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Billet de blog 8 août 2017

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le départ du conservateur ou: Parle à mon O cédillé, ma tête est malade

Retour autobiographique, non fictif sur le parcours d'un conservateur de bibliothèque parisien à la fin du 20e siècle

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Le départ du conservateur

ou

parle à mon O cédillé, ma tête est malade

Jamais je n'ai eu autant de responsabilités qu'à l'époque où je n'avais pas d'emploi  (jobs d'étudiant).C'est une fois salarié  que j'ai commencé à passer mon temps à ne rien faire. 

J'étais dans les bibliothèques puisque j'avais préféré l'ENSIB à l'ANPE.

Au sortir de Villeurbanne, rue Richelieu (Bibliothèque nationale) des années durant, j'appris  à ouvrir les paquets de disques du dépôt légal avec un cutter. Et une pauvre responsable que son personnel déchaîné criblait de trombones à travers la pièce : « si je pouvais la tuer ! ». Un jour l'administrateur général de la BN en visite : « ah, ben dites donc, vous, avec les timbres sur vos colis, vous voyagez ! » (faut dire que c'était un homme d'esprit, agrégé normalien et même humaniste, voire numismate et un peu coureur).

Les magasiniers avaient reconverti un coin non électrifié des coulisses <en pleine informatisation, on y circulait avec des lampes de mineurs> en salon de coiffure, avec son poulailler (pour les omelettes sur le pouce), ses cours de guitare, sa cambuse de spiritueux. Ces braves gens inspiraient le respect. Un jour, une espèce de Jean Gabin rouge écrevisse, qui puait la vinasse : « Ah ! t’es nouveau, vous ? « : il avançait le long de la coursive (25 bon mètres de vide, quand même), pas de témoin : il me balance par dessus bord comme il veut j’ai cru ma dernière heure venue.

Il faut dire que Ieurs prédecesseurs avaient assassiné à son domicile le secrétaire général de l'établissement. Alors, en haut lieu, on s'était replié sur les palliatifs. On avait grillagé sur ses cinq faces le bureau de leur cheffe, qui était bombardé de canettes vides, bouteilles, papiers gras  capsules, morceaux de vaisselle, livres, préservatifs usagés, etc.. Madame  Prodigue de la Plaine les avait aussi prié avec ménagements de ne plus crier aussi fort la cote de certains livres qui commençait par la lettre « Q » : t'as rien dans le Q ? » « Ah ! Elle veut du Q la blonde du 2eme rang ? » les incitant doucement à user plutôt du charmant « O cédillé » . Le lendemain sur les murs des toilettes :: « parles à mon O cédillé, ma tête est malade». 

Et toujours Foucault qui se cachait en ricanant derrière ses piles de livres, tout en chassant le magasinier inverti ...il trouvera mieux au Saulchoir –où il n’aura plus à se limiter aux magasiniers.

Marie Louise Cambréat chapeautait cette équipe, à sa manière. Réunion dans son bureau (doté d'un tapis de la Savonnerie (mobilier national) troué avec des ciseaux pour laisser passer le fil du téléphone) :  Il nous faut un terminal ici, trois terminal là et puis j’en veux aussi une bonne dizaine pour surveiller les magasiniers » -Oui Madame, l’idée est excellente ! »

*

Un jour, on prit le risque de me confier une autre Mission. Il s'agissait d'inscrire la formule « + 0 » sur les milliers d'exemplaires des ouvrages de Monsieur Kim Il Sung, (offerts par l'Auteur).

Mes collègues passaient leurs journées à s'acharner homosexuellement sur les mouches : virgules, points-tirets esperluettes et arobase tout y passait jusqu'à la migraine (ainsi pour désigner aux lecteurs les ouvrages sur le col du mont Cenis et son tunnel, fallait-il écrire: « Cenis France tunnel, mont Col du » ou plutôt : « Cenis tunnel France col mont du»; et si le tunnel est aussi italien ? ; et s'il traverse plusieurs communes, départements, régions ?)

Je m'étais fixé une doctrine : à tout propos, dans toute discussion, j'exprimais ma conviction qu'il fallait indiquer aux lecteurs le poids des livres dans le catalogue ; et de cette (mauvaise) plaisanterie je ne démordais pas, le plus stupidement possible, afin de pouvoir dormir les yeux ouverts pendant ces disputes passionnées. Et rêver à la Corée du nord.

Chacun devait pointer ses allers et venues sur une feuille, que j'avais fini par « scotcher » sur le zinc du bistrot d'en face où beaucoup attendaient visiblement la mort.

Y'avait un collègue qui venait pointer à l'aube, pour filer par les issues de secours tenir son cabinet d'expert-comptable. Un autre, au contraire, vivait dans un bureau sans fenêtres, un parapluie ouvert au-dessus de la tête et ne « devait être dérangé (sic) sous aucun prétexte ». La cheftaine du service voyait des francs-macs partout à l'oeuvre et visiblement me prenait au moins pour un Vénérable, voire pour un Grand maître infiltré.

*

C'est vous dire si j'avais déjà un beau bagage de conservateur (et pas mal d'ennemis, ie curieusement de jaloux !) lorsque le grand historien-maison Emmanuel Leprince-Lamollie me révéla à moi-même et à mon destin, en me surprenant dans le hall en train de renouer mes lacets de godasse, : « vous vous croyez à Beaubourg ? !»

Alors merci

Merci aux cuisines du restaurant du coin de la rue, qui faisait de mon réduit au 25 un trou à remugles dès 9 heures du matin. (avec, quand même, un peu trop souvent de la blanquette).

