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Billet de blog 11 avril 2014

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La littérature et le monde

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Le fil perdu du dernier livre de Jacques Rancière est l'ombre de la voie ouverte par des noms aussi divers que Flaubert, Conrad, ou Virginia Woolf. Au départ de cette suite d'essais sur la fiction moderne, il y a un paradoxe qui nourrit le relativisme ironique des lecteurs : des œuvres aussi capitales pour notre époque que l'Éducation sentimentale ou Lord Jim sont apparues aux plus fins contemporains comme de purs et simples échecs. « Il n'y a pas de livre là-dedans », prononçait Barbey d'Aurevilly en parlant de l'Éducation sentimentale. Mais que ne voyait-il pas en dépit de son talent, et qu'y voyons-nous avec l'évidence du génie ?

Depuis la Poétique d'Aristote, l'humanité est partagée entre les hommes d'action qui poursuivent des fins, et une vaste majorité d'hommes ordinaires dont l'existence n'émerge pas de l'indifférence de la vie. Le fil perdu trace donc une frontière entre les héros et ceux qui ne le seront jamais, elle perdurera tout au long du régime représentatif de l'art. « Ce monde exquis  ne regardait les petites gens que par la portière de ses carrosses et la campagne que par les fenêtres de ses palais. » Dès lors se pose le problème d'une littérature qui trahit les canons de la tradition. L'archétype en est Flaubert encore, le Flaubert d'Un cœur simple. On se souvient du baromètre de Mme Aubain, il a inspiré à Roland Barthes un de ses plus célèbres articles. Ce baromètre est réinterprété ici non comme un « effet de réel » mais comme « effet d'égalité ». L'instrument extérieur au récit n'indique pas « la séparation entre ceux qui vivent dans la succession des travaux et des jours et ceux qui vivent dans la temporalité des fins », il lie « ces existences obscures avec la puissance des éléments atmosphériques, les intensités du soleil et du vent et la multiplicité des événements sensibles dont les cercles s'élargissent à l'infini. Le monde des travaux et des jours n'est plus celui de la succession et de la répétition opposées à la grandeur de l'action et de ses fins. Il est la grande démocratie  des coexistences sensibles ». À lui seul, ce « détail » libère un monde nouveau pour la littérature.

Le fil perdu désigne aussi les signes d'une intrigue bien ficelée, un enchainement qui témoigne d'un caractère actif aux prises avec la violence de l'adversité et les aléas du destin. De ce point de vue, Aristote n'hésitait pas à proclamer la supériorité de la poésie sur l'histoire qui a affaire « au kath' hekaston, à la succession des faits, comme ils arrivent, l'un après l'autre, tandis que la poésie a affaire à la généralité des choses saisie en leur ensemble (ta katholou) c'est-à-dire à l'enchaînement des événement comme ils pourraient arriver selon les liens causaux de la nécessité ou de la vraisemblance. » Au-delà de la poétique, ce « modèle de rationalité » a diffusé jusqu'à « la science sociale » « qui déclare la construction d'un enchaînement causal vraisemblable plus rationnelle que la description des faits “comme ils arrivent” ». Peut-être faut-il entendre ici qu'à la différence de la littérature, qui a fait sa révolution esthétique, les sciences sociales demeurent tributaires d'un modèle d'intelligibilité qui prolonge les inégalités qu'elles prétendent dénoncer. C'est l'une des questions saisissantes ouvertes en quatre lignes par ce volume.

La révolution des héros et des causalités suit quant à elle son chemin. Conrad refuse « que les divisions de Lord Jim soient appelées des chapitres. Un chapitre de roman fait avancer “l'histoire”, mais le milieu de l'histoire, lui n'avance pas. Il est fait de plages de lumière et de brume dont chacune est au présent. » À la place surgit une volonté aveugle à elle-même, qui a été longuement explorée dans un livre précédent de Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art. Une volonté qui « s'épuise pour ce qu'elle croit être ses buts et qui n'est en réalité que la marche obstinée d'une vie qui ne veut rien ». Aisthesis y voyait l'égalité de la vie propre à une nouvelle époque de l'art. « Au lieu d'imiter les objets de la nature physique et les passions de la nature humaine », l'art « s'attache à en épouser la puissance propre, celle que résume la notion grecque de la phusis : sa pure puissance de produire et de disparaître dans sa production ».

On suit le fil perdu de cette volonté à travers les romans de Conrad et Virginia Woolf, la poésie de Keats, le fils de palefrenier devenu poète, et le théâtre. “Le théâtre des pensées” est le texte le plus magistral de ce recueil et sans doute l'un des plus beaux de l'auteur. Il débute par une confidence, chose infiniment rare sous la plume de Jacques Rancière : la découverte en 1954 du Richard II de Shakespeare mis en scène par Jean Vilar au Théâtre national populaire. « De cette histoire de drapeaux et de fanfares, un moment est resté gravé dans mon esprit, celui où l'acteur qui incarnait Richard II - et incarnait aussi en ce temps la beauté rayonnante et la jeunesse généreuse - s'adressait aux derniers fidèles du monarque en ces termes : “Mes amis, asseyons-nous sur le sol et contons-nous la fin lamentable des rois”. À ce moment, le grand espace offert au déploiement des actions et à la résonance des paroles se réduisait à ce petit cercle de discuteurs qui laissaient filer une action abandonnée à elle-même. »

La scène de l'action désertée ouvre une méditation sur la Vie. Les mots parcourent alors avec une bouleversante beauté et de fulgurants éclairs d'expression le chemin qui conduit de Jean Vilar à Victor Hugo, de Hugo à Büchner, traducteur de Marie Tudor et auteur de la Mort de Danton, et encore Tchekhov et Ibsen. L'art du théâtre « construit l'espace des mots qui doit faire basculer l'intrigue explicite vers sa vérité somnambulique ». Si « la vie, c'est la vérité qui se donne sous la forme d'un théâtre d'ombres », alors le théâtre « renoue avec le peuple un lien appartenant à son essence même ». Finalement, « la question par laquelle la politique est liée au théâtre n'est pas de savoir comment sortir du rêve pour agir dans la vraie vie. Elle est de décider ce qui est le rêve et ce qui est la vraie vie. »

Ainsi le théâtre réactive-t-il le fil jamais perdu des existences ordinaires : pas seulement interpréter le monde, mais le transformer. Façon pour Jacques Rancière de montrer comment la littérature a su donner sens au mot de Marx.

Jacques Rancière, Le fil perdu. Essais sur la fiction moderne, La Fabrique

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