L'histoire est vraie. En 1986, l'héritier milliardaire de la famille du Pont monte une équipe de lutte en vue des Jeux de 1988 à Séoul. Parmi d'autres athlètes, Mark et Dave Schultz, médaillés de Los Angeles. Foxcatcher s'attache particulièrement à Mark, le cadet, qui voue sa vie à un sport dont son aîné possède une intelligence animale. Le contraste entre Channing Tatum, bourrin gentil qui poursuit un rêve de gloire et Mark Ruffalo, d'une puissance et d'une légèreté véritablement nietzchéennes, est une des réussites discrètes du film de Bennett Miller. L'autre contraste vient de John du Pont himself. Vanessa Redgrave incarne Jean, la mère de ce rejeton unique et dégénéré. C'est la seule à pouvoir lui tenir tête, sans haine mais sans concession. Et paradoxalement, ce que cette mère au crépuscule de sa vie et d'une intelligence solaire reproche au nabot vindicatif qu'est son fils se résume à un mot, le mot argent.
Le véritable héros du film de Bennett Miller semble tout droit sorti des analyses de Marx. Le texte est connu. On le trouve dans les Manuscrits de 44. « Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Telle est la force de l'argent, telle est ma force. Mes qualités et la puissance de mon être sont les qualités de l'argent ; elles sont à moi, son possesseur. Ce que je suis, et ce que je puis, n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je puis m'acheter la plus belle femme ; aussi ne suis-je pas laid, car l'effet de la laideur, sa force rebutante, est annulée par l'argent. Je suis, en tant qu'individu, un estropié, mais l'argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas estropié ; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans scrupule, stupide : mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi qui en possède ». Ainsi un homme sans physique, sans intelligence, sans talent, mais plein d'argent peut-il devenir mécène, coach olympique, idole sportive et un modèle de patriotisme. L'argent qui « m'unit à la vie humaine, continue Marx. Qui unit à moi la société et m'unit à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens ? » Foxcatcher est rempli de ces appariements étranges, de ces soumissions obscènes, de ces rencontres improbables. Ainsi voit-on John du Pont débarquer dans une petite chambre d'hôtel où la famille de Dave, sa femme, ses deux enfants, tout à la joie de la victoire, oublie, en pleine ère Reagan, que l'argent exige plus qu'une franche politesse.
John du Pont monte avec Mark une équipe olympique, négocie avec les autorités sportives nationales pour transformer sa propriété en site officiel d'entrainement. Les médias chantent sa gloire. Il soudoie les témoignages d'affection, les rédige lui-même, les dicte, les fait dicter, sans imaginer que quiconque résiste à la force de son argent qui est aussi sa foi. Et cette conviction n'est pas qu'une illusion. Elle finit par ramener Dave, le frère rétif, dans le giron de sa prestigieuse écurie, nouant le drame, et précipitant le dénouement qui devait conduire le milliardaire en prison jusqu'à la fin de sa vie.
Le ressort de ce drame, Marx l'éclaire impitoyablement : « je manque d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur pourrait-il être un sot ? De plus, il peut s'acheter des gens d'esprit, et celui qui en est le maître n'est-il pas plus spirituel que ses acquisitions ? Moi qui, grâce à mon argent, suis capable d'obtenir tout ce qu'un cœur humain désire, n'ai-je pas en moi tous les pouvoirs humains ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? »
Mais si l'argent est le « lien de tous les liens », s'il peut acheter tous les mariages c'est au prix d'une opération occulte. La force qu'il donne à celui qui le possède vide aussi les qualités qu'il procure de toute valeur. La beauté que je peux acheter est une beauté vénale. Les esprits dont mon argent m'entoure sont des esprits courtisans. L'argent peut tout apporter, parce qu'il à le pouvoir de tout dénaturer. Et qu'a fait ici l'argent de John du Pont ? Une scène montre Mark en short et mèches blondes, sniffant un rail de coke au pied de son mécène. Suit un plan en contreplongée implacable et sans contrechamp où Steve Carell déploie le cynisme effrayant qui a fait d'un champion un gigolo. Et Marx de conclure avec ironie, la force symbolique de l'argent est une force diabolique. « Vrai moyen d'union, vraie force chimique de la société, il est aussi la vraie monnaie “divisionnaire” ». Dans le film de Bennett Miller l'argent brise tout : la glorieuse lignée d'industriels des du Pont, le goût et le respect de Jean pour les chevaux, la vie de ceux qui auront cru à l'argent et finalement le rêve de l'Amérique.
Je m'en voudrais de révéler le dernier mot, le dernier cri, la vocifération sur laquelle se clôt Foxcatcher. C'est le triste écho, mais le seul et véritable écho du discours patriotique lorsque le patriotisme aussi est devenu affaire d'argent.