Merci aux WC dont mon placard était mitoyen. Et avec la fragilité d'une maison japonaise... Rien de tel que le vacarme intermittent du petit coin pour rassurer le philosophe effrayé, comme on sait, par le silence éternel des espaces infinis. (c'est du Valéry).

Pour leur sollicitude négative qui confina souvent à l’ingéniosité managériale, merci aux Directeur/euses diverses, encadreur/se, pions et sous-pions :

Ils se reconnaissent déjà.

Merci aux experts dans l’art d’ignorer leur collègue dans la m... -privés qu’ils sont par cruelle Nature de cette vertu qu’on trouve chez les chiens : prendre le temps de renifler même les crottes.

Merci à l’administration centrale (Ministères, etc.) : cela leur suffira.

Merci aux lecteurs que j’ai pu aider et qui m’ont aidé bien souvent à survivre. Leur gratitude fréquemment exprimée n’était pas seulement la seule, c’était la seule honnête.

Et parmi eux à tous les terrorisés de la dissertation, aux victimes mystifiées des pédants de la philosophie. Ils reprenaient goût à la vie quand il s’apercevaient que là où ils ne comprenaient rien, il n’y avait pas toujours quelque chose qui méritait d’être compris.

A la tigresse qui s’était fait au feutre des grandes moustaches, des griffes en plastique à chaque doigt, tachetée en roux de la tête aux pieds, qui feulait sur ses voisins. Au gars déguisé en conscrit aux trois manteaux superposés et aux six sacs, qui se « savait suivi » depuis trois ans et exigeait « des mesures ».

Au professeur de philo à Lyon III, roublard et psychiatre, qui non content de m’avoir collé naguère à l’agrégation, l’avait donnée à BHL, et que je retrouvais faisant l’écrivain public pour nos lecteurs repris de justice.

Au spécialiste de Merleau Ponty, que la rumeur « soupçonnait » de franc-maçonnerie, parce qu’il réclamait les « trois lettres », et qui avait simplement envie de pisser (aux « toi-lettes »).

Au dormeur que j’avais réveillé qui voulait me tuer (mais seulement avec mon père).

Au pilote de TGV qui s’était endormi entre Paris et Lyon, venu avec toute sa famille éplorée, pour que je trouve une astuce juridique qui lui éviterait la révocation.

Au poivrot qui jurait et bavait partout ; même que tout le monde comprenait qu’il cherchait la « vinasse » ; mais qui m'est tombé dans les bras en sanglotant quand j’ai saisi (quel talent!) qu’il visait un professeur Lévinas. A ces vacataires de rangement qui dégobillaient de terreur parce que leur bibliothécaire indigné les accusait d'avoir lu au travail (lui qui depuis longtemps s'était libéré de cette addiction). 

A la collègue Maggy, toujours fiancée à un archiduc ou à un vicomte, avec son rouge à lèvres en poudre vendu par l’Assoc. du personnel, ses minijupes cuir d'ébène, ses collants résille, sa sous-vêture manifestement défaillante, ses grandes bottes rouges, les cuisses sur le bureau, traitant de petits c... les lecteurs chez qui cette confrontation furtive avec l'origine du monde avaient fait lever soudain plein de préoccupations métaphysiques.

Un coucou aussi à ce grand black dont j’ai encore la chaussure, qui m’était restée en mains quand j’avais tenté de le séparer d’un insolent à qui il réglait son compte dans les plantes vertes.

Aux lecteurs débatteurs sur la nature humaine, et qui se déchiraient sur le refus des requins de bouffer de l’homme après l’avoir tué - « alors qu’ils dégustent bien les ordures ».

Et encore à ce chef de service qui avait fait souder par son amant la porte du bureau d'un chéri qu'elle avait dans la peau.

Au nouveau chef de la sécurité, ancien flic qui, lui, « savait y faire », et à qui, d’un coup de boule, un gus fit cracher toutes ses dents.

A la face, couleur violette comme robe d’évêque, de l’agent de sécurité dont une naine chétive, qu’il avait sous-estimé, serrait la cravate jusqu'à ce que mort sensuive.

Au voyeur à visage d'enfant blafard, allongé dans les travées avec un miroir ficelé sur sa brosse à dents. Et qui, repéré, sortait du dentifrice pour me faire croire qu’il se les lavait.

A celui qui, de bureau en bureau, voulait retrouver « un arabe chanteur habillé en rouge et noir »  comme si c’était un copain, et à qui on finit par donner le dictionnaire« Harrap’s Shorter ». Au nouvel Erostrate qui avait ouvert en grand les vannes d’incendie et dont on ne vint à bout qu’en s’abritant du puissant jet d’eau à quatre derrière la civière des pompiers.Comme des légionnaires romains.

Et enfin aux plus rigolos : à tous ces petits chefs, tous ces parachutés péremptoires qui, venant d’ailleurs et qui n'ont rien connu de cela, défilent depuis des années sur la scène de la Bibliothèque publique d'information, comme au Guignol, le temps de prendre un ou deux galons, d'enrichir trompeusement leur CV en nous expliquant les besoins du public sur un ton de démiurge, avec toute la pertinence d'aveugles nés qui parleraient des couleurs. Et qui, peu à peu lassés de jouer au « surveillant général », une fois épuisé leur stock de matière à cafter, ou ayant fini de plaire, pour ne pas dépérir dans leur cage de verre, filaient se faire voir dans un autre fromage, après avoir gaspillé quelques-uns de nos millions.

« Et enfin il faut reconnaître la faiblesse et l'infirmité de notre nature ».

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