L'opposition un peu facile du "donné" au "construit" n'épuisera pas de sitôt ses charmes rhétoriques.
Aussi faut-il nous préparer à entendre affirmer encore longtemps que, en démocratie, la légitimité du pouvoir, de l'obéissance, celle des "droits" de l'homme et des "Modernes", est construite, ie volontaire et abstraite. Et que, dans les sociétés pré démocratiques, elle était, au contraire, hors de l'emprise des hommes et incarnée. M. Manent partage cette opinion, qui "engage le sens même de l'ordre humain" et la signification des "Lumières" (dans une acception plutôt imprécise, d'ailleurs).
Et pourtant, un certain Kant n'avait-il pas avait écrit que les Lumières étaient, pour l'humanité, le passage à l'âge de la majorité, ie l'effacement de la «direction d'autrui»? Ni plus ni moins.
On peut donc dire que, pour M. Manent, "L'ennemi, c'est Kant" (A. Sériaux).
Car l'idée d'autonomie ne s'inscrit pas, comme par définition, dans le manichéisme du tout ou rien, qui paraît bien sous tendre, ici encore, le travail de Pierre Manent: le “penser par soi-même” dont après tant d'autres, il fait le propre des « Modernes » et des « Lumières », n'est ni individualiste ni de l'ordre du construit. L'“autonomie”, selon Kant, c'est une obéissance (autonome) à la loi morale, au «fait de la raison pratique», qu'on ne s’est pas donné..
Ceci remet en cause l'identification fréquente des "droits" de l'homme au libéralisme -identification souvent mise au service d'un refus de ceux-ci1. Et que M. Manent a fait sienne depuis longtemps.
Qu'on soit kantien ou pas, le «sapere aude» cité par Kant ne signifie précisément pas que la Déclaration consiste, pour l'homme, à se donner à lui-même une liberté dont il serait l'auteur -en lieu et place d'un Dieu, d'un roi ou de toute tradition incarnée. «Ose savoir”, l'injonction ne vaut pas prétention à la jouissance d'une «liberté inconditionnée», de type libéral ou sans-limites :«an-archiste». 1789 «déclare» : si nous usons de notre entendement, si nous ”osons” le faire, alors nous constatons que, sans le respect de certaines règles, l'existence d'un monde humain, c’est-à-dire non totalitaire comme nous l'entendons, est impossible. Ces conditions, on les appelle «droits naturels de l'homme».
Mais pour équivoque, embarrassée, voire contradictoire qu'elle ait été, -puisqu'elle mêle, en effet, le donné et le construit- cette appellation ne signifie manifestement pas que l'homme serait le créateur de ce qui est ainsi désigné.
Kant: la manière de penser” qu'est le “penser par soi-même”, consiste à “s’élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d’autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer qu’en se plaçant au point de vue d’autrui)2. La Déclaration de 1789 nous paraît occuper, quant à la Cité, une place analogue à celle occupée par la loi morale, l'impératif catégorique, pour le sujet moral. Elle a toute l'épaisseur historique, moins chronologique que cumulative, des violations, dont l'humanité de l'homme a été, de fait, l'objet : de quelque chose comme une tradition.
Elle n'est pas le manifeste d'une récusation directe de ce qu'on a longtemps nommé en Occident, la “loi naturelle”.Celle-ci tenait son autorité en chacun de ce qu'elle exprimait la place de l'homme dans la nature envisagée comme dessein divin. Pour le croyant créationniste, l'obéissance de la raison humaine à la loi naturelle exprime sa participation à cette raison, à la “loi éternelle” (saint Thomas d'Aquin). “La créature raisonnable est soumise à la Providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette Providence, étant elle-même providence pour elle et pour les autres. (…) C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle. » (Somme Théologique, Ia IIæ, Q. 91, a. 2, ad corp. Nous soulignons).« Tout ce vers quoi l’homme est incliné par nature relève de la loi naturelle ; et il est propre à l’homme d’être incliné à agir selon la raison » in Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia-IIae q.94, a. 4. La loi naturelle est inscrite dans le coeur de l'homme; au même titre que le principe selon lequel “un tout est plus grand que ses parties”. Elle doit être, comme “réactivée” (ce fut, en leur temps, la fonction du Décalogue, du Messie, des Evangiles...) du fait de son obscurcissement par le péché originel <saint Paul parle même d'effacement (Romains), contrairement à saint Augustin>.
