michel.kokoreff

Professeur de sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au CRESPPA (Centre de recherches et d'études sociologiques et politiques de Paris, UMR CNRS)

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Billet de blog 27 août 2023

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Coup de gueule après l’émeute

La dernière émeute est passée mais semble déjà oubliée. Or l’analyse ne fait que commencer face au moment pré-fasciste que nous vivons. L’essentiel reste à dire et à faire, à commencer sur le sujet majeur : réformer la police. Le sursaut nécessaire passe par la prise en compte de l’expérience de ceux et celles qui vivent dans les quartiers populaires, tantôt inaudibles, tantôt criminalisés.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’émeute a été une onde de choc, la gestion de l’après-émeute une catastrophe. Passée l’empathie exprimée publiquement par l’exécutif, le retour à l’ordre avait déjà suscité des discours de plus en plus décalés des enjeux, et par là inquiétants. On a vu revenir sur le devant de la scène médiatique toute la rhétorique de l’ordre républicain : mobilisation policière exceptionnelle (40 000 hommes annoncés contre 15 000 au pic de l’émeute de 2005) ; injonction ministérielle à une répression pénale efficace, rapide, sévère ; incrimination de l’immigration passant pour « la cause de l’émeute » (sic) ; imputation des réseaux sociaux, de l’industrie numérique ; disqualification des familles démissionnaires ne « tenant » pas leurs enfants. Quant au vrai sujet posé par ce nouvel homicide policier ayant entrainé la mort de Nahel, « circulez, y’a rien à voir ! » Vieille tactique politicienne : faire écran, inverser les responsabilités, cacher les siennes – pourtant constitutives de toute autorité – faire le jeu de l’extrême droite et de la droite extrême qui désormais se confondent

Les problèmes ne manquent pourtant pas. Ils sont bien connus depuis les années 1980 ; nombre de militants des cités, intervenants sociaux et chercheurs n’ont cessé de le dire et de le répéter :

  • la dégradation accrue des relations entre police et population dans les quartiers populaires dont le symptôme est le contrôle d’identité discriminatoire dit « au faciès » des plus jeunes, accru par la disparition des unités de police de quartier dites « de proximités » connaissant les habitants et les problématiques des territoire de la politique de la ville ;
  • le mode d’affectation de la police nationale (un reste de sa nationalisation en 1941, sous le gouvernement de Vichy) qui conduit des jeunes policiers (70 % ont moins de 30 ans en région parisienne) venant de petites ou moyennes villes, voire issus de milieu rural à intervenir dans un environnement social et urbain dont ils ne connaissent rien, ni personne, sans encadrement pérenne ;
  • l’insuffisante formation des nouvelles recrues de la police nationale (8 mois de formation initiale, 14 de stage dans les commissariats surchargés, mal équipés)  faisant dire au ministre de l’Intérieur lui-même que la police nationale recrute des « bacs moins dix » (il fallait oser);
  • les conditions d’utilisation des armes à feu et des armes dites à létalité réduite (Flash Ball, LBD, etc.) et le non respect des règles d’usage (voyez ce qui est arrivé au malheureux Hedi à Marseille, dans quel état il a été laissé par un tir de LBD d’un membre du RAID en pleine tête pour avoir jeté un projectile), à commencer par des policiers très jeunes et sans expérience, sans parler des clés d’étranglement létales et interdites partout, sauf en France ;
  • les effets pervers de la culture du résultat imposée au moment de Nicolas Sarkozy et Claude Guéant (tout deux ayant rencontré bien des soucis avec la justice pour des affaires d’État), et par-là l’incitation à faire du chiffre (contrôles d’identité, interpellations, gardes à vue avec un rendement pénal chiffré, loin d’être avéré) et à en toucher les bénéfices (très conséquents pour les commissaires divisionnaires) ;
  • la crédibilité de l’IGPN et la nécessité de disposer dans une société démocratique d’une agence de contrôle externe, indépendante, qui ne soit pas juge et partie comme l’est « la police des polices », en prenant exemple sur les « bonnes pratiques » d’autres démocraties européennes ;
  • enfin, pas le pire, la radicalisation des syndicats de police majoritaires proches de l’extrême droite et du RN a conduit à une surenchère de discours dont la plus insupportable illustration en démocratie aura été le communiqué signé par Alliance Police Nationale et UNSA-Police à propos des « nuisibles » et des « indésirables » (du Dalladier dans le texte de sinistre mémoire, en 1938), annonçant la fronde dans un geste de sédition qui s’est manifesté durant l’été par la demande au ministère de l’Intérieur d’accorder un statut spécial aux forces de l’ordre qui les mettrait au-dessus des lois, la multiplication jamais vue des arrêts de travail tant dans les rangs de la police nationale que dans ceux des polices municipales après le maintien en détention du policier marseillais auteur du tir de LBD sur la personne de Hedi, handicapé à vie.

