Jeune noire orageuse sur le rebord d’une fenêtre
Il y a une lumière grise qui plombe la ville. Lumière grise mais lumière de chaleur. Chaleur lourde. C’est un moment spécial où tout le monde sait bien ce qui va se produire. L’orage menace. Au fond, on est tous là à l’attendre.
La jeune fille est noire. Tee shirt noir, pantalon ou survêtement noir, elle a un casque audio tout blanc sur la tête. Ça lui fait comme un serre-tête.
Elle a l’air joli, mais quelque chose cloche. On devrait entendre des cris, des bouts de tamtam fendu, des fuites d’odeurs bruyantes. Mais non rien. Les idées qu’on a sont absentes de son environnement dans lequel on se trouve enchâssé. Ce n’est pas seulement qu’elle soit assise sur le rebord de la fenêtre. C’est surtout qu’elle y soit perchée comme un oiseau qui regarde de droite et de gauche le paysage urbain qui s’écoule à ses pieds. Pour l’essentiel, des bagnoles, de la poussière, des journaux gratuits, des prospectus et des sacs en plastique apportés par le vent. Pour l’essentiel nous, ceux qui passons.
Quelque chose cloche.
Elle n’a pas l’air de vouloir se « balancer ». De toute manière, elle n’est qu’au premier étage. Elle n’a pas l’air d’une folle, c’est ce qui cloche aussi. Elle est là, accroupie, bienveillante, incontestable sur le rebord de sa fenêtre. Ça paraît normal qu’elle soit là intrépide, tranquille, nonchalante.
C’est ça qui cloche, la nonchalance et la normalité de sa présence. Le fait indiscutable qu’elle soit là adolescente désœuvrée à regarder le monde circuler. Ce n’est pas normal que ce soit normal à ce point, cet être humain d’une quinzaine d’années, future très jolie femme sans doute, qui balaie le monde d’un revers de regard.
On n’aurait dû se dire « mais qu’est-ce qu’elle fout-là celle-là ? » avec le ton agressif et méprisant des imbéciles heureux, automobilistes incarcérés dans leurs véhicules froids brûlés au feu rouge des embouteillages, direction la grande banlieue. On ne le dit pas. A peine on cette pensée que cette pensée s’envole. La jeune fille noire demeure impériale sur son perchoir. L’idée meurtrière s’envole. Peut-être, cette jeune fille et son casque blanc vont-ils s’envoler aussi.
Le feu tricolore est très long à cet endroit. Les conducteurs peuvent regarder longtemps, ils ne le font pas. On respecte son droit à être une future belle sans être-là piteusement à le lui faire remarquer avec nos regards besogneux et salivants. Elle est belle comme un « peut-être » qui nous arrive droit dessus pour se transformer en un « sûrement ». Elle ne le sait pas, c’est pourquoi on ne doit pas trop insister. Un jour, bien sûr, elle comprendra. Elle ne sait pas qu’elle le sera et c’est ça ce qui la rend encore plus belle sur son perchoir. Elle va s’envoler vers la beauté. Elle quittera la ville, le quartier, la cité. Elle sera loin. Elle pense à ça sur son appui d’aujourd’hui, les pieds bien calés dans ses baskets noires.
Ce qui cloche encore ce sont ses cheveux qui font, parce qu’ils sont taillés n’importe comment, comme un sac sur sa tête. Là, on comprend que ça cloche pour de vrai, qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Avec cette chevelure épaisse taillée n’importe comment, on peut être rassuré. Ce qu’on trouve qui ne va pas, ça ne va pas vraiment. Ça fait comme un écran de toile grossière devant sa beauté qui viendra. Comme elle est noire et que la fenêtre de l’appartement où elle est perchée fait partie d’un vieil immeuble vétuste avec la la peinture des encadrements de fenêtre et de la façade tout écaillée, la grossièreté de la toile imaginaire ne nous choque pas. Sa beauté, de plus, est tellement certaine, qu’elle transperce la fibre outrancière. A travers l’outrance éventrée, on voit l’avenir. On est voyeurs d’une bonne aventure à travers cette toile qui disparaîtra tôt ou tard, quand sa beauté à elle, pas celle que nous cherchons à voir mais celle qu’elle découvrira, se déclarera définitivement comme une intelligence de l’âme qui se montre à l’extérieur. Mais pour l’instant, sa coupe de cheveux en toile de sac la protège comme un heaume magique.
La rue, sa mère le lui a dit, c’est l’univers des garçons. Elle aurait dit des animaux, la mère, cela eut été pareil. La jeune fille a compris. Elle est dans la rue par le regard du haut de son appui de fenêtre comme une tour imprenable qui lui permet de surveiller le silence et les bruits. Elle suit les recommandations de sa mère une malienne de quarante ans venue il y a vingt-deux ans par le dédale des filières l’immigration clandestine. Cinq fois, elle a failli mourir. Cinq fois elle a survécu. Sa fille est son trésor, sa victoire, sa vengeance sur le chemin qu’on lui a fait parcourir, sur les corps en sueur contre lesquels, dans les bus et sur les bateaux, dans les hôtels minables et les squattes, elle a dû se blottir. Sa fille est là à respirer paisiblement. C’est son triomphe contre l’argent volé, arraché de ses mains la nuit par des mâles en furie. C’est sa victoire sur les hallucinations, les boisons et les coups dans le ventre.
C’est cette victoire aussi qui cloche.
La jeune fille noire sur son siège de reine voit la grisaille qui l’entoure. Elle n’a pas encore de souvenir d’Afrique. Elle n’a pas encore de regret. Il y a une petite gêne qui lui retient la main. Une gêne qui lui dit de suivre les conseils de sa mère et de rester dans son écrin invisible avant son envol.
C’est cet écrin qui cloche.
Pour l’heure, l’observation et l’hésitation occupent tout l’espace de sa vie. Pouvoir hésiter est une chance à l’époque du temps réel et du passage à l’acte. Hésiter, c’est refuser de n’être qu’action, pathologie ou donnée. Observer, c’est refuser de passer à côté de l’existence. C’est refuser aussi que l’existence passe à côté de vous.
La jeune fille noire n’est pas une main d’œuvre, une tenue vestimentaire, une image.
La jeune fille noire n’est pas une maladie.
La jeune fille noire n’est pas une statistique.
Elle est le monde qui nous regarde, nous, les « mobilistes », les déplacés, les dépassés.
Elle est quelqu’un qui dérange dans quelque chose qui cloche. Tant mieux.
Elle est l’orage qui vient.