On mesure mieux, alors, la non pertinence pour le croyant, d'une démarche comme celle de la Déclaration.. de 1789. Pour un chrétien, il semble bien qu'il n'y aurait, en effet, aucune utilité et aucun sens à s'interroger sur un effet intellectuel a contrariodes malheurs de la Cité, comme le firent les auteurs du Préambule de 1789, et comme nous nous nous y efforçons. Non que la loi naturelle soit immuable aux yeux du croyant. Mais il vit les éclaircissements de cette loi naturelle, ses réactivations successives au fil du temps, comme émanant d'uneautoritétranscendante, en vertu d'une appréciation de l'ordre naturel et de l'état du monde dont l'homme est incapable à lui seul. La Raison divine commande positivement, à l'image des Tables de la Loi. Il n'y aurait donc guère à déduire des “malheurs publics”, lesquels seraient dénués de valeur de rappel et d'instruction, et a fortiori de commandement3.
Pourtant, au point de vue de l'autorité, avec les “droits” de l'homme, il nous semble que se trouve plutôt restaurée peu à peu l'expérience de l'obéissance, du commandement, de la décision. Et détrônée la posture (“libérale”) souvent dénoncée de celui qui s'imaginant “se commander à lui-même”, ne fait que “se plier à la tyrannie inaperçue de l'Etat”4. Jamais, peut-être, la décision de ne plus fumer (P. Manent, op.cit. ibid.) n'a autant mérité la qualité de “décision”: sauf à considérer que plus l'on est informé, moins l'on décide. Degré zéro de la liberté que celle de Descartes perdu dans la forêt. Plus la liberté d'exprimer et de communiquer nos pensées (article 11, DDHC de 1789) sera instaurée, “déterminée” -et certes, il s'en faut encore de beaucoup, même chez nous!- plus il s'agira d'une décision éclairée, obéissant à un commandement authentique (celui, en l'occurence, du corps médical). Moins aura été éclipsée la possibilité de ne pas s'y soumettre, “l'obéissance irrésistible” dont nos contemporains seraient friands de par leur répugnance même à obéir, à en croire P. Manent (op. cit. p. 69).
Le monde des “droits” de l'homme n'est pas celui, “an-archique” où “personne ne commande ou n'obéit” (op. cit., p. 70; 111). L'autorité de la loi naturelle est censée être la cause formelle de la société, qui orienterait vers le bien commun tous ses membres et permettrait de sanctionner ceux qui s'opposent à ce bien. Sur le terrain, cette autorité n'a pas toujours fait la preuve de son efficacité, faute de clarté et de cette évidence dont des adversaires des “droits” de l'homme ont fait son principal mérite. La loi naturelle pour étancher notre soif de “raisons d'obéir” (P. Manent, op. cit. p. 68)?5 Pour autant qu'elle impose des “critères clairs, stables et largement sinon universellement partagés (...) susceptibles de fonder des règles de justice compréhensibles et acceptables par tous (…) qui motivent, éclairent et orientent les lois que font les hommes » (op. cit. p. 125). Las Casas n'a pas facilement trouvé ces critères, et son adversaire Sepulveda guère davantage. Les Indiens, des Barbares? Il fallait trancher. Dans un premier temps, c'était au nom de la loi naturelle que passait pour aller de soi l'affirmation de celui-ci -beaucoup plus aristotélicienne6 que chrétienne!- d'une sorte d'inégalité quasi ontologique du type « esclave par nature”. (Sepulveda, Democrates Alter) Et c'était au nom de la même loi naturelle que Las Casas s'efforçait d'établir, lui aussi en termes aristotéliciens compatibles avec l'Evangile, que les Indiens ne répondaient pas à la définition de l'esclave par nature. A ce stade de ce grand débat, (...) la Politique d’Aristote peut fournir un poison, mais aussi un contre-poison»7. Dans une sorte de second temps, la mise au jour, notamment par le plaidoyer de Las Casas, des qualités propres des sociétés précolombiennes en matière d’organisation politique autorisait de moins en moins Sepulveda et les siens à stigmatiser la “barbarie”des Indiens. Alors, le reproche fait aux Indiens de ne pas suivre les impératifs de la loi naturelle, autant dire du Décalogue, en arriva à mieux convenir à sa démonstration. Et de renoncer progressivement à invoquer une sorte d'inégalité quasi ontologique entre Indiens & conquistadores du type « esclave par nature”. Ce ne sont plus les aptitudes qui manquent aux “-Barbares”, mais à présent les