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Billet de blog 1 janvier 2019

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Pardon, vous avez bien dit: "cahiers de doléances"?

"L'histoire enseigne tout et n'importe quoi". Pourtant, quand on lui parle, ces temps-ci, de "Cahiers de doléances" chacun en vient à douter du bien-fondé de cette idée plutôt reçue pensée de P. Valéry.

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Dans la France de 1789, la tâche réformiste du despotisme éclairé était achevée. Partout resurgissait la figure du bon Prince (Henri IV) qui, de son propre chef, améliorerait chaque jour un peu plus la machine sociale.  Tant, en effet, le mélange était instable et fragile.

Une chose est le sort du despotisme éclairé lorsque l'essentiel des réformes reste à faire, et surtout tant que le mouvement de réforme n'est pas clairement engagé et orienté (quand Catherine II abolit la censure, elle étend le servage1). Tout autre est son sort lorsque l'essentiel des réformes est fait, proclamé ou en cours. Dans le premier cas, celui de la «Russie des Lumières», le despotisme éclairé a du pain sur la planche. Une famine peut y entraîner émeutes, massacres, qui seront suivies de répression, de concessions, de rectifications «par en haut», toujours sous la houlette du pouvoir. Bref, l'idéologie du despotisme éclairé fonctionne 2.

En revanche, dans le second cas de figure, celui de la France de 1789, pour que le vertige gagne les gouvernants, il suffit d’une disette même assez banale, d’un déficit et d’une fiscalité à peine plus écrasante qu’ailleurs3, d’une justice féroce à peu près comme ailleurs.                                        Ce qui est en cause, ce n’est plus seulement le vital, la subsistance4. C’est comme une menace non localisée.                                                         Car c’est surtout, désormais, la bienveillance/clairvoyance du pouvoir -donc son utilité.

Le décisif ne fut pas qu’il y ait eu moins de famines sous le règne du despote éclairé Louis XVI que sous celui du despote non éclairé Louis XIV5. Il suffit qu’il y en ait.

Ce constat prenait, pour tout un chacun, les proportions d'un démenti cinglant de l'efficacité du réformisme et de l’éclairement réel des élites. Dans une société où, la moindre difficulté avait de plus en plus semblé pouvoir se dissoudre dans une réforme -, comme on l'avait cru jusque alors, et comme les «philosophes» persistaient à le professer à longueur de Système de la Nature, d’Encyclopédie, de Plan d'Université ou de Cours d'études pour l'instruction du prince de Parme, etc.

La convocation des Etats généraux était une procédure médiévale qui était parfaitement cohérente avec la monarchie féodale «non éclairée», laquelle savait fort bien, elle, ce qu’elle en attendait.                                                                                                                                                 Mais en 1789, elle s'avérait, au contraire, parfaitement incohérente avec cette logique «despotique éclairée». au regard de laquelle elle valait aveu d’ignorance autant que d’impuissance -et ravageur6. En rafraîchissant la mémoire, elle permettait des comparaisons qui renvoyaient cette logique au magasin des supercheries. Elle lui portait le coup de grâce, à la stupéfaction même de ceux qui en bénéficiaient et qui, sur leur lancée, l'ont «oublié»7: ce sera bientôt ce que nous désignons comme l'acte manqué-Déclaration des droits de l'homme.

Pour un temps, les Cahiers de doléances sauvaient encore les apparences. (Comme en 2018-2019?. )A la charnière. Ils célèbrent largement Louis XVI comme «bienfaisant Dieu des Français», «modèle de tous les rois» ou «Père du peuple». Mais, chant du cygne du despotisme éclairé, ce sont souvent aussi des appels au secours où transparaît déjà un constat d'échec, comme «à leur insu». «Ô grand roi perfectionnez votre ouvrage dans le moment de détresse où nous nous trouvons (...) achevez de nous rendre heureux».                                                                                          Comment a-t-on pu en arriver là avec de si bons souverains, si bien éclairés et après tant de réformes? «Amoindrissement sacral de la personne du Roi»? Certes, et qui d'une certaine manière commençait déjà à rendre concevable son élimination physique.                                                         Mais aussi, inséparablement, caducité du despotisme éclairé tout entier8. Faillite d’un despotisme éclairant qui demande des lumières.

