michel.kokoreff

Professeur de sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au CRESPPA (Centre de recherches et d'études sociologiques et politiques de Paris, UMR CNRS)

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Billet de blog 7 août 2023

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Un peu d'espoir en l'État de droit

Lors d’une audience pénale vendredi dernier, trois jeunes étaient poursuivis pour feux de poubelles et tirs de mortier survenus le 29 juin, à Gagny. Placés en détention après leur comparution immédiate, une brillante plaidoirie de leurs deux avocates a retourné le tribunal : ils ont été relaxés. Un peu d'espoir face au mensonge policier et à un profond sentiment d'injustice.

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Professeur de sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au CRESPPA (Centre de recherches et d'études sociologiques et politiques de Paris, UMR CNRS)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

              4 août 2023, TGI de Bobigny, la 17ème chambre doit juger trois jeunes poursuivis dans le contexte des récentes émeutes faisant suite à l’homicide sur la personne de Nahel, à Nanterre. En attendant, le procès pénal déploie son rituel d’institution. Première affaire, un homme, âgé d’une trentaine d’années, Algérien, poursuivi pour vol à l’arraché avec violence, en situation de récidive, qui passe par un interprète pour répondre aux questions de la cour. Après une demi-heure d’échange avec le président, les réquisitions du parquet débouchent sur la demande d’une peine ferme (8 mois) et la levée de la peine probatoire (8 mois). Puis c’est au tour de l’avocat de plaider, invoquant l’addiction de son client et la nécessité d’un suivi médical plutôt que la détention. La cour se retire pour délibérer. De retour, elle annonce le verdict : l’accusé est condamné à 8 mois de prison ferme assortis de l’activation d’une peine antérieure avec sursis de quatre mois. L’examen de l'affaire n’a pas duré une heure.

             Dossier suivant, qui ne prendra guère plus de temps : une jeune femme noire de 19 ans, habitant Montfermeil, est accusée d’avoir agressé son ancien conjoint avec un couteau de 18 cm de long. Son parcours de vie résumé : ayant subi des violences familiales et sexuelles lors de son enfance, placée à 13 ans dans un centre d’accueil pour mineurs isolés, enceinte à 16 ans d’un enfant qu’elle gardera, elle se sépare de son conjoint, exerce une activité professionnelle stable. Elle finit par céder aux demandes de visite du père de sa fille. C’est en ayant découvert le visage d’une rivale qu’elle blesse ce dernier qui, pourtant, ne portera pas plainte. Les réquisitions du parquet sont lourdes. Le dernier mot auquel a le droit la jeune femme est couvert par les pleurs. Après délibération, elle est condamnée à 3 ans de prison ferme et une année probatoire qui sautera en cas de délit. Le président explique la peine, comme à chaque fois, et ne manque pas de rappeler les frais de procédures (127€) avec 20 % de réduction en cas de paiement avant la fin de l’année.

            Puis arrive l’affaire attendue. Trois jeunes hommes entrent dans le box sous bonne garde policière qui leur retire les menottes. En détention depuis 5 semaines, ils sont passés en comparution immédiate, refusant d’être jugés comme ils en ont le droit. Le tribunal a délivré une commission rogatoire et une enquête supplétive afin de visionner en particulier les images de vidéo-surveillance. Des trois policiers demandant des parties civiles, un seul a fait le déplacement. L’affaire est la suivante : ce jour d’émeute, vers 2h du matin, à Gagny, une vingtaine de jeunes tout de noir vêtu, cagoulés, se livrent à des feux de poubelles et jets de mortier sur des policiers, puis forment un barrage sur une place avec des containers de poubelles mis à feu, avant de lancer à nouveau des mortiers sur les policiers présents. Les trois nient les faits qui leur sont reprochés.

