humaniste, technique et scientifique, acquise par la fréquentation de savoirs diversifiés. Il est incompatible avec les suppressions d’options et la vision utilitariste de l’orientation auxquelles travaille aujourd’hui le gouvernement. »
Je souhaite ajouter deux ou trois remarques à ce texte qui expose une analyse et des propositions auxquelles je souscris.
Premièrement, la crise à laquelle est confronté notre enseignement secondaire va connaître une brutale aggravation si le Bac est réformé dans le sens annoncé. Cette crise est, autant que celle des finalités et des contenus de l’enseignement, la crise des formes dans lesquelles cet enseignement est le plus souvent dispensé et celle du cadre institutionnel (et architectural) dans lequel il s’inscrit. Pour faire bref, le lycée actuel est inadapté aux caractéristiques actuelles de la jeunesse (et de la société) et il est vécu comme un carcan austère et dépersonnalisant ; loin d’être un lieu de vie et d’éducation que les élèves s’approprieraient, le lycée est perçu, souvent, comme une sorte de prison située en dehors de la vraie vie : on y vient par contrainte, on joue le jeu pour obtenir le viatique attendu et on ne commence à vivre que quand on en sort. Ce qui « tient » le lycée actuel, c’est la nécessité de concourir pour le baccalauréat ; c’est cet enjeu qui limite l’absentéisme, qui suscite une mobilisation minimum mais de longue durée des élèves (et des professeurs) en faveur d’un large éventail de disciplines et qui provoque au final un élan quasi général vers le bachotage salvateur avant les échéances décisives. Sans le Bac, le lycée s’effondre.
Deuxièmement, la défense du baccalauréat pour les raisons susdites n’interdit par de réfléchir aux caractéristiques de l'organisation actuelle de l’enseignement secondaire afin d’apporter à terme à l’institution une révolution indispensable.
Instrument de reproduction sociale et de sélection (sociale) par l’échec, instrument de normalisation des personnalités, des comportements et des aptitudes, le lycée actuel est un archaïsme. Essentiellement consacré à la transmission d’un savoir académique à travers une relation professeurs-élèves qui n’a pas beaucoup évolué depuis les années soixante et à même reculé depuis les années soixante dix, le lycée actuel, bâti sur la relation surannée que le professeur établit avec ses élèves derrière les portes fermées de sa classe, ignore quasi totalement les projets collectifs, l’initiative et l'autonomie des élèves, les activités de club ou fondées sur le volontariat, sans parler de toutes les interactions avec l’extérieur (Internet y compris). Les activités pratiques y sont en recul constant (laboratoire de sciences expérimentales) et les enseignements liés aux pratiques culturelles et sportives y sont méprisés et relégués à un supplément d’âme non décisif. L’enseignement technologique n’y a pour ainsi dire aucune place (sauf comme instrument de la formation professionnelle des élèves orientés souvent contre leur gré vers certaines filières dédiées) au point que les générations actuelles d’élèves ignorent à peu près tout de ces technologies qui dominent leurs existences et sont considérées par elles comme autant de « boîtes noires ». L’évaluation omniprésente, fondée sur la mesure de l’échec des élèves par rapport à un idéal professoral et axée sur le classement et la compétition, débouchant avant tout sur la sélection, nourrit le conformisme et stérilise l’imagination. La structure en classes, telle qu’elle fonctionne, ne convient pas à des personnalités affirmées, rétives ou indociles : la plupart des élèves savent se couler dans l’uniforme grisâtre qu’on attend d’eux qu’ils endossent, ils acceptent, comme leurs parents au bureau ou à l’usine, de n’avoir aucun droit une fois franchies les portes « du bahut » et ils réservent alors à l’extérieur l’expression de leur véritable personnalité. Au lycée, ce n’est jamais « la fête ».
Finalement, il y a loin de l’idéal rabelaisien ou socratique d’un enseignement de culture générale et de formation de l’esprit critique, permettant d’accompagner la naissance de personnalités épanouies, à la réalité du lycée actuel. Ce qui reste surprenant c’est l’immense faculté de résignation qui conduit une part largement majoritaire des générations adolescentes successives à accepter de se soumettre à un tel système d’enseignement. On peut y voir une des formes de l’aliénation que subissent au long de leur vie tous les citoyens de nos sociétés formatées ; on peut aussi se raccrocher à l’idée que « quelque part » les jeunes savent que le lycée est encore, à tout prendre, un lieu préservé où ils peuvent apprendre pour le plaisir et peuvent pratiquer la beauté gratuite de l’acte de comprendre, où l’idéologie mensongère qui guide nos sociétés ne règne pas en maître et où la marchandise, le commerce, l’appât du gain n’ont pas encore ruiné ce qu’on pourrait appeler l’éthique. Alors, si c’est cela, il faut sauver le lycée.