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Billet de blog 