Le 14 septembre 1674 commence une longue correspondance entre un jeune docteur en droit, avocat à la cour de Hollande, Hugo Boxel, et Spinoza. Le jeune juriste, partageant comme beaucoup à cette époque « le goût du merveilleux mythologique (qui) se manifeste jusque dans la Hollande calviniste » [1] demande « Au très pénétrant B. de Spinoza , philosophe »… son « opinion sur les apparitions, sur les spectres et les esprits. En existe-t-il ? Qu’en pensez-vous ? ». Pour immédiatement ensuite et sans aucune transition, lui demander « combien de temps leur existence dure-t-elle ? Les uns sont d’avis qu’ils sont immortels, et les autres disent qu’ils sont sujets à la mort. Dans le doute où je suis, il me serait très précieux que vous puissiez m’en instruire d’avantage. »[2]. Boxel développe alors une longue argumentation fondée sur les témoignages des hommes célèbres. Il ne pouvait toutefois ignorer qu’il s’adressait à l’auteur du Traité théologico-politique qui venait de paraître anonymement, où Spinoza fait la critique de la superstition qu’il taxe de « délire de l’imagination ».
Les psychanalystes qui sont intervenus pour critiquer le livre de Michel Onfray semblent être les héritiers de Boxel et procéder selon la même logique. Freud était-il un ordure, un être abject, avide et pervers comme le prétend Onfray ? et alors que vaut sa théorie ?...
L’article que signe Daniel Sibony [3] est archétypique du genre . Il titre : Les analysants n'ont que faire de savoir si Freud était un héros ou un sale type. Après avoir évacué d’un revers de la main les accusations d’Onfray, - Freud menteur, falsificateur, pervers, incestueux, admirateur de Mussolini et complice du nazisme-, il s’en réjouit même : Et si c'était un sale type ? Admettons-le un instant. On serait alors devant une épreuve banale, fréquente et dure à supporter : le même homme peut faire des vilenies et créer des choses sublimes.
C'est le genre de situations qui met à rude épreuve notre narcissisme : on aime à s'identifier à un homme pour ses prouesses, mais, s'il présente aussi des ombres ou des grosses taches, elles rejaillissent sur nous et nous salissent. C'est désagréable. En même temps, cela nous protège de l'idolâtrie. De sorte que ce double partage - de l'autre et de nous-même - va plutôt dans le sens de la vie. C’est par la même logique que Georges Steiner[4] exonère Heidegger d’avoir été nazi : le génie philosophique a coexisté avec l’abjection. Heidegger a flirté avec le nazisme comme Platon avec Denys tyran de Syracuse. Et même si Freud a été ce sale type abject que décrit Onfray, en quoi cela importe puisque la psychanalyse existe et que d’autres l’ont reprise et continuée pour le plus grand bénéfice des analysants.
Dans un autre style, nettement plus châtié, Marc Strauss[5] rejoint D. Sibony. Ce n’est pas faute de récuser Onfray : « En réalité, il n'est pas un concept de Freud qui n'ait été discuté, critiqué, voire combattu par Freud lui-même ou ses successeurs ». Mais l’essentiel est ailleurs : la psychanalyse, ça tient. « Là donc, ça tient, et rudement. Le fait est, d'expérience. Pourquoi ça tient, et où ça va, tout cela se discute. D'autant que toujours le sens fuit, comme disait Lacan. Autrement dit, il n'y a pas de dernier mot de la vérité et là, Michel Onfray a bien saisi le truc. Le problème, c'est qu'il en déduit du coup que la psychanalyse est invalidée, alors que justement ce n'est que par là qu'elle fonde sa certitude ». Ainsi donc, merci Lacan, le sens fuit, il n’y a pas de dernier mot de la vérité. Vérité historique comprise ? Nous n’en saurons rien, puisque ce n’est pas la question.
