Le 16 décembre, j'ai été auditionné par l'Observatoire National de la Laïcité, présidé par Jean-Louis Bianco.
Ci-dessous le verbatim de mon intervention.
Monsieur le Président
Mesdames, Messieurs,
Merci d’avoir accepté ma demande d’audition.
Le sujet qui nous occupe aujourd’hui est un vieux dossier où les données de l’Histoire sont partout sous-jacentes. Mais par de nombreux aspects, c’est aussi un sujet d’actualité.
L’Histoire, c’est ce qui fonde les décisions du Conseil Constitutionnel au sujet du « droit local » de Moselle et d’Alsace. Jean-Marie Woehrling, Président de l’Institut du Droit Local le regrettait publiquement lors du colloque du 24 octobre dernier organisé par l’Institut. De ce fait, le Conseil Constitutionnel ne donnait pas corps, pour la Moselle et les départements du Rhin, au concept de « territorialité du droit » cher aux défenseurs d’une « identité alsacienne »…
Pour le Conseil Constitutionnel, cette histoire ce n’est même pas vraiment celle des départements concernés, mais celle de l’écriture de notre loi fondamentale. Les constituants de 1946, puis de 1958, ont qualifié notre République de laïque alors qu’ils étaient parfaitement conscients des particularismes locaux. Ainsi ces particularismes, bien que non conformes dans l’absolu avec le qualificatif de laïque ne devaient pas être considérés comme incompatibles avec la Constitution.
Mais, nous disent aussi les « Sages » de la rue de Montpensier, ces régimes dérogatoires ne peuvent pas connaître d’extension et peuvent être supprimés si le législateur en décide ainsi. On peut raisonnablement penser que les éléments réglementaires de ces régimes sont soumis à des dispositions comparables et peuvent ainsi faire l’objet d’une abrogation par décision de l’exécutif.
Le dossier est donc à l’évidence éminemment politique.
Je limiterai en conséquence dans mon propos l’exposition des éléments de la véritable archéologie juridique auquel ce dossier d’Alsace et Moselle a donné lieu depuis des décennies, tout particulièrement pour le régime des cultes et l’enseignement religieux. Je vous remets par ailleurs un dossier synthétique. Il tient compte de la très récente publication officielle de textes de la période allemande.
En revanche, il me parait nécessaire de donner à ce dossier une perspective historique. Pour ce faire, je retiendrai quelques points de vue.
Tout d’abord, et je ne vous apprends rien, les divers régimes dérogatoires sont une construction historique menée sur plus de deux siècles. Textes français du XIXe, textes de l’Empire d’Allemagne ou spécifiques à la « Terre d’empire d’Alsace-Lorraine » durant la période d’annexion, textes d’adaptation après le retour à la France en 1918 et jusqu’à nos jours.
Ensuite, l’Histoire nous permet de saisir les raisons du maintien depuis la fin de la Grande Guerre de dispositions totalement différentes du droit général français. J’en retiendrai quelques-unes :
En 1871, les Mosellans et Alsaciens sont nombreux (10 % de la population) à opter « pour la France ». On les retrouve à Nancy, à Paris, aux États-Unis ou en Algérie. Ils formaient auparavant l’armature sociale des départements annexés : fonctionnaires, dirigeants économiques et politiques, intellectuels, artistes … Seuls cadres de la société à rester massivement, les membres du clergé, notamment catholique. Les évêques sont élus députés, dits « protestataires » car ils s’élèvent contre la politique anticléricale de Bismarck… ils apparaissent comme les défenseurs du particularisme local, d’origine française, contre les menées du pouvoir allemand…
Après 1918, ce sont près de 200 000 personnes qui, expulsés ou volontaires, quittent les départements recouvrés : fonctionnaires, dirigeants, intellectuels, responsables de la social-démocratie allemande … Restent, pour l’essentiel, les membres du clergé qui se présenteront comme les défenseurs du particularisme local contre les menées intégrationnistes d’une République française, un État sans dieu … ils soutiendront souvent les thèses autonomistes.