            L’exposé des faits est suivi de l’examen de la personnalité des trois jeunes racisés. Une vingtaine d’années, petit, une barbe de quelques jours, A. est sorti récemment de détention pour une affaire de stups en libération conditionnelle afin de préparer sa réinsertion professionnelle. Egrainé par le président, son casier judiciaire est déjà bien fourni ; il comprend quatre mentions. Le magistrat lui demande quel son projet. A. bafouille qu’il ne sait pas exactement, et finit par dire chauffeur-routier. « Bon, bah voilà un projet, s’énerve un peu le président, c’est le sens de votre libération conditionnelle, de trouver un métier pour vous réinsérer ». Comme si c’était simple. B, costaud, la chevelure abondante, n’est guère plus âgé que le précédent ; il est présenté comme le « coordinateur » du groupe ; il a également un casier judiciaire fourni passé en revue (extorsion, violence aggravée, stups). En revanche C., à peine majeur, n’a pas de casier, lui ; sans activité, il n’est pas « connu des services de police » (expression dont il faut rappeler la nullité juridique).

            Les trois expliquent que, habitant à côté, ils sont descendus voir ce qui se passait le soir des faits. La version policière est toute différente. Ces trois individus sont "bien connus des services de police" pour se livrer à une activité quotidienne de trafic de stupéfiants. « Ce sont les seuls que l’on connaît » ajoute imprudemment le policier présent ; sous-entendu, les autres non, et l’enquête n’apprendra rien d’eux de plus. Ainsi B., a été interpellé pour participation au trafic de stupéfiants récemment, mais faute d’éléments à charge, il a dû être libéré par la police après 24 heures de garde à vue, sans suite.

            L’avocate des parties civiles intervient une première fois pour demander à la cour que cessent les regards insistants et jugés menaçants de B. sur son client. Puis elle justifie les demandes de réparation des policiers pour bénéfice moral et dommages-intérêts s’élevant 1200 € pour chaque policier (750€+500€X3). Dans son réquisitoire, la procureure indique que dans nombre de procédures de « violences urbaines » l’identité des responsables n’est pas connue ; là, une chance, elle l’est, puisque les trois jeunes renvoyés devant le tribunal sont « défavorablement connus des services de police ». La répartition des tâches entre les trois hommes paraît claire : A., et C., préparaient les mortiers, B donnait les ordres pour désigner les cibles policières ; C., aurait également confectionné des cocktails Molotov faits maison, qui, d’ailleurs, apparaissent incidemment sans avoir été invoqués précédemment dans la procédure. La procureure demande 12 mois de détention ferme pour A. et B., 10 mois pour C.

            Tout va se retourner avec les plaidoiries de la défense. Les deux jeunes avocates de la défense se sont signalées, presque timidement, à quelques occasions. À présent, elles vont méthodiquement et longuement passer en revue les éléments à charge, et surtout les éléments à décharge avec force argument. La première, conseil de A et C, souligne la disproportion du poids de la parole entre les mis en examen et les policiers. « Si c’est parole contre parole, comme dans certaines affaires de violences conjugales, d’accord ! Mais là, qu’avez-vous fait ? » demande-t-elle au policier présent, qui semble être de plus en plus nerveux sur sa chaise. Une seule audition au cours de la garde à vue de 24 heures, pas de visionnage des caméras de vidéo-surveillance où les jeunes n'apparaissent pas, ni de confrontation avec les témoins, ni d’enquête de voisinage du supposé « coordinateur », ni de perquisition de son domicile pour retrouver les vêtements dont il se serait débarrassé... Pour l’avocate, la question est entendue : « Vous avez appliqué à la lettre la circulaire du Garde des Sceaux demandant le 30 juin une réponse judiciaire rapide, ferme et systématique. »

             « Est-ce un hasard que les policiers vous connaissent si bien, s’adressant aux jeunes dans le box ? Que vous connaissiez le prénom de l’un d’eux ? Non, bien sûr, vous vous côtoyez tous les jours ». Et de lire un document concernant son jeune client, C, qui comprend 33 mentions au traitement d’antécédents judiciaires (TAJ). Et il a été mis en détention, pour la première fois, alors qu'il bénéficie d'un logement et d'une situation stable, pour cause de réitération à Fleury-Mérogis ?

