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Billet de blog 30 octobre 2014

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Tobe Hooper avec Sade

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« Sade, attaquer le soleil » célèbre le bicentenaire de la mort de l'écrivain avec plus de poids que de talent. Cette exposition obèse retrace la postérité du divin Marquis comme on mesure un tour de taille, en ajoutant des centimètres. Quelle carambole ! Des tableaux, des dessins, des sculptures, des gravures, des écorchés, des photographies. Goya, Picasso, Courbet, Degas, le Douanier Rousseau, et même le québécois Jean Benoît et des sex toys. Passons. Non, car passez ! est le mouvement indiqué ici, le seul véritablement à suivre. Autant d'opus ne tiennent ensemble que par un fil ténu décliné ad nauseam : analogie, comparaison, rapprochement, emprunt, écho, illustration, parallèle, et au bout du compte hasard. On pose le regard. On revient en arrière. On a vu, on avance, on n'en sait pas plus. On traverse les salles en cochant les noms comme un touriste le programme de son voyage exotique, juste un petit trait dans son journal de bord : vu. Un tel surpoids iconographique imposait un régime. Des paperolles empruntées aux discours des libertins, ce sera tout ce qu'on goûtera des délicieuses Infortunes de la vertu ! des monumentales Prospérités du vice ! de la folie combinatoire des 120 journées ! de la géniale correspondance de l'épistolier de la Bastille (une vitrine diététique !), de l'inattendu Aline et Valcour, écrit en hommage à La Nouvelle Héloïse ! de la célébrissime Philosophie dans le boudoir, de Français, encore un effort pour être Républicains !

         L'exposition d'Orsay commence dans une antichambre de cinéma. Des écrans noir et blanc, des classiques : L'Age d'or, de Buñuel, Le Voyeur de Michael Powell, Les Yeux sans visage, Dr Jekyll et Mister Hyde, etc. Au bout d'un trajet d'auto-tamponneuse, à cause du slalom entre les écrans, on se souvient d'un film qui aurait eu toute sa place à ce seuil : Massacre à la tronçonneuse. Heureux hasard, une version numérisée ressort dans les salles. Comparaison.

         Tobe Hooper est dans son sujet avec une remarquable économie de moyens, et ce sujet - sadien en diable - c'est l'orgie du vivant. Ses victimes et ses bourreaux se retrouvent sur un territoire natal, une ce ces maisons abandonnées dans un no man's land sillonné de routes et d'autoroutes. Sally et Franklin y découvrent les vestiges de leur passé, une boucherie déjà. Car victimes et bourreaux ne partagent pas seulement de façon malencontreuse un territoire d'horreur, leurs aïeux ont travaillé aux abattoirs de la ville, à la grande époque où l'on tuait les bêtes à coup de masse, et pas toujours du premier coup. La technologie semble avoir fait reculer ce sombre souvenir, mais pas du tout. Pistolets d'abattage et tronçonneuses ont pris la relève. Le premier assassinat frappe Kirk. Le plus charmant garçon du groupe sera, comme il se doit dans un film de genre, victime de sa curiosité et de son insouciance. Un coup de marteau sur la tête, son corps agité de soubresauts convulsionne sur le sol comme dans le Sang des bêtes, le documentaire de Georges Franju sur les abattoirs de la Villette (un autre film qui aurait pu figurer à l'entrée d'Orsay). Pam qui l'accompagne dans sa virée assistera au découpage de son petit ami, pendue à un croc de boucher. Où cela va-t-il donc ? Vers une orgie dionysiaque où la mort est le principal ingrédient. La chose n'est pas nouvelle, on trouve déjà l'idée de la mort comme façon de rendre justice à la vie chez le grec Anaximandre. Chez Tobe Hooper, la justice des corps sacrifiés prend la forme insoutenable, appétissante, de saucisses dégoulinant de graisse dans un foyer de cheminée. Leatherface porte un masque de cuir, c'est-à-dire une autre peau sur sa peau. Le visage de son frère exhibe une énorme envie couleur sang. Leur père est cuisinier, et dans leurs yeux à tous brille un chaos de dentition démantelée et gourmande. Le sang de la dernière victime, Sally, réveillant le grand père zombie, ses lèvres pâles et ridées ne se ferment pas sur un baiser mais sur un festin régénérateur.

         La scène du repas est un morceau de choix. La bande son du film monte en parallèle les cris de Sally et les rires de ses commensaux, mêlant fête macabre et innocence enfantine. Les cris, les rires grandguignolesques, les mimiques grotesques de pitié alternant les plans de globes oculaires effarés, exorbités à la dimension d'une horreur irreprésentable (le mot ici prend son sens) atteignent un paroxysme insoutenable quand ces petits-enfants hideux, dégénérés, veulent à tout prix donner à grand-père le plaisir d'un coup de marteau sacrificiel. On ne peut s'empêcher de penser à la phrase de Sade, si souvent citée par Roland Barthes : « Au fond de toute passion il y a un principe de délicatesse ». Massacre à la tronçonneuse est le fruit baroque d'une époque qui s'anéantit et renaît dans l'autophagie, la nôtre. Sa métaphore en est le générateur électrique tournant nuit et jour près de la maison. Son vacarme couvre les cris de cet antre de bouchers, fournissant la lumière de ses massacres et le froid de ses frigos. C'est le générateur qui vide les cuves  de la station service, où pour leur malheur se sont arrêtés cinq jeunes gens en quête de carburant. L'essence ne sert plus à rouler, ses feux glacés découvrent l'apocalypse de la civilisation. Consommation effrénée d'énergie et de chairs tel se présente le matérialisme réactualisé de Tobe Hooper après la guerre du Vietnam, à l'heure du premier choc pétrolier. La fête, la guerre, le plaisir, joyeux carnages où une nature aveugle dévore ses propres enfants : formes de vie qui prennent la mort pour paradigme. Voilà bien la chose essentielle qu'Orsay ne montre pas. Ni désir ni sexe. Festin barbare d'une vie ancienne et neuve, éternelle, saugrenue et brillante, comme les pantins de Tobe Hooper, sortis de leur tombeau au début du film pour une parade qui affirme envers et contre tous ceux qui ne veulent pas savoir que la mort n'existe pas.

         Le 27 octobre, Laurent Goumarre recevait dans le RendezVous de France culture, Laurence des Cars. On entendait la satisfaction de la co-commissaire, avec Annie Le Brun, de « Sade, attaquer le soleil » : une exposition comme celle d'Orsay n'aurait pas pu être montée aux Etats-Unis. Deux jours plus tard, on apprend par Libération qu'une copie de Massacre à la tronçonneuse a été déposée MoMa de New York. On est rassuré : Sade est bien dans les musées américains. Et pas dans une version porno-chic. 

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