Par la suite, il n’y aura presque pas d’image où l’ombre de la peur n’agite de tics le visage du torero péruvien Andres Roca Rey, ne fasse trembler ses gestes de prières et ses remerciements au pouvoir de la Vierge. L’autre visage de la peur qu’Albert Serra ne montre jamais est celui de la foule des gradins, regards unanimes, réactions unanimes. Invisible, il fait peur, autant que le taureau. A un banderillo de sa camarilla qui rassure le torero sur l’accueil du public, Roca Rey, demande, inquiet, s'il est unanime.
Peurs conjuguées quand, du corps bandé du torero, de sa chorégraphie ostensible, la bête véloce, blessée, épuisée fait entre ses pattes un petit écheveau serré de gestes gauches de protection. A un moment, un taureau épingle Roca Rey entre ses cornes contre l’enceinte de l’arène. Il s’en tire livide, du sang sur le visage, costume déchiré à la cuisse. Son visage à la couleur des deux peurs réunies. La peur, et la peur de la honte. Blancheur de l'union de la bête et du public qui fait disparaître toute tension visible. Roca Rey s'avance vers la bête. Et torée alors avec un calme d’ange.
Albert Serra est littéral. N’a pas de jugement sur la corrida. Dresse face à face taureau et hommes. Filme une mécanique de rituel, car tout rituel est une mécanique. Le film entier tient en une série de plans récurrents : torero dans la voiture qui le conduit, puis le ramène du combat. Chambres où il se déshabille, et puis s’habille, dans cet ordre qui préserve la liberté du réalisateur. Car la scène de l’habillage est un rituel royal. Le costume du torero a l’étroitesse d’une mue à enfiler. Son aide de camp le soulève à droite et à gauche dans son pantalon pour ajuster au plus près le corps à sa fragile armure étincelante. Et la suite : l’arène, appels à droite et à gauche de la bête qu’on épuise, et puis saigne à coups de banderilles et de pique pour la préparer au dressage. C'est l'office du torero, là pour faire danser la bête du haut de son costume d’apparat.
C’est où la forme littérale du film délivre son allégorie. La corrida est un rituel de pouvoir. Une réaffirmation du pouvoir de l’homme sur la force brute. L’affirmation du maître sur une bête épuisée, vidée de son sang, dressée, et finalement vouée à un destin écrit d’avance : la mort. On voit quatre fois l’estocade finale. La chute du taureau est l'hommage de la bête, chaque seconde affaiblit la victoire du torero. Le littéral montre une scène puissante, d’un taureau, genou à terre, dans un dernier effort pour se relever, un long moment immobile avant que la bête ne s’effondre dans un souffle puissant, humain.
Un autre taureau coûte beaucoup à Roca Rey. Serra termine le film sur lui. Un monstre de vitalité, qui ne tombe pas. L’épée n’a pas été enfoncée assez profond. La peur. Roca Rey s’inquiète du public. Revient. Arrache l’épée du dos. Et avec le calme du maître, plante une autre épée dans ce corps à qui il doit sa puissance et sa gloire. La mort du taureau enflamme le public unanime qui ne sait pas le rôle qu’il joue.
En soustrayant le public de la corrida, Serra lui dit quel rôle il joue : celui de la bête qu’on abattra, et qu’on amuse, hors-champ.
Une amie a trouvé pornographique la répétition de l’estocade. Le mot est à la fois injuste, et terriblement exact. La mort répétée du taureau est pornographique, mais comme est pornographique le pouvoir du pouvoir.
On se réjouit de l'extinction de la corrida. Reste la pornographie du pouvoir, chaque jour plus intolérable.