            « On les a dans le viseur », affirment les policiers ; et pour cause. Mais comment les reconnaître dans la nuit ? Où étaient placés les policiers au moment des faits ? Comment voir sans être vu ? « Il arrive que les policiers se trompent, et même que les policiers mentent, indique l’avocate. L’insigne des policiers ne devraient pas être un élément à charge. » A., est interpellé alors que, il y a des tirs de tous les côtés, des jeunes qui courent, des policiers partout ; lui est tranquillement sur son portable. « Soit il est très fort, soit il est totalement stupide !» Même raisonnement pour C, interpellé à dix heures du matin en train de dormir dans sa voiture. Dans la procédure, la même phrase est répétée quatre fois : « Des individus cagoulés sont en vue en train de lancer des mortiers et de brûler des poubelles. L'ensemble du dossier fait 90 pages, pour trois personnes, c'est bien peu ! Cela leur vaut 5 semaines de détention ! « A quoi bon les investigations ? Ce n’est pas possible d’être innocent ! » Et de s’adresser au tribunal pour conclure : « Mais laissez-les reprendre leur vie plutôt que de la briser ! ».

            La seconde avocate entame sa plaidoirie en signalant qu’elle ne reprendra pas tous les éléments brillamment exposés par sa consoeur. Elle commence par insister sur les éléments à charge. B. aurait changé de vêtements durant la nuit mais conservé les mêmes baskets à semelles rouges et un tee-shirt de la même couleur. De plus, le PV de saisine indique lors de l’interpellation que se dégageait de B une forte odeur de gel douche (sic). Mais qu’est-ce qui le prouve ? Ce n’est pas à la défense de faire l’enquête. Néanmoins, elle est allée y voir de plus près. D’abord, la distance du domicile de B des faits survenus à Gagny contredit la thèse du changement de vêtements. Ensuite, une vidéo sur Snapchat l’identifie avec le même pantalon clair que sur la photo de garde à vue à 19h29, soit bien avant les faits survenus dans la nuit. Enfin, la photo plutôt de mauvaise qualité tirée de la vidéo surveillance montre un homme en noir, cagoulé, de dos. La couleur des baskets ? « Une petite bande là, mais admettons », concède l’avocate. Mais là encore, soit B. est drôlement fort soit il est totalement stupide d’avoir gardé ses baskets à semelles rouges et son tee-shirt de la même couleur. De plus, aucune perquisition n'a été faite à son domicile pour retrouver les dites vêtements. Deux témoins des faits qui le connaissent indiquent que B. n’était pas sur place au moment des faits. Or elles ont subi des pressions des policiers pour modifier leurs témoignages. Des riverains seraient descendus dans la rue pour demander aux émeutiers d’arrêter. Vraiment ?

            Autre source d’étonnement, on ne trouve aucune description précise du groupe, ni de sa composition ni des allers et venues, comme s’il était resté identique du début à la fin. Où étaient situés les policiers ? Dans le tumulte de l’émeute, comment arriver à entendre qui dit quoi à qui à une distance, les ordres donnés par le supposé « coordinateur » ? La part de subjectivité des PV l’emporte sur l’objectivité. En réalité, ce sont les « petits » qui font l’émeute, c’est-à-dire pas des jeunes de leur génération. « Je n’en veux pas aux policiers, assure l’avocate. Ils exécutent les ordres. Ils sont enquêteurs, témoins, victimes ; mais ils ne sont pas juges ». Conclusion : une procédure bâclée, c’est ça une justice efficace, rapide. Eh bien non, dans un Etat de droit, ce n’est pas admissible.