Des années 20 aux années 70, le paysage politique à gauche est marqué par l’histoire. Avant 18, la gauche c’était la social-démocratie allemande. Après 18, et jusqu’au Congrès d’Épinay du PS, la SFIO et le Parti Radical-Socialiste ne parviennent pas à s’implanter. C’est le Parti Communiste (au Congrès de Tours en 1920 les quelques délégués mosellans votent unanimement pour lui) qui est la seule force organisée. À Strasbourg, le 1er maire du retour à la France est SFIO, mais il est assez vite battu par une coalition entre communistes et autonomistes. En effet avant la Seconde Guerre mondiale, le PCF flirte ouvertement avec l’autonomisme. Puis, après 1945, si le Parti s’affirme « laïque », la défense des « libertés bourgeoises » passe bien après la lutte sociale…
Enfin, après le Congrès d’Épinay, le Parti Socialiste s’implante progressivement, souvent grâce aux mouvements « chrétiens de gauche ».
Depuis 40 ans, aucune force politique n’a véritablement développé dans les 3 départements un discours laïque, sur les régimes dérogatoires locaux.
En 1974, les instituteurs obtiennent de ne plus avoir à afficher leur appartenance confessionnelle, les écoles pluriconfessionnelles deviennent la règle et l’enseignement religieux est désormais presque uniquement délivré par les ministres des cultes et des catéchistes. La revendication laïque reste au programme des syndicats enseignants, mais n’a plus la même importance …
Le champ est donc totalement libre pour les tenants des régimes dérogatoires.
Trois arguments sont régulièrement opposés à tous ceux qui souhaitent faire évoluer le système :
En premier lieu le prétendu « attachement de la population » au statu quo. Un exemple tout récent : le 8 décembre dernier avait lieu sur ARTE un débat entre Gérard DELFAU, Malek CHEBEL et Isabelle de GOLMAIN. Cette dernière est directrice du service « religion » au quotidien La Croix.
À deux reprises, avec un énorme aplomb, elle nous affirma, je cite exactement « la population est très attachée à ce Concordat », puis « la population s’est prononcée très clairement, cela fait partie de sa culture »… On est en droit de se demander quel est le fondement d’une telle affirmation ? Le candidat Jean-Luc Mélanchon aux dernières présidentielles s’était prononcé pour la suppression du Concordat. Son résultat en Alsace et en Moselle, comparable à celui obtenu ailleurs en France signifie-t-il, en creux, que les Alsaciens et Mosellans sont très majoritairement hostiles à cette mesure ? Lorsque les électeurs votent socialiste à Metz ou Strasbourg, UMP pour la région Alsace, UDI pour le département de la Moselle, cela vaut-il adhésion pleine et entière aux régimes dérogatoires ? Or, les églises sont vides comme ailleurs et, j’y reviendrai, les parents sont de plus en plus nombreux à refuser l’enseignement religieux.
Le deuxième argument consiste à affirmer l’unicité du « droit local ». Tout serait lié ; toucher à un élément fragiliserait l’ensemble. Or, lors du retour à la France après 1918, la définition des régimes dérogatoires, énumérés par la loi de 1924, fait la part belle au maintien d’avantages particuliers de nombreux groupes économiques ou sociaux : artisans, pharmaciens, notaires et autres professions juridiques, chasseurs, mais aussi les salariés et les bénéficiaires du régime local d’assurance maladie… et bien entendu, ministres des cultes reconnus. Et l’on a convaincu chacun de ces groupes plus ou moins vastes que le « Droit local » était un tout cohérent et qu’il ne fallait toucher à aucun élément sauf à risquer de mettre à bas l’édifice… … Il suffit de jeter un coup d’œil sur la loi de 1924 (voir texte dans le dossier) pour se rendre compte qu’il n’existe aucun lien juridique entre ces divers domaines du droit, si ce n’est une proximité textuelle … Et plusieurs régimes ont disparu sans affecter en rien ceux qui subsistaient…
Le dernier argument est étroitement lié au précédent : il y aurait une incontestable supériorité des régimes dérogatoires alsaciens et mosellans sur les dispositions du droit général français. Mais aujourd’hui, le château de cartes vacille … la plupart des régimes sont mal en point. Le récent colloque de l’IDL du 24 octobre recensait les incertitudes qui les minent et souvent même annoncent leur extinction :
Celui de l’artisanat avec la fin de l’obligation d’adhésion à une corporation
Celui de la chasse où les coûts sont tels que de nombreuses adjudications par les communes ne trouvent plus preneurs
Celui du droit du travail, confronté au développement des conventions collectives et aux réformes du repos dominical