vertus, l'obéissance à la loi naturelle. Et ce changement de pied n'est pas seulement celui de Sepulveda. Il incarne l'échec de la « synthèse » aristotélo-thomisme de son Eglise à répondre à la question « que faire ? », à fournir, par déduction, un « critère simple et concret”, au moment où elle était confrontée aux attaques de l'”humanisme” tant réformé que catholique (Erasme)8. Où étaient donc, en ce temps-là, ces “principes pratiques que les hommes ne font pas puisqu'ils appartiennent à leur nature, mais qui motivent, éclairent et orientent les lois que font les hommes » (Manent)? Ces principes dont on gratifie aujourd'hui la loi naturelle pour mieux discréditer 1789, on les a alors vainement recherchés à Valladolid. Après avoir parlé et plaide en péripatéticien, histoire de prendre l'adversaire à son propre jeu, Las Casas n'a pas été jusnaturaliste: le droit positif qu'il s'agissait d'appliquer au système des encomiendas, il ne s'est pas autorisé à le déduire de la loi naturelle, de la nature. (”nous envoyons promener Aristote9”... Il a surtout décrit les atrocités, les “malheurs publics”. Décrire et non déduire, là est sa faute capitale au regard de la scolastique catholique10: qui dit déduction présuppose un “ordre” dont on déduit le droit positif. Elle se fait à partir de « normes morales universelles et immuables, au service de la personne et de la société » (Veritatis Splendor, n. 95 et suiv. Voir Sagesse, 13 et Ep. Aux Romains, 1) Cet universel, Las Casas et les siens, -ces chrétiens dont rien ne permet de douter que, spirituellement parlant, ils en nourrissaient l'espérance-, ils ont pris acte qu'on ne pouvait en tirer sur le terrain une politique de la Conquête digne de l'Evangile11. Cette récusation de la méthode jusnaturaliste annonce le préambule de 1789 et les “droits” de l'homme extraits de l'expérience des “malheurs publics”. Comme à titre de “faits”, a contrario. Alors, comme l'ont fait la plupart des adversaires des “droits” de l'homme dès le lendemain de la déclaration de 1789, on pourra bien identifier les “droits” de l'homme au libéralisme du “doux marché”, pour laisser croire que ces “droits” témoignent de la même négligence pour l’ordre objectif des choses que le “laissez-faire, laisser passer”12. On invoquera une invérifiable évidence sociologique de l“esprit du temps”, de la “pensée moderne” obsédée par le culte et la promotion d'illusoires pouvoirs subjectifs inhérents à chaque individu. On y importera même le slogan usé de “l'idéologie dominante” -notamment en faisant par exemple comme si La Question juive de Marx pouvait tenir lieu d'examen précis du texte de 1789. Ainsi fera-t-on feu de tout bois13. Restera que ce fut surtout la défaite de l'aristotélisme des théologiens romains plus que le recours à une loi naturelle telle que ceux-ci la présentaient comme carrée et bien évidente par elle-même qui a « réglé » la “question pratique” 14, qui a posé les fondements de sa résolution ultérieure. Et si c'était bien plutôt cet échec d'une éthique mal fondée, qui en se survivant longtemps à elle-même15, avait fini par faire “esquiver par nos contemporains la difficulté de cette question pratique », la décision, l'obéissance et commandement; si c'était elle qui leur avait permis d'échapper à l'urgence, y compris s'agissant aujourd'hui de « la nation, la famille, l'université »? ! (p. 86). Bibi : avec la Réforme -entre autres. absence de capacité éthique et pratique d'une éthique complètement neutralisée par le manque de rigueur de ses fondements: la loi naturelle. Chez Las Casas, lui aussi, mais dans son dispositif, ses efforts de référence à Aristote avaient moins la valeur d'une réponse définitive et convaincue que la simple fonction d'un « contre poison ». L'essentiel pour lui, c'est la place des Indiens dans l'histoire du salut, les Indiens dans le corps mystique du Christ, c'est l'Evangile: “j'ai laissé aux Indes Jésus-Christ notre Dieu flagellé, accablé, souffleté et crucifié non pas une mais des milliers de fois comme il l'est du fait de ces Espagnols qui déciment et détruisent ces peuples ...» (Historia de las Indias, III, c. 138).
NOTES
1Voir, par exemple, P. Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, 2001, pp. 169-170).
2Kant,Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko, p. 127-128).