Y-a-t-il eu au moins débat sur ces sujets, nombreux et complexes ? Pas vraiment, seulement du bruit, beaucoup de bruit… Faute de quoi, on a assisté à une polarisation orchestrée par les fameux éléments de langage du gouvernement et les chaines de désinformation continue (Cnews, BMF-TV, LCI, etc.) opposant artificiellement mais de manière très efficace les partisans de la « haine des immigrés » à ceux prônant la « haine anti-flics ». Ce n’est pas un débat mais une caricature. On a vu comment les voix de l’opposition (LFI, EELV) ont été placées hors de l’arc républicain pour avoir osé pointer les problèmes, proposer des remèdes et demander un débat sur ces sujets sensibles. À croire qu’une telle équation politique est un piège fatal.

En vérité, une telle situation n’est pas sans rappeler des pages les plus sombres de notre histoire politique contemporaine : lorsque la coalition républicaine contre le Front populaire (vainqueur des élections en 1936 avec les réformes que l’on sait) et Léon Blum (resté à peine un an au pouvoir) conduira avec la formation d’un gouvernement qui décidera par la loi-décret d’avril 1938 préfigurant le pire : l’intensification de la traque des étrangers illégaux, qui pourront être internés dans des « centres spéciaux » propres à « assurer l’élimination rigoureuse des indésirables », l’hystérie anti-juifs, anticipant les injonctions du régime nazi après 1940 ; bref, du Vichy avant Vichy. À écouter l’ignominie du pouvoir en place, c’est à croire que nous (re)vivons aujourd’hui un moment (pré)fasciste !

Pendant et après l’émeute, des actes forts ont-ils été posés pour apaiser le pays, tant par le Président de la République que les ministères en jeu ? Les leçons à tirer ont été remises à plus tard. Néanmoins, les « fuites » des réflexions en séminaire du gouvernement laisse augurer du pire ; même plus du statut quo. L’institution policière ne veut et ne peux pas bouger. À croire que tout le système s’effondrerait ; c’est dire sa fragilité.

Qui se souvient des propos du Président Chirac après l’émeute de 2005, le 14 novembre ? Il avait réaffirmé que « la première nécessité, c’est de rétablir l’ordre public », tout en concédant que «ces événements témoignent d’un malaise profond », d’une «crise de sens» Certes, continuait-il, «les familles doivent prendre toute leur responsabilité ; celles qui s'y refusent doivent être sanctionnées, comme la loi le prévoit». Mais il ajoutait aussitôt : « Celles qui connaissent de grandes difficultés doivent en revanche être activement soutenues ». D’autant que « certains territoires cumulent trop de handicaps, trop de difficultés ». Il réaffirmait que « l’adhésion à la loi et aux valeurs de la République passe nécessairement par la justice, la fraternité, la générosité ». C’est pourquoi « nous ne construirons rien de durable si nous laissons monter, d’où qu’ils viennent, le racisme, l’intolérance, l’injure, l’outrage. Nous ne construirons rien de durable sans combattre ce poison pour la société que sont les discriminations ». Son constat était lucide : « les discriminations sapent les fondements même de notre République. » À croire que, près de vingt ans plus tard, nous ne vivons plus dans le même monde.

La question des discriminations est un cancer. Un seul exemple mais crucial : le logement. Combien de familles dans les quartiers de la politique de la ville sont en sur-occupation, vivent à quatre ou cinq personnes dans un F2 ou F3 ? Les bailleurs répondront que le parc est saturé, les listes d’attente longues, que les F4 ou F5 sont rares. Mais que se passe-t-il lorsque certains logements sont accessibles et reçoivent des candidatures satisfaisant les attentes des bailleurs ? Comment sont-ils attribués ? Selon quels critères ? La règle de transparence de la justification des attributions prévue par la loi de 2022 est-elle appliquée lorsque demande il y a des déboutés ? En vérité, c’est une « boite noire » qui échappe à tout contrôle ; tout le monde le sait. Lorsque cette demande émane d’un militant des quartiers populaires connu et reconnu pour son opposition de longue date à la majorité municipale, alors là ce n’est même la peine d’y penser : il sera barré. Vit-il avec sa femme et ses trois enfants, dont deux en bas âge, dans un F3 qui rend urgent ce relogement ? La municipalité fera en sorte par l’intermédiaire de ses contacts avec le bailleur d’y opposer son véto, comme en dessous de table. Ceci se passe à Asnières/Seine dans les Hauts-de-Seine ; mais combien de cas similaires ? On laisse faire.