Celui de la faillite civile qui fait double emploi avec les procédures de surendettement
Celui des diverses professions réglementées qui tôt ou tard, dans les 3 départements comme ailleurs, connaîtront des modifications profondes
Celui enfin, et surtout, de l’assurance maladie dont les organisateurs du colloque devaient eux-mêmes constater qu’il était devenu moins favorable que le régime général français depuis l’accord et la loi sur les mutuelles obligatoires … Je résume rapidement :
Le régime de base est aussi déficitaire qu’ailleurs (on consomme ici tout autant de soins et de médicaments)
Le régime local consiste en une complémentaire obligatoire pour les salariés du privé, financée à 100% par les salariés et gérée par les représentants syndicaux au sein des Caisses primaires. En cas de déficit, on augmente la cotisation. Pas d’objection patronale puisque l’entreprise ne cotise pas, pas d’objection syndicale, puisque les syndicats gèrent le système …
Or, la loi de 2013 crée partout en France une mutuelle obligatoire financée 50/50% par l’entreprise et le salarié…
Alors si tout s’écroule, que reste-t-il ? Le Concordat, l’enseignement religieux, et autres facultés de théologie. Les propos des responsables politiques au colloque du 24 octobre sont significatifs. Monsieur Philippe Richert président de la région Alsace et Monsieur Roland Ries maire de Strasbourg l’ont clairement affirmé : il s’agit de préserver l’identité alsacienne ! Le maire de Strasbourg particulièrement lyrique évoqua je cite « un élément essentiel de notre identité, au même titre que le bilinguisme ! »… « un socle culturel et sociétal » … « un héritage consubstantiel à l’identité alsacienne » !!! Les actes du Colloque seront publiés par l’IDL … je vous remets le compte-rendu que j’en ai réalisé.
Faut-il préciser qu’un Mosellan ne peut pas se sentir concerné par un tel discours. La Moselle n’est pas alsacienne. Si vous le souhaitez, je pourrai facilement développer ce point.
Et alors que les églises se vident, qu’en moyenne la moitié au moins de l’ensemble des parents d’élèves du primaire et du secondaire demandent à dispenser leurs enfants de l’enseignement religieux, que les fondements juridiques des régimes dérogatoires relatifs aux questions religieuses s’effritent, force est de constater que le dernier argument en leur faveur s’apparente à un repli identitaire régional !
Au vu de tous les éléments que je viens de développer, il apparaît de plus en plus nécessaire de remettre en cause les régimes dérogatoires relatifs au « religieux », à savoir le régime des cultes, l’enseignement religieux, les facultés publiques de théologie et le délit de blasphème.
Les autres délégations présentes ce matin ont ou vont développer chacun de ces sujets. Je souhaite éviter une certaine redondance au cours de cette séance. Je vous remets un dossier synthétique. Et je vais me contenter de quelques mots sur chacun des points de ce dossier.
Sur le régime des cultes, il faut rappeler que le Concordat ne concerne que l’Église catholique. Il constituait un équilibre : financement contre contrôle … aujourd’hui il n’y a plus que le financement. L’essentiel du régime est du domaine réglementaire en grande partie modifié par des actes datant de l’annexion.
Le coût est loin d’être négligeable pour l’État (payé par l’impôt de tous) et les collectivités
La liberté de conscience n’est pas respectée – en Allemagne souvent citée en exemple, ne paient pour les cultes que ceux qui le souhaitent. À propos de nos voisins, citons aussi le Grand-Duché de Luxembourg qui doit organiser au printemps un referendum sur l’abrogation du Concordat !
Enfin, le régime est discriminatoire puisque seuls les cultes « statutaires » en bénéficient…
Nous demandons une sortie progressive et si possible concertée du régime, tenant compte des situations sociales des personnes concernées.
Sur l’enseignement religieux, il y aurait lieu de démonter toute l’argumentation juridique qui semble le fonder,… l’essentiel se trouve dans mon dossier. Je dirai simplement qu’il n’y a pas de fondement juridique sérieux à ce qui n’est pour l’essentiel qu’une pratique
Il convient de supprimer cette pratique parce qu’elle est, elle aussi, attentatoire à la liberté de conscience, qu’elle entraîne une forme de fichage confessionnel de la population (le dossier scolaire d’un élève le suit constamment), que la neutralité de l’État n’est pas assurée, que là aussi il y a discrimination des autres croyances que les cultes statutaires au sens étroit du terme, que cet enseignement a un coût et qu’il fait de moins en moins recette !