3Où l'on mesure combien l'inspiration de la Déclaration de 1789 ne saurait être rattachée au nominalisme, (à “l'individualisme”, comme le lui reprochent inlassablement ses adversaires)..., . Au nominalisme, qui réserve à la Raison divine la connaissance de l'universel et des idées générales. Qu'il soit, par ailleurs, en cela incompatible aussi avec la loi naturelle, n'autorise pas à lui rattacher l'inspiration des “droits” de l'homme de 1789. Bien au contraire! Les ennemis de mes ennemis ne sont pas toujours mes amis.
4 Comme le dénonce P. Manent, La loi naturelle et les droits de l'homme, op. cit. p. 76.
5“Réflexion faite,(les partisans de la loi naturelle, imprégnés qu'ils sont de juridisme) ne croient même pas qu'il existe des « valeurs » morales, des « principes » politiques ou religieux auxquels chacun est libre d’adhérer et qui serviraient tout aussi bien la finalité de justice assignée ici au droit naturel. Si ces « valeurs » et « principes » ne sont pas proprement juridiques, jamais ils ne serviront d’authentiques butoirs à la prépotence des pouvoirs, publics comme privés. Au demeurant, l’expérience montre que les principes « supérieurs » au nom desquels est amenée à se prononcer, sitôt entrée en fonctionnement, une instance de « désautorisation » du pouvoir, sont, à bref délai, unanimement qualifiés de juridiques. Ainsi en est-il advenu en France avec les principes et droits fondamentaux dégagés par le Conseil constitutionnel”. (A. Sériaux, “Loi naturelle, droit naturel, droit positif”, Raisons politiques, 2001, n° 4).
6Hypothèse formulée en Politique, 1, 5, 11. En cette matière (comme pour la propriété), c'est en recourrant au péché originel que le chrétien saint Thomas parviendra à demeurer aristotélicien. Si, selon Duns Scot, dans la “première intention” de la nature”, dans la loi naturelle primaire selon laquelle les hommes naissent libres et égaux, les hommes sont tous libres (“primo modo”), selon son “intention seconde” (“secundo modo”), qui s'exprime dans le droit naturel dérivé (“jus gentium”) il y a des hommes esclaves.
7 M. Bataillon, Aristote et Platon à la Renaissance, Paris, 1975, p. 416.
8 Qui prétendait avoir transposé le télos d'Aristote dans la grâce. “Même si saint Thomas travaille sa théologie à la lumière de la foi et de l’Écriture, il est incontestable que les solutions qu’il apporte aux problèmes théologiques de son temps puisent largement dans le vaste corpus de la philosophie arabe et juive et dans le corpus disponible d’Aristote. C’est là qu’il renoue avec une idée de nature et de loi naturelle que la tradition occidentale avait fini par oublier. Mais, parce que son projet est théologique, il cherche à réintroduire à l’intérieur même de l’Être, le combat de la nature et de la grâce. L’homme que saint Thomas cherche à décrire, c’est la créature spirituelle ouverte sur une fin qui dépasse et transcende ses possibilités. Par la médiation de la loi naturelle, Thomas introduit dans la nature humaine elle-même l’empreinte de Dieu, de la raison et de la grâce. ”On pourrait dire que saint Thomas a ramené la loi naturelle à la nature ontologique de l’homme (…) saint Thomas avait repris Aristote pour sa conception de la nature, mais en avait transpose le télos dans la grâce. Au nom d’une recherche d’efficacité morale et juridique de la loi naturelle, il a rompu avec la définition de Gratien où, synonyme de la loi évangélique , la loi naturelle semblait perdre sa signification et son originalité en sorte qu’il devenait superflu de s’y référer puisque l'on dispose de l’Évangile. Dans cette théologie, la raison humaine n’est plus envisagée comme une simple pragmatique empirique, mais comme la manifestation dans l’homme de la nature divine. Image de Dieu, participant de la nature divine, l’homme peut par sa raison droite accomplir la volonté de Dieu” (G. Medevielle, Recherches de sciences religieuses, 2010/2, p. 2).
9Apologia, première partie, Madrid, 1975.