Revenons au plan national. A-t-il été question des discriminations dans la bouche d’Emmanuel Macron ? Elles sont pourtant au cœur des relations racialisées entre jeunes des quartiers et policiers de la sécurité publique et du maintien de l’ordre – deux des trois polices, la troisième étant la police judiciaire. Même l’ancien Défenseur des droits, Jacques Toubon, ancien ministre proche de Jacques Chirac, qui était tout sauf un gauchiste, avait convenu du racisme systémique dans la police. Des enquêtes statistiques et qualitatives dans plusieurs pays européens l’ont montré. En France, l’accent mis sur la lutte anti-criminalité passe par une typologie des infractions basée sur une typologie des apparences. Cela ne signifie évidemment pas que tous les policiers sont racistes mais qu’ils apprennent à le devenir. Comment ? Par l’intériorisation et la soumission à une racialisation des représentations et des pratiques : les individus de « type africain » (sic) font ceci, les Rom’s font cela, les asiatiques d’autres encore. Que les syndicats majoritaires chargent les policiers des minorités visibles de la communication ne change rien au problème. Et puis il y a cette pression de la hiérarchie à faire du chiffre, avec dédommagements des parties civiles et primes pour les plus méritants. À croire que les bénéfices de la situation sont aussi divers que nombreux.

Dès lors qui serait bien placé pour parler de ses problèmes, former les policiers, travailler sur leurs représentations, proposer des remèdes en acte ? Pas seulement les « experts » (juristes, psychologues, formateurs, chercheurs en sciences sociales et politiques…) mais les habitants des quartiers populaires. Or les entend-on ? Jamais ou rarement. Ce n’est pas qu’ils n’ont rien à dire, c’est que leur expérience et savoir-faire sont inaudibles ; ça n’intéresse pas les médias dominants ; au mieux, il leur fait de la colère mais une froide analyse. Il se produit donc une double invisibilisation : celle des problèmes sociaux et des professionnels en ayant la charge et celle des premiers concernés dans les quartiers populaires tenus à bonne distance, rejetés dans le silence. À croire que ces derniers sont eux aussi des « inutiles au monde ».

Comment appréhender le problèmes des rapports jeunes et policiers, en désamorcer la charge conflictuelle et violente au quotidien ? En remettant des médiations entre eux, du tiers. Cela fait quarante ans que des sociologues le disent. Or, de même que l’on a peu entendu les habitants des quartiers populaires qui ne manquent pas de forces vives, d’intelligence collective, de même les travailleurs sociaux et les enseignants ont été peu sollicités et audibles durant et après l’émeute alors qu’ils sont en première ligne. Ils savent bien que les « petits » engagés dans l’émeute sont aussi ceux qui vivent au quotidien les violences de la police et font tout pour éviter l’engrenage de la délinquance qui se présente à eux non pas comme un problème mais comme une solution (face à la domination et au mépris de classe, à la sélection scolaire, au racisme et aux discriminations, à l’absence de métiers et de perspective d’avenir).

Or il ne manque de policiers qui sont en attente de formation complémentaire, d’expertises, s’organisent déjà localement. Pour une raison simple : le métier de policier n’est pas seulement dangereux, à risque, toxique, il est devenu dans certains zones un enfer. Au fond, la police est envoyée au casse-pipe dans les ghettos que d’autres ont construit pour régler des problèmes qui ne sont pas de leur ressort. Une autre injustice flagrante mise sous le tapis. Jusqu’à la prochaine émeute ?

Il est donc urgent d’agir, de traiter les causes et les remèdes de façon responsable et lucide si on ne veut pas voir demain les mêmes drames se reproduire. Mais le veut-on vraiment ? Une gauche forte et unie peut-elle se faire entendre sans céder à ces vieux démons et clivages ?

Zouhairr Ech-Chetouani, travailleur social (92)

Michel Kokoreff, sociologue (Paris 8)

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