Ces deux propos sont expressifs d’un même aveuglement : qu’importe la vérité historique de ce qu’a été l’inventeur de la psychanalyse et de ce qu’il en a fait puisque depuis, elle s’est développée sans lui, hors de lui, et autrement. Qu’importe que derrière Onfray, se profile celui qui l’a inspiré, Mikkel Borch Jacobsen, et derrière celui-ci, le « révisionnisme » qui depuis 25 ans, veut détruire (sic) Freud et le freudisme[6]. Qu’importe la vague déferlante du populisme où, vieille rengaine mais toujours actuelle, les savoirs savants, celui des travailleurs de la preuve, historiens compris, se trouvent dénigrés, moqués par un autodidacte de la psychobiographie qui prétend invalider le travail des historiens par ses inspirations dionysiaques.
La question n’est pas simple : même quand les travaux de certains de ceux qui ont discuté Freud sont cités, ce n’est pas sans dérapage. Ainsi, Serge Tisseron [7] considérant à juste titre qu’ « Il serait catastrophique de laisser présenter les concepts freudiens comme une sorte d'Evangile auquel les psychanalystes seraient invités à croire sans pouvoir en contester la validité, et la psychanalyse comme une citadelle de certitudes qui ne pourrait être remise en cause que par un esprit libre l'abordant de l'extérieur » cite les travaux critiques de Ferenczi, Jeffrey Moussaieff Masson, Marianne Krüll, Marie Balmary, Nicholas Rand Maria Torok, en particulier sur l’articulation du complexe d’Œdipe à la vie de Freud.
L’ennui est qu’à aucun moment, il ne pointe ni rectifie les allégations dont le livre de M. Onfray est truffé, produisant l’effet désastreux que celui-ci ne fait que s’inscrire dans un travail déjà largement entamé avant lui. Il note cependant que « Plus la psychanalyse est attaquée et plus nombre d'entre eux (les psychanalystes) sont tentés de s'enfermer dans leur pré carré et de se draper dans leurs certitudes. Du coup, ils abandonnent malheureusement le champ de la critique freudienne à ceux qui refusent à la psychanalyse son caractère de voie d'accès unique à l'esprit humain et à ses réalisations. »
La question est alors de savoir, -comme peut-être les psychanalystes sont trop nombreux à le croire-, si la psychanalyse peut se suffire à elle-même pour rendre compte de son histoire. Autrement dit si la connaissance factuelle de son passé est seulement affaire de travail de rectifications et d’ajustements conceptuels qui constituent son historicité. Ou bien si elle est un objet de connaissance historique auquel ils semblent prêter bien peu d’intérêt, préférant interpréter le sens de toute tentative de mise en cause de son passé. Ou simplement l’ignorer. Ignorant aussi en cela que la psychanalyse n’est pas qu’une thérapie, mais cette théorie qui permet de penser l’âme humaine et la civilisation, dans leurs conflits et plis et replis, et que les philosophes qui ont marqués toute une génération, de Canguilhem à Foucault, d’Althusser à Derrida, de Deleuze à Lyotard, ont interrogé dans un travail de la pensée contradictoire et minutieux. Il est vrai que nous vivons une curieuse époque où un Michel Onfray transforme sa révolte en commerce, et avec quel talent (il suffit de visiter son site qui est une PME) pratique le n’importe quoi. Mais il ignore que le droit de tout dire, n’a rien à voir avec la droiture. Nécessité éthique à toute prétention à la connaissance.
Michel Rotfus, professeur de philosophie (Lycée international Honoré de Balzac, Paris 17éme)
[1] François Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza, (PUF, 2002, p.4)
[2] Œuvres complètes de Spinoza, (Pléiade, 1954, p.1234 sq.) et Spinoza, Oeuvres 4 (G.F., p.284,sq.)
[3] Le Monde, édition du 08.05.10.
[4] Georges Steiner, Martin Heidegger,(Albin Michel, 1981)
[5] Le Monde, idem.
[6] voir Elisabeth Roudinesco, Pourquoi tant de haine ? Anatomie du Livre noir de la psychanalyse (Navarin éditeur, 2005) et Pourquoi la psychanalyse ?(Fayard 1999)
[7] Qui a peur de Michel Onfray, Point de vue paru le 07.05.10 dans Le Monde.fr