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Billet de blog 21 janvier 2015

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LES RÉGIMES DÉROGATOIRES D'ALSACE ET DE MOSELLE

Michel SEELIG

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vous trouverez ci-dessous le texte de la conférence que j'ai présentée mardi 20 janvier au Sénat, à l'occasion de l'Assemblée Générale de l'association EGALE :

Les tragiques événements de la semaine dernière ont mis en avant la question du blasphème, un des aspects des régimes dérogatoires au droit général français, régimes dérogatoires qui forment ce que l’on dénomme généralement le « Droit local d’Alsace et de Moselle ».

 Il convient ici de rappeler que, suite à l’annexion en 1871 de ces territoires par l’Empire d’Allemagne, de nombreuses lois adoptées en France entre cette date et la fin de la Grande Guerre n’y sont pas appliquées. En effet, au retour à la France des départements du Rhin et de la Moselle, il a été admis, à titre transitoire, qu’ils conserveraient certaines législations en vigueur durant l’annexion.

 Le 22 novembre 1918, les troupes françaises occupent enfin la capitale alsacienne. Le général à la tête de la 4ème Armée, fait afficher une adresse « Aux habitants de Strasbourg » qui proclame notamment « La France vient à vous, Strasbourgeois, comme une mère vers un enfant chéri, perdu et retrouvé. Non seulement, elle respectera vos coutumes, vos traditions locales, vos croyances religieuses, vos intérêts économiques, mais elle pansera vos blessures… »

 Ce premier acte déclaratif d’une autorité publique française en Alsace s’inscrivait dans une tradition qui remonte à l’Ancien Régime : le maintien des privilèges des territoires nouvellement annexés au Royaume… et non dans l’esprit de la République qui proclame l’universalité de ses valeurs.

 Nous en sommes toujours là, près d’un siècle plus tard.

 En effet, l’actuel projet de réforme territoriale prévoit la constitution d’une grande région Alsace Lorraine Champagne-Ardenne, noyant les 3 départements dits « concordataires » dans un vaste ensemble. D’où risque de voir les particularités locales remises en cause et « l’identité alsacienne » mise à mal…

Il faut ajouter que les domaines non religieux du droit local, sécurité sociale, chasse, professions réglementées, corporations d’artisans … sont aujourd’hui fortement menacés pour diverses raisons que je n’aborderai pas ici.

Si l’on ajoute à cela l’ouverture du dossier par l’Observatoire national de la laïcité, on comprend mieux cette forme de panique qui a saisi les partisans du statuquo, en particulier alsaciens, qui manifestent un véritable repli identitaire … d’éminents élus n’hésitant pas à dire que « le Concordat est consubstantiel à l’identité alsacienne ».

 Avant d’en venir à la description de la situation sur le plan juridique et pratique, il me faut encore préciser que la situation de la Moselle (je réside à Metz) est ainsi bien singulière aujourd’hui : elle est soumise à des lois différentes du reste de la France, elle ne peut pas être solidaire du réflexe identitaire alsacien, elle est voisine de deux Länder allemands où ne paient l’impôt des cultes que ceux qui le désirent et voisine aussi du Grand-Duché de Luxembourg où l’on parle referendum pour supprimer le paiement des ministres du culte… à moins que les négociations en cours entre cet État et l’Église catholique ne débouchent sur un compromis.

 Après cette longue introduction qui me semblait nécessaire, j’en viens au cœur du sujet que l’on m’a demandé de traiter.

 Le dossier comprend 4 volets, d’importance inégale.

 En premier lieu le régime des cultes.

 Les fondements juridiques en sont multiples. Le plus connu est le Concordat de 1801 entre le 1er Consul Bonaparte et le Vatican. Par abus de langage on parle souvent de régime ou de départements concordataires pour qualifier l’ensemble du droit local, alors que le Concordat ne concerne que l’Église catholique.

Il s’agissait de solder les conflits de la période de la Révolution. L’Église est reconnue comme religion principale et en compensation elle renonce à tous ses biens qui avaient été confisqués … Le préambule du texte annonce explicitement que cet accord est conclu « tant pour le bien de la religion que pour le maintien de la tranquillité intérieure ».

La République contrôlait l’Église et payait les évêques et curés… Disons tout de suite qu’aujourd’hui le Concordat se résume pratiquement à un aspect : l’État salarie les ministres des cultes. Ainsi, lorsque le bruit court que Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, serait intervenu dans la nomination d’un nouvel évêque à Metz, en stricte application de l’Article 5 du Concordat, les milieux les plus cléricaux s’enflamment : l’État doit payer un point c’est tout !

En complément de ce traité et de manière unilatérale, le 1er Consul Bonaparte décrète un texte qui entre dans le détail de l’organisation du culte, notamment les paroisses et les structures chargées de leur gestion, les fabriques, ainsi que l’intervention des communes dans le dispositif. Ce document s’appelle les Articles Organiques pour l’Église catholique.