Là aussi, nous proposons une sortie qui peut être progressive. Mes amis du Cercle de Strasbourg proposent de manière précise des modalités de sortie de l’heure de religion des 24 heures d’enseignement hebdomadaire au primaire. Ce peut être une étape. Pour notre part, nous demanderons toujours à terme l’application des lois Ferry dans nos territoires.
Sur les facultés de théologie, je sais que mon amie Françoise Olivier-Utard de l’Union Rationaliste présente un dossier sérieux et argumenté. Je me rallie totalement à ses propos
Enfin sur le délit de blasphème, cette mesure d’un autre âge, je sais que personne n’a récemment été condamné pour cela et que personne ne le sera. Mais l’actualité des dernières années montre à l’évidence que l’existence des articles 166 et 167 du code pénal local donne de formidables possibilités d’expression, des tribunes judiciaires et médiatiques aux extrémistes de tout poil.
Si vous m’accordez encore quelques petites minutes pour une citation, je vous rappellerai que Le Conseil de l’Union Européenne, réuni le 24 juin 2013, a adopté « les orientations de l'UE relatives à la promotion et à la protection de la liberté de religion ou de conviction ». Ce texte prévoit notamment que « En tout état de cause, l'UE rappellera, le cas échéant, que le droit à la liberté de religion ou de conviction, consacré par les normes internationales pertinentes, n'englobe pas le droit d'avoir une religion ou une conviction qui échappe à la critique ou à la dérision » et « L’Union Européenne …rappellera à chaque occasion qui s'y prête que les lois érigeant le blasphème en infraction restreignent la possibilité de s'exprimer sur les convictions religieuses ou d'une autre nature ».
Ces orientations ont été adoptées afin de promouvoir les Droits de l’Homme dans le cadre de la politique extérieure de l’Union Européenne. Est-il acceptable qu’elles ne soient pas appliquées au sein même d’un État de l’Union, en l’occurrence notre pays ?
Pour conclure, je reviendrai un instant à un point d’histoire. Le 22 novembre 1918, les troupes françaises occupent enfin la capitale alsacienne. À la tête de la 4ème Armée, le général Giraud fait afficher une adresse « Aux habitants de Strasbourg » qui proclame notamment « La France vient à vous, Strasbourgeois, comme une mère vers un enfant chéri, perdu et retrouvé. Non seulement, elle respectera vos coutumes, vos traditions locales, vos croyances religieuses, vos intérêts économiques, mais elle pansera vos blessures… »
Ce premier acte déclaratif d’une autorité publique française en Alsace s’inscrivait dans une tradition qui remonte à l’Ancien Régime : le maintien des privilèges des territoires nouvellement annexés au Royaume… et non dans l’esprit de la République qui proclame l’universalité de ses valeurs.
Nous en sommes toujours là, près d’un siècle plus tard.
Constamment, et jusqu’à nos jours, les autorités de la République n’ont pas cessé de donner des gages aux défenseurs des régimes dérogatoires.
Un exemple très récent. Depuis 1985, existait une Commission d’harmonisation du droit privé. Elle était constituée de magistrats et de praticiens du droit, sous la présidence d’un élu politique.
En janvier 2014, cette structure est dissoute et remplacée par une Commission du Droit local d’Alsace et Moselle. Cette dernière, présidée par un député alsacien, comporte toujours les représentants des diverses cours de justice, des juristes universitaires ou praticiens du droit. On a adjoint à cet aréopage les représentants des chambres consulaires et … des cultes reconnus … et bien évidemment aucun représentant officiel des associations laïques …
C’est pourquoi, pour conclure définitivement, je remercie l’Observatoire d’avoir permis l’expression de plusieurs associations ou collectifs.
Voici Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, ce que je tenais à vous dire, en vous rappelant que je représente ici le Cercle Jean Macé de Metz que je préside, mais aussi la Ligue de l’enseignement Fédération de la Moselle, la Ligue des Droits de l’Homme Fédérations de la Moselle et section de Mulhouse, et les Pupilles de l’Enseignement Public Fédération de la Moselle, avec le soutien de l’association EGALE, de l’Union des Familles Laïques.