Bernard de Tournadre a une manière bien à lui d’attraper le hasard. Une façon de respecter ce qu’on lui offre. Même les images de rue, qu'il confronte avec malice aux citadins qui les croisent chaque jour, semblent accorder leur consentement à l'amoureux du clin d'oeil, manifestant une extraordinaire bonne volonté pour tenir la pause au poil dans l'image.
Son dernier opus, aux éditions Parenthèses, est un nouveau travail thématique, après Bikers variations, il y a quelques années aux mêmes éditions, sur le monde de la Harley Davidson. Il s’intitule Par Deux.
De l’art secret d’être deux au monde, Michel Tournier a donné un grand roman avec Les Météores, vaste tour du monde autour du conflit gémellaire traditionnel entre la moitié de l’œuf tenté par l’aventure des confins et le gardien sévère du cocon.
Par Deux est un vaste tour du monde de la gémellité à travers la France, le Maroc, les États-Unis, le Canada et l’Inde. On connait peut-être les jumeaux de Willy Ronis, chaperons rouges en noir et blanc, petits bonshommes retour d’école, sous l’autorité d’une sœur à peine plus grande, photographiés de dos sur un bord de route en 1954. Une image de conte de paix dans la France de la Reconstruction, d'où les méchants loups ont disparu. Les petits Poucet du conte, une fois adultes, sont partis en quête d’un cliché découvert par hasard dans la presse locale, à la reconquête d'une image dérobée à l'album de leur vie. Et bien des années plus tard encore, devant un autre objectif, ils tiennent entre eux l’image de cette vie d'autrefois dans le miroir du temps, et celui de Bernard de Tournadre.
Ces paires d’hommes et de femmes, ces couples de jumeaux et jumelles, parfois maris et femmes, ont autant de différences que de similitudes, minces détails émouvants qui nichent partout. Prenez ce cliché qui vient de Twinsburg, Ohio, une ville fondée par des jumeaux, organisatrice d’un grand festival de la gémellité. On y voit deux dames d’un certain âge, baguenaudant, en pause, dans un parc. Ce n’est pas la coupe de cheveux, semblable de dos qui frappe l’œil, pas la tunique et le pantacourt de détente, identique, pas davantage le bras gauche ballant, alors que le droit est occupé chez les deux. C’est l’allure, trahie par l’harmonie de la lumière et de l’ombre de pieds étonnamment synchrones. L'élégance jusqu’aux bout des ongles de jumelles à l’allure jamais scindée du même oeuf.
Un cahier central aux pages crème, aux images virées au sélénium, explore le village de Kodinhi, dans l’État du Kerala, en Inde, célèbre pour son surnombre de naissances multiples, le village des jumeaux. Sorte d’écosystème à la nature luxuriante, étrange écho des petits Lorrains de l’après-guerre. Le même sérieux de gamins qui portent sur eux plus que l’enfance, le regard d’une étrangeté faite royaume.
Par deux est un volume qui ne déteste pas l’humour décalé, comme en ouverture et en clôture, et cultive partout la poésie et la tendresse.
Une biographie introductive retrace le chemin du photographe. Un chemin de vocation, pour l’image et l’humanité.
Bernard de Tournadre, Par Deux. Visages et villages de jumeaux, éditions Parenthèses, 2024.