Délibérément et très explicitement, avec ces Cahiers, le pouvoir s’est placé d’emblée très au-delà de la simple recherche d’un consentement à de nouveaux impôts. Ce faisant, il mine, au-delà de son crédit, celui de tous les compétents institutionnels du moment. On soupçonnait, depuis toujours, que les conseillers des Princes étaient mal intentionnés. C'était un lieu commun.                                                                                         La débâcle fit apparaître qu’ils étaient (en outre?)  désormais incapables9 -ce qui était autrement alarmant10. Un despotisme éclairé en panne de lumière est simplement despotique. L’utilité sociale était devenue le critère de la légitimité de l’autorité, débarrassée qu’était celle-ci de ses liens non utilitaristes, mais plutôt fanatiques, avec la religion chrétienne11. Quelle réforme peut-on en attendre qui ne soit pas simplement ponctuelle, mais à la hauteur du péril total auquel est exposée l'existence même de toute société (puisqu'en 1789 on savait mieux qu’on ne l’avait jamais su, qu'on n'est pas seul en France, et au monde)? 

Détail  instructif:  on avait prévu de raser la Bastille pour embellir la capitale selon un projet urbaniste typiquement "éclairé". En ne parvenant pas à passer aux actes, faute d'on ne sait quelle compétence qui relève d'une défaillance de souveraineté. le despotisme en panne de lumière a transformé la forteresse en emblème de son despotisme tout court.                                                                                                                                   Il en alla de la légitimité comme du pain. Passait encore qu’on en manquât, s’il y avait eu quelque part la compétence pour en faire. Mais puisqu’on ne trouva à Versailles ni boulanger, ni boulangère, ni petit mitron, c’était que ce palais était l’antre d’un despote tout court.-et plutôt faible. L’inutile n’avait plus qu’à s’éclipser du côté de Varennes-Ratentou, avant d’être sectionné comme une branche morte. Comment cela n’aurait-il pas conduit, ipso facto, à vitupérer tout ce qui pouvait être concédé d' «en haut», sous les noms désormais honnis de «tolérance» ou de «réforme», voire de lumières?

1 Elle cajole Diderot, mais se garde bien de faire traduire en russe l’Encyclopédie. Bref, elle «garde la main». «Moi, j’écris sur la peau humaine, qui est plus sensible».

2 Et c’est cette doctrine qui l’emportera largement, hors de France, en Europe, au spectacle des évènements de France. Ce sera le nerf de la critique de la Révolution française par Schiller et Fichte.

3 Cf. la Grande-Bretagne à la même époque : déficit plus élevé, pression fiscale plus forte, procédure judiciaire plus expéditive -en dépit de l’habeas corpus... relations sociales plus tendues (témoignage de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre V)

4 Au jour le jour, le rôle a été décisif de la mortalité infantile par sous alimentation, des femmes, des mères.

5 Mais aussi bien lorsqu’il apparaissait que la création de la corvée impôt de progrès («impôt souhaité», F. Hincker), impôt de despote éclairé pour remédier à l’état alarmant des routes, finissait par être à la charge de ceux qui avaient le moins de besoins économiques des voies de communication : les taillables les plus modestes des campagnes. Non point tant pour ménager effectivement noblesse et clergé, qu’en témoignage de l’incapacité du pouvoir royal à se doter d’une administration des Ponts et Chaussées.

6 D’autant que cet aveu venait à l’appui de l’adresse -publique- de Necker au Roi, sur l’état des finances du Royaume.

7 D’Holbach lui-même est déjà «en retard d’une guerre» lorsqu’il dédie à Louis XVI son Ethnocratie (1776) : «Monarque juste, humain, bienfaisant ami de la vérité, de la vertu, de la simplicité ; ennemi de la faiblesse, du vice, du faste, de la tyrannie».

8 A. Cobban remarquait que la Révolution avait été une réaction contre ce qu’avaient incarné les penseurs du XVIIIe siècle -notamment dans la seconde moitié du siècle. «The Myth of the French Revolution», in Aspects of the French Revolution, Londres, 1968.

9 On verra se multiplier les querelles publiques en incompétence et truquage entre Contrôleurs généraux des finances successifs. Inversement, la disparition, avec Louis XVI, des maîtresses du Roi certes onéreuses, mais dont les influences politiques passaient naguère pour se neutraliser, va laisser entendre que le monarque est un mari soumis. ... ce qui contribuera à faire douter qu’il obéisse à la seule compétence technique de ses conseillers. (l’affaire dite du Collier en sera une «catastrophique» confirmation: tyrannique comme une matrone, avide comme une maîtresse).

10 Avec la fin du monopole d’expertise de l’Etat, la légitimité n’est plus en mesure de s’imposer une fois pour toutes d’en haut. C’est le moment angoissant du passage à la «gouvernance», lorsque, selon M. Foucault, pouvoir et souveraineté se disjoignent.

11 Cf. Voltaire, mais aussi le décidément très «machiavélien» Anti Machiavel de Frédéric II : les intérêts de l’Etat avant ceux de la religion.

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