Dans le souci de contrôler les autres cultes, sont adoptés aussi des Articles Organiques pour les cultes protestants (luthérien et calviniste) et le culte juif. Pour ce dernier, une ordonnance complémentaire sera promulguée sous la Monarchie de Juillet en 1844…

 Après l’annexion de 1871, les autorités du Reich ou du Reichsland Elsaß-Lothringen apporteront de nouvelles dispositions modifiant et actualisant les dispositions françaises. Ce sont en particulier ces textes qui régissent les modalités de la rémunération des évêques, curés, pasteurs et rabbins, leur pension de vieillesse et celle de leurs ayant-droits éventuels, veuves et orphelins.

 En 1924, après le retour des territoires à la France, La République qui avait en 1905 décidé la séparation de l’Église et de l’État, accepte à titre transitoire le maintien de ce régime dérogatoire au droit général. Des actualisations des textes sont effectuées à diverses reprises, la dernière par un décret en 2001.

 Concrètement que se passe-t-il ?

 Les ministres des 3 cultes reconnus sont rémunérés pour un total annuel de plus de 60 millions d’euros. De plus les communes inscrivent obligatoirement à leur budget un certain nombre de dépenses : entretien des bâtiments du culte et annexes (presbytères…) ; si les conseils de fabrique et autres associations de gestion des cultes sont déficitaires, la commune doit obligatoirement prendre le relai pour la gestion ordinaire, le chauffage, l’éclairage, etc. ; des indemnités spéciales dites de binage sont versées aux curés qui assurent la messe dans plusieurs paroisses …

Il n’existe aucune statistique globale pour ces dépenses des collectivités.

 Les dépenses des communes sont financées par les impôts locaux, la rémunération salariale des ministres des cultes par le budget national, donc l’impôt de tous les Français…

 Le deuxième volet que j’examinerai est celui de l’enseignement religieux.

 Parler de manière exhaustive des fondements juridiques de cette pratique nous prendrait beaucoup de temps. En effet, les textes mis en avant par les défenseurs de cet enseignement ont régulièrement fait l’objet de sérieuses critiques d’ordre juridique. Et régulièrement les milieux cléricaux au prix d’une véritable archéologie juridique ont exhumés de nouveaux textes, le plus souvent vagues et flous …

 Déjà, l’enseignement pour les collèges et lycées ne dispose plus d’aucun fondement en droit … le Code de l’Éducation n’évoque absolument pas l’enseignement pourtant bien réel dans ces établissements…

Pour le primaire, on cite souvent la loi Falloux de 1851 qui inscrivait l’enseignement de la religion dans le programme de l’École élémentaire … mais cette loi n’a pas été reprise par l’Empire d’Allemagne en 1871 et n’était donc plus opérante en 1918…

Le dernier texte retenu par la juridiction administrative suprême, le Conseil d’État, en 2001, est celui de l’Article 10A de l’Ordonnance allemande du 16 novembre 1887 qui dit « Dans toutes les écoles, l'enseignement et l'éducation doivent tendre à développer la religion, la moralité et le respect des pouvoirs établis et des lois ». C’est ce texte bien général qui justifie aujourd’hui l’obligation d’une à deux heures d’enseignement religieux dans les écoles publiques. Une obligation à laquelle on ne peut se soustraire qu’en sollicitant une dispense…

 Je passe sur tous les épisodes de 1924 à nos jours qui ont plus ou moins modulé cette pratique ainsi que la procédure de la dispense. Je purrai donner des précisions lors du débat.

 Qu’en est-il sur le terrain aujourd’hui ?

 L’enseignement est obligatoire pour les 3 cultes reconnus, et principalement pour le catholicisme. Il est d’une heure par semaine, voire de deux « lorsque sont remplies les conditions nécessaires en ce qui concerne les effectifs et les enseignants »…nous dit le Code de l’Éducation.

 Depuis 1974, cet enseignement n’est plus, sauf à de très rares exceptions, assuré par les professeurs des écoles (jusque-là les instituteurs devaient déclarer leur appartenance religieuse et étaient formés à l’enseignement religieux dans les écoles normales). L’enseignement est délivré par les ministres des cultes ou le plus souvent par des catéchistes ou autres personnes choisies par les autorités religieuses et payées par l’État (pour la Moselle, il y a deux ans cela représentait une dépense d’environ 1,6 million d’euros).

