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Billet de blog 9 janvier 2016

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Le dernier Tarantino est l'histoire d'une lettre

Pas une lettre volée. Une lettre d’Abraham Lincoln adressée à l’un des 8 salopards de l’histoire, le Major Marquis Warren (Samuel S. Jackson). Noir honni par les troupes du sud esclavagiste et par son camp pour avoir laisser périr autant de yankees que de camarades pour échapper à la prison.

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Cette lettre est un objet aussi discret que central. Elle arrive dès le début et sert de sauf conduit pour entrer dans la diligence qui conduit les personnages vers l’épicerie de Minnie, véritable lieu du drame. Ce sauf conduit de l’histoire est l’objet d’une curiosité récurrente. Et d’un doute. Vraie ? Apocryphe ? Sans que les arguments pour et contre tranchent jamais vraiment la question. Il n’empêche, croyance ou doute ont des effets jusqu’aux dernières images qui déplient la missive pour faire entendre enfin au spectateur ce qu’elle dit, épilogue et apologue des 2h 45 qui viennent de s’écouler dans le vomi, le sang et un art flamboyant du cinéma.

De quoi témoigne-t-elle donc ? D’une « amitié de plume » entre un Président américain et un simple citoyen. Entre un blanc et un noir. Rien de plus qu’une fraternité par dessus les fractures de l’Histoire et les violences de la guerre civile. Ce témoignage est le centre de gravité du film et le véritable sujet de ces 8 Salopards, qui est un grand film déchiré sur la fraternité.

Qu’est-ce que la fraternité ? Rien que ce qui lie le destin d’un homme (ou d’une femme, puisqu’il y a une femme aussi dans cette bande de salopards) à un autre. Qui lie par exemple un chasseur de prime pressé d’emmener à bon port sa proie pour la voir pendue à l’homme sans cheval en travers de son chemin, perdu dans un blizzard implacable et mortel. Ce n’est pas la fraternité de chasseurs de primes entre John Ruth et le Major Warren qui va pousser celui-ci à embarquer celui-là, armé lui-même d’un solide bagage de cadavres à charrier et de primes à empocher, c’est la lettre qu’il connaît, qu’il a déjà lue, et dont Kurt Russell se délecte une fois de plus, sortant pour l’occasion des binocles qui donnent à ce bourreau (son surnom) un air de grand-père ou de Père Noël. C’est aussi sur cette lettre que Daisy crache comme sur un vulgaire papelard, prenant un coup de poing retentissant du Major Warren en pleine poire, violence extraordinaire qui stoppe net la diligence. Arrêt inattendu qui est l’occasion de rencontrer un autre promeneur du blizzard. Il montera lui aussi par une fraternité de destin puisque c’est le nouveau shérif de Red Rock, la ville où Kurt Russell va livrer Daisy, le promeneur est donc l’homme de loi qui paiera sa prime. Qu’on le veuille ou non, fraternité est une façon de dire qu’on est embarqué dans la même diligence un jour de blizzard, que notre vie dépend d’autres vies qui sont de bonnes ou moins bonnes étapes du destin de chacun. Et ainsi de suite, Tarantino jouant de ce canevas jusqu’au dénouement. Ainsi les hôtes de l’épicerie de Minnie, d’où Minnie a étrangement disparue, sont-ils vraiment ce qu’ils disent ou des acolytes venus délivrer Daisy ? Là encore, qui faut-il croire ? Ne pas croire ? La stupeur de ce grand film sur la fraternité c’est qu’il est, comme on n’a pas manqué de le remarquer, et parfois de s’en émouvoir, une tuerie sans nom (surtout dans sa seconde partie, après l’entracte, à ne pas manquer). Violence, qu’au début et à la fin, rappelle le plan symbolique d’un christ en croix dans la solitude et la neige du Wyoming. Depuis que le monde est monde les hommes ont trucidé leurs frères, souvent pour pas grand chose, toujours par ignorance aveugle du lien qui par dessus leurs différends les unissent. Mais alors qu’est-ce donc que cette fraternité qui autorise les pires abjections, dont le récit en voix off, flash back et montage alterné du visage du fils et du père, de la mort du rejeton du vieux général sudiste venu lui donner une sépulture, et celle granguignolesque de Daisy ? Mais rien, absolument rien de plus qu’une croyance. Et c’est là que la lettre d’Abraham Lincoln fait retour. Elle est fausse, mais peut-être pas. En tout cas, celui qui n’y a jamais cru et a bien fait rire la tablée en éventant la ruse du Major Warren se délecte de sa lecture en attendant sa mort aux dernières minutes du film. Croire en la fraternité suffit. Que la fraternité ait des raisons, ne soit qu’un mensonge inventé par les hommes, qu’importe. Elle est la dernière et la seule façon de ne pas mourir, l’unique et seule façon de vivre. Et si l’on doit mourir, parce que l’on meurt, ne pas mourir sans frères, unique et seule consolation de toute existence.

Ainsi les 8 salopards sont-ils une version de l’histoire éternelle d’Abel et Caïn. Et un magnifique chef d’œuvre sur les violences de toutes les époques. Et de la nôtre qui, pas plus que les autres, ne fait exception.

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