            Après la suspension d’audience, c’est le délibéré : le tribunal relaxe les trois jeunes ; et par conséquent, déboute les demandes des parties civiles. Explosion de joie, applaudissements. Le président rappelle que l’on est dans un tribunal, pas dans un théâtre. Soit. Le public sort en liesse composé à ce moment d’une vingtaine de soutiens, dont deux journalistes de Bondy blog et de Street Press. Je passe devant le policier et lui confie, poliment : « Va falloir apprendre à travailler ! » Ce à quoi il répond : « C’est pas normal ! Je les ai vus ! » Il s’adressera également aux avocates pour leur dire en substance : « je n’ai pas apprécié tout ce que vous avez dit, sur les mensonges et tout, mais c’était une belle plaidoirie ». Implacable et efficace. Dehors, la mère (ou grand-mère ?) de l’un des trois jeunes est en pleurs, n’ayant pas de mots pour remercier les avocates qui, à leur tour, remercient le public pour sa présence et son soutien.

                Une telle décision de justice est suffisamment rare pour redonner un peu d’espoir. Faut-il s’en étonner ? Au fond, elle conduit à rendre applicable le normal. Cependant, on connaît d’autres situations où même avec un dossier peu fourni ou vide le tribunal est entré en condamnation – parfois lourde, en correctionnel comme aux assises. Ce fut le cas, par exemple, des cinq poursuivis en cour d’assises suite aux émeutes de Villiers-le-Bel, en 2007, qui prirent 15 et 12 ans pour les deux principaux. De même, on connaît des affaires, comme celle de la mort d’Adama Traoré, qui ont trainé pendant plus de sept ans et où les tactiques d’obstruction et de déni ont été sidérantes. On verra ce qu’il en est début 2024 où aura lieu le procès.               

                 Alors espoir en quoi ? En l’État de droit et la séparation des pouvoirs : n’en déplaise à certains syndicats de police, elle n’est pas la justice ; le problème de la police, c‘est la police. La défense a su pointer les faiblesses de la procédure, l’empressement des enquêteurs à incriminer les trois (« on les connaît, ce sont eux ») sans apporter de preuves ; bref, sans faire leur travail correctement. En un sens, ils ont pris une leçon d’enquête judiciaire. Encore un domaine où la formation des policiers se devrait d’être plus exigeante pour l’intérêt collectif, pour les jeunes et simples citoyens comme pour eux-mêmes.                              

                 Maintenant, faut-il supposer que les unités de police en jeu feront tout pour faire tomber (lourdement cette fois) ces « dealers à capuche » qu’ils ont dans « le viseur », et ainsi laver l'affront qu'elles estimeront avoir subi dans cette affaire ? On peut en faire l’hypothèse, et la vigilance s’impose. On pourrait en effet citer bien des exemples de ce type de « vengeance », qui n'a évidemment pas lieu d'être dans une telle institution, mais qui constitue une réalité.               

                  Quoi qu’il en soit, cette audience sans doute a-typique au regard de bien d’autres où c’est à une justice d’abattage qu’il a été procédée ici ou là, avec peu d’éléments à charge et des peines fermes de 6 à 12 mois pour des très jeunes, cette audience donc en dit long : 1/ sur les faits poursuivis (feux de poubelles et de containers, tirs de mortier, violences en réunion) par le tribunal correctionnel passibles d’une peine de dix ans de prison ; 2/ sur le travail de police judiciaire dans un contexte de pression hiérarchique via la circulaire du Garde des Sceaux ; 3/ sur les recours juridiques qui demeurent – quoi qu'on en pense – un garde à fou aux dérives liberticides. Si le problème politique posé n’était pas si grave, on rêverait de modules de formation pour tous les agents garants de l’autorité publique en matière de procédure pénale, là où ils sont au contraire retirés aux OPJ en formation.                

               Au-delà de ce cas, le problème n’en demeure pas moins un profond sentiment d’injustice qui est alimenté et reproduit par un modèle républicain qui ne tient plus ses promesses depuis des lustres, le fonctionnement ordinaire des institutions, le racisme institutionnel et la racialisation des habitants des quartiers populaires, le délire sécuritaire de la droite extrême que plus rien ne semble séparer de l’extrême droite, le mépris du pouvoir et le confusionnisme des médias dominants. Qu’on ne s’étonne pas du climat de violence sociale et politique dont les causes sont à chercher dans les conséquences de ces phénomènes.

Michel Kokoreff

Sociologue (Paris 8)

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