 Les parents qui refusent cet enseignement doivent solliciter une dispense. Les modalités en sont fluctuantes. Au départ, on exigeait une demande écrite au Préfet … les textes ultérieurs ont accepté une demande verbale auprès de l’établissement scolaire qui inscrit sa réception sur le registre des élèves… ce qui signifie une véritable fichage des familles et des enfants, l’inscription suivant l’élève dans son dossier scolaire où l’on découvrira s’il est juif, catholique, protestant ou dispensé …

 Pour des raisons d’organisation de l’école, mais aussi pour complaire aux autorités religieuses, on a aussi imposé le fait que la demande de dispense devait être formulée avant les vacances d’été et valait pour tout un cycle scolaire (école élémentaire, collège et lycée)…  refusant d’admettre ce que je nommerai de manière un peu provocatrice le droit à l’apostasie !

 À ce moment de mon exposé, je dois préciser que le vécu de ces pratiques est notoirement différent selon que l’on réside en Moselle ou en Alsace.

 En Moselle, qui dépend du rectorat de Nancy, les dispositions sont appliquées de manière très libérale et lorsqu’un litige apparait nous pouvons le régler rapidement avec les autorités académiques.

En Alsace, le rectorat de Strasbourg est jusqu’à présent bien moins bienveillant. Les circulaires annuelles aux chefs d’établissement présentent même des formules encourageant le prosélytisme !

 Nous réclamons évidemment la suppression de cet enseignement religieux, pour respecter la liberté de conscience, la neutralité de l’État, mais aussi parce que les élèves de nos départements ont, chaque semaine, une heure de moins que leurs camarades des autres régions françaises (une sur 24) consacrée aux enseignements fondamentaux du français, des mathématiques, des sciences et de l’histoire, de l’éveil artistique et de l’éducation physique.

 Je passe rapidement sur le troisième volet du dossier : l’enseignement supérieur.

 À Strasbourg, l’Empire d’Allemagne a créé 2 facultés publiques de théologie :

-      dès 1872 une faculté protestante,

-      en 1903 une faculté catholique.

Cette dernière fait l’objet d’une convention avec le Vatican dont les dispositions sont toujours en vigueur : droit de veto des évêques sur la nomination des professeurs, contrôle par la hiérarchie ecclésiastique des enseignements et comportements des enseignants …

 À Metz, un enseignement universitaire de la théologie est progressivement mis en place, avant même la création de l’Université locale … et aujourd’hui un « Centre universitaire de pédagogie religieuse » sur le site de Metz est partie intégrante de l’Université de Lorraine.

 Ces établissements sont critiquables pour plusieurs raisons :

  • Établissements publics, ils bénéficient donc de la validation de l’État pour un enseignement confessionnel

  • Ils sont financés par l’État et donc notre impôt

  • Plus grave à mes yeux, membres officiels des universités publiques, ils interviennent dans l’administration de celles-ci, voire dans le choix des enseignements délivrés. À l’Université de Strasbourg, un ecclésiastique, professeur à la faculté de théologie est vice-président de l’Université publique !

 Le dernier aspect du dossier a fait la une de la presse : le délit de blasphème.

 Le Code pénal local comporte en effet un article 166 qui punit de 3 ans de prison « Celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement contre Dieu par des propos outrageants, ou aura publiquement outragé un des cultes chrétiens ou une communauté religieuse établie sur le territoire »…

 Ce texte n’a pas permis  de faire effectivement condamner quelqu’un depuis plus de 50 ans, il n’est plus vraiment « opposable » juridiquement… mais son maintien dans le code permet aux intégristes barbus ou en soutanes de disposer d’une importante vitrine médiatique en attaquant des pièces de théâtre (celle récemment de Romeo Castelluci) ou des caricatures comme celles de Charlie Hebdo.

 Les évènements tragiques de la dernière semaine laissent espérer que cette disposition d’un autre âge sera bientôt supprimée.

 Les autorités religieuses inquiètes pour leurs autres privilèges ont, par un hasard du calendrier, proposé cette suppression la veille de l’attentat. Avec pour objectif, paraître ouverts, modernes et libéraux, et espérer ainsi que leurs privilèges soient maintenus. … Une position tactique qui ne peut guère faire illusion !

 J’ai tenté, dans le temps qui m’était imparti de dresser un tableau à la fois le plus complet et le plus simple possible.

 Il aurait fallu développer certains points, dénoncer les arguments fallacieux qui nous sont opposés, en particulier sur l’unicité du droit local et sa « supériorité » sur le droit national, parler aussi des jours fériés du vendredi-saint et de la Saint-Étienne… Je le ferai si vous le souhaitez lors du débat.

 Pour conclure, faut-il vraiment que je vous démontre que ces régimes dérogatoires d’Alsace et de Moselle sont des obstacles à la liberté de conscience ? Que le régime est à l’évidence discriminatoire ?

 Je préfère élargir mon propos en posant cette question : Comment peut-on demander à nos concitoyens dont la culture familiale n’est pas judéo-chrétienne de « s’intégrer », de renoncer à certaines expressions publiques de leur tradition, alors que dans certains territoires de la République on accorde des privilèges exorbitants à certains cultes dits « reconnus » ?

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