Feu! sur les droits de l’homme
ou Feu les droits de l’homme ?
La République des lettres a enfin atteint la douce paix œcuménique, elle a trouvé la langue adamique et universelle, son volapück et son esperanto.
Cette unanimité que la tour de Babel, le principe d’Archimède ou le théorème de Pythagore eux-mêmes n’ont point suffi à susciter en vingt siècles, la voici instaurée dans toute sa splendeur par la détestation polymorphe des droits de l’homme. Tant le cas de ceux-ci est pendable : égoïsme, stupide abstraction, dangerosité, imposture, contingence, ingouvernabilité, terrorisme et tant d’autres traits, les marxistes vous les démontreront en citant Monsieur Raymond Aron, et les libéraux par les œuvres de Karl Marx. C’est la sérénité qui prévaut désormais, comme dans cette délicieuse chaumière dont rêvait Freud, proprette et fleurie, blottie dans une clairière de beaux arbres – auxquels pendraient tous ses ennemis les yeux crevés et le ventre ouvert.
Pas de produit de remplacement. Il ne nous reste plus qu’eux.
Certes, les groupes humains qui ont enfreint les droits de l’homme de 1789 s’en sont généralement remis. Au prix, il est vrai, d’immenses souffrances collectives et individuelles, mais « le sang sèche vite ».
Reste un point noir. Le dernier écart en date à ce sujet a bien failli être l’ultime. En 1945 nous n’avons pas seulement évité de quelques semaines une victoire après d’autres d’un des négateurs des droits de l’homme –voire des deux. Mais ipso facto nous avons frôlé la disparition à court terme de l’espèce humaine -à la mesure de l’efficacité croissante des techniques de ségrégation et d’élimination (Auschwitz) ainsi que des armements (Hiroshima). Nul n’ignore qu’au prochain feu rouge brûlé, on pourrait bien ne pas en revenir du tout. Désormais, l’enjeu ce ne sont plus des souffrances, mais la pure et simple survie.
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Et pourtant, les droits de l’homme, on nous en parle !
Chaque jour, sur écrans, dans radios et gazettes, des collectionneurs d’« infractions-aux-droits-de-l’homme » exigent de nous une vitupération de ce qu’ils décrètent mériter ce nom. Comme ils les verbalisent sans se référer le moins du monde à la Déclaration de 1789 ; comme, en outre, nul « sachant » ne vient les rappeler à ce sérieux intellectuel élémentaire -bien au contraire-, leur casuistique tourne au débordement compassionnel. L’énumération de ce qui est censé porter atteinte aux droits de l’homme rejoint un peu plus chaque jour la liste non close de tous les malheurs petits et grands dont un homme peut être atteint. (Avec une prédilection nettement presbyte pour les plus exotiques, qui incitent le mieux à une protestation de pure forme). Qui oserait aujourd’hui fixer le limites du tolérable passerait à l’instant pour inhumain.
L’agent verbalisateur des atteintes à des droits de l’homme aussi mal définis ne fera que troubler l’eau à l’usage de ceux qui y pèchent. Et qui sont dans leur rôle. Car il est de tous les temps et de tous les lieux qu’un homme politique fasse une loi pour son jardinier (contre l’art. 5), circonvienne un journaliste (contre l’art. 11), détourne l’impôt au profit des nantis (contre l’art.14), fasse taire un juge (contre l'art. 16), exploite l’émotivité humanitaire.
Les politiques font ce pour quoi ils sont faits : prendre une place et s’y maintenir.
Pour comprendre 1789, les droits de l’homme, relisons Machiavel. Ne répétons pas ce qu’il a établi avec génie. Autant reprocher à des braqueurs de banque de ne pas respecter les feux rouges.
Ce qu’il s’agit de savoir, c’est la mesure dans laquelle les « princes » d’aujourd’hui, dans cette conquête et cette conservation de leur pouvoir, ont à tenir compte du texte de 1789 comme le Prince florentin ne pouvait ignorer la puissance du Pape ou l’artillerie et la « virtu » de ses ennemis. Et ils ne le feront que si ceux qualifiés d’intellectuels, -et qui, en principe, ne se consacrent pas à la quête du pouvoir- vont au-delà de l’inventaire pour argumenter.
Même si la lucidité avait été leur qualité dominante, pendant ces années, j’aurais l’extrême arrogance de ne pas considérer que ce qui a été produit pour ou contre les « droits » de l’homme depuis cinquante ans par les intellectuels et les philosophes est irréprochable, irréfutable et définitif. Au point qu’il n’y aurait plus qu’à pointer les infractions comme un Las Casas des banlieues .
Ce n’est pas par sa Relacion des horreurs -qui avait déjà été commencée par d’autres- que Las Casas a rempli son rôle. C’est à Valladolid et en réfutant point par point, au nom de l’Evangile, les arguments d’une scolastique raffinée.
Où est notre Valladolid ?
Dans une collectivité donnée, les infractions aux droits de l’homme sont infiniment moins intéressantes que l’accueil fait à ces infractions. C’est celui-ci qui mesure le véritable attachement dont ils sont l’objet. Et le moins qu’on puisse dire, en ce 21e siècle balbutiant, c’est qu’on ne s’étripe guère pour la non rétroactivité des lois de l’article 8, la libre communication des pensées de l’article 11, l’impôt proportionnel et progressif de l’article 13 ou la séparation des pouvoirs de l’art. 16.
Encore faudrait-il qu’on nous parle de ces articles. Mais la lecture des saintes Ecritures n’a jamais eu bonne presse1 dans les sacristies. Et là-dessus pèse lourd le souvenir des aberrations politiques de la plupart des penseurs de naguère disparus ou périmés : chat échaudé craint l’eau froide. Profil bas sur 1789. Un petit accroc, par ci par là, ça ne mérite pas d’être rapporté au texte fondateur. Que la loi interdise à un juge d'inculper certains délinquants sans l'autorisation du ministre ? Laissons le vulgaire s’échauffer au gré des « medias ». Et puis, après tout, est-ce même bien sérieux ? Et si ça avait été le respect du Code qui avait produit les pires accidents ? Ces conducteurs qui respectent le 60 à l’heure sont des dangers publics... comme disent les chauffards, aussi experts en conduite que Staline était incollable sur 1789... Depuis le temps que je passe au rouge... Tant qu’il n’y a pas de chambre à gaz en haute Ardèche, ou de Goulag dans l’Aubrac, pourquoi s’en faire ?
Quant à ce vieux texte de 1789, il n’est pas si blanc-bleu ! Ses « auteurs », les conventionnels avaient des arrières-pensées... ils voulaient chasser un Roi.
Ainsi y-a-t-il, ces derniers temps, comme un concours d'érudition entre philosophes de la politique, pour identifier le sens du texte de la Déclaration aux intentions -supposées- de ses auteurs (apparents). Cette redescente de la pente que la réflexion herméneutique nous avait fait gravir (tout texte a son "faire" propre), bénéficie, évidemment, à la liquidation des « droits » de l'homme par panthéonisation
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On nous affirme, d’un extrême à l’autre de l’éventail idéologique, que c’est l’observance de ses propres principes qui mine la démocratie. Les hommes de 1789 auraient misé sur de l’ingouvernable.
Nous protestons, au contraire, qu’il faut incriminer une non-observance chronique de ces droits de l’homme par ceux qui ne se réclament d’eux que pour la forme. Ils exploitent à l’occasion le « droitdelhommisme » ? Ils n'en fonctionnent pas moins, intellectuellement, comme des adversaires contre-révolutionnaires et doivent être traités et réfutés comme tels.
Sit venia verbo.