Ainsi commence Le Temps des égarés, le film de Virginie Sauveur, actuellement sur Arte.tv. La scène suivante est un défilé de bureaux de L’Ofpra, de demandeurs d'asile qui racontent leur histoire à des fonctionnaires sans empathie. La caméra suit une jeune traductrice. Sur le récit de la demandeuse elle coud un scénario qui passe la rampe, négociant, les yeux dans les yeux, en langue étrangère, entre la fonctionnaire et la migrante, le tarif de son savoir-faire. Elle connaît la chanson, et la chante comme on doit. C’est une femme de couleur sortie des méandres de l’asile, qui s’est bâtie toute seule un petit horizon de revanche. Fiction ? Document ? Mafia ? Résistance ? On ne sait pas. La question n’est de toute façon plus là. En deux séquences, le film a eu le temps d’installer un cadre serré qui jamais ne se desserre. Qui enserre les protagonistes de quelque bord qu’ils soient. Et avec eux, évidemment, le spectateur. Il n’y a d’horizon pour personne dans le film de Virginie Sauveur, et tout le monde dispute âprement son morceau. La fiction, le document bousculent. Les plans serrés nous prennent par surprise. Et on suit, bien obligé. Les bonnes intentions sont là, quand même, à distance, mises en scène avec humour. Un exercice de droit. De jeunes avocats en formation qui doivent alternativement soutenir le pour et le contre. Sujet du jour : Doit-on accueillir toute la misère du monde ? Avec l'humour s’invite aussi le mensonge, qui est le petit horizon des avocats. Le mensonge est un thème récurrent, et dérangeant, du film. Chacun a le sien. Il est traité à la manière des Réflexions sur le mensonge d’Alexandre Koyré, apologie écrite au États-Unis alors qu’il fuyait le nazisme. Parce que parfois le mensonge est notre seul allié contre les ennemis de la vie.
Et ça continue en plan serré. Une ronde dans les couloirs de la ville. Les couloirs d’administration. Les couloirs et les portiques de métro, des portiques partout, contrôles, fouilles. Et le mensonge dans un monde sans horizon parce que respirer passe aussi par là. Mais entre la ronde des murs d'autres rondes sont possibles. Rondes d'enfants d’abord. Idée extraordinaire. Le film a pour héroïne une petite malienne au port de tête princier que son père veut, contre la loi, soustraire à l’excision, et qui se retrouve orpheline dans un pays qui ne veut pas d’elle. Pas d’horizon, même pour une petite fille reconduite chez elle manu militari. Mais Assa sait déjà mordre, et sa ronde la conduit vers l’Irakien Abdul Assim, sorti du container. Un professeur de français qui n’a plus d'existence dans un monde sans horizon pour la littérature et l’éducation. Le geste d’Addul est un geste d’écriture, au dos du vêtement de la petite égarée. Le don d’un homme digne qui a refusé le mensonge des avocats. Le message que ne voit pas Assa la conduit vers quelqu’un, et ainsi de suite. C’est où le film révèle son geste le plus intime, si peu gratuit que le spectateur est plein d’admiration pour la trouvaille de Virginie Sauveur. Jouer l’histoire d’un monde sans horizon sur la partition de La Ronde de Max Ophüls. Broder le destin d’expatriés de leur vie de partout sur le destin des héros urbains de Schnitzler. Petit geste de cinéaste qui porte la ronde loin. « Rien n’est plus utile à l’homme que l’homme », disait Spinoza, et il définissait la fraternité : petit geste qui pour tous ouvre un horizon d’humanité. Nul besoin de pathos, de bonnes intentions. Pas de leçon pour le prix d’une place de ciné. Juste un geste de cinéaste dans l’horizon d’un écran.