10Et ce reproche sera repris jusqu'à Michel Villey et l'encyclique “Veritatis Splendor”. Alors même qu'il y a, dans le principede la loi naturelle chrétienne et thomiste, l'idée que l'intelligence ne connaît cette loi que par la médiation de l'affectivité. Par la sympathie, l'Amour de charité -avec ce que cela comporte de prise en compte de l'originalité de chaque personne, “intuitu personae”, comme de l'amant à l'aimé (par “connaturalité”, dit le thomiste J. Maritain, Les droits de l'homme et la loi naturelle, , 1942). C'est ce avec quoi Las Casas nous semble bien renouer. En réaction à une dérive jusnaturaliste, déductive, scolastique et, en fin de compte, politicienne, bien incarnée par Sepulveda.
11Et les pratiques du Christ de l'Evangile et de ses auditeurs paraissent bien éloignées de la démarche déductive.
12Voir P. Manent, op. cit. Passim.
13 Non sans trouver d'ailleurs un puissant écho dans ce monde “moderne”présupposé étranger à tout ordre, autorité, obéissance. En vertu d'un paradoxe qui vaut démenti.
14L'histoire de la loi naturelle paraît donc un peu plus complexe que ne l'a résumée, en 2209, la Commission théologique internationale, (qui conseille la Congrégation pour la doctrine de la Foi):
“L’histoire moderne de l’idée de la loi naturelle, écrivait-elle, se présente par certains aspects comme un développement légitime de l’enseignement de la scolastique médiévale dans un contexte culturel plus complexe, marqué en particulier par un sens plus vif de la subjectivité morale. Parmi ces développements, signalons l’œuvre des théologiens espagnols du XVIe siècle qui, à l’instar du dominicain François de Vitoria, ont eu recours à la loi naturelle pour contester l’idéologie impérialiste de certains États chrétiens d’Europe et défendre les droits des peuples non chrétiens d’Amérique. Ces droits sont en effet inhérents à la nature humaine et ne dépendent pas de la situation concrète vis-à-vis de la foi chrétienne”. (À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, 2009<(Document XXIV>. L'évidence de la loi naturelle, celle du: “ne pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fasse”, n'est pas toujours au rendez-vous... Certes, “pour savoir que la luxure est un mal, et la chasteté un bien, nous n’avons pas besoin qu’on nous l’apprenne, nous le savons par nous-mêmes, c’est une connaissance originelle. En voulez-vous une preuve ? Quand le législateur voulut plus tard donner ses lois par écrit, il s’énonça simplement en disant : Tu ne tueras point ; il n’ajouta pas sous forme de motif : car le meurtre est mal : non, il défend le péché, il n’enseigne pas qu’il est péché ; il dit simplement : Tu ne tueras point. (Exod. XX, 13.) (saint Jean Chrysostome, Homélie sur les statues, cité in G. Medevielle, op. cit.).
Et pourtant, la querelle même de Sepulveda & Las Casas n'aurait pas eu lieu d'être s'il en était allé ainsi. Lorsque Sepulveda dénonce la pratique indienne des sacrifices humains, c'est en tant que partisan de la loi naturelle.Mais un autre défenseur de la loi naturelle peut aussi bien le démentir catégoriquement. Pour autant que, chez lui, l'érudition aristotélicienne ne compromette pas, Comme elle le fait chez le scolastique Sépulveda, l'autorité de l'Ecriture. Et spécialement de l'Evangile.. Ainsi fait Las Casas qui se rappelle que, dans l'Ecriture, Dieu a donné l'ordre de sacrifier Isaac. Si le sacrifice humain était contraire à la loi naturelle, il faudrait que Dieu ne puisse même pas concevoir et formuler cette décision: ce qui est faux, et surtout évidemment absurde, puisqu'Il est le maître absolu de Ses créatures. Ce n'est pas Sa raison, qui arrête le bras d'Abraham; cette raison que Dieu et l'homme ont en commun sous la forme de loi naturelle. C'est sa Miséricorde, laquelle est objet de foi et non de raison.
Au nom de la loi naturelle, on peut donc aussi bien considérer que l'interdit chrétien du sacrifice humain, que rappelle Sepulveda, ne repose pas sur la loi naturelle. Qu'elle n'a pas la force contraignante de la loi naturelle “primo modo”. Aussi, comment pourrait-on exiger de la raison humaine, de celle des Indiens, participatrice, comme celle de tous les hommes, de la raison divine dans et par la loi naturelle, qu'elle écarte ce que la Raison divine prise en elle-meme n'exclut pas? la scolastique le cède à l'Ecriture S'en trouvait comme réactivée par le talent de Las Casas, la condamnation de l'averroisme, en 1277.
15Jusqu'à Grotius et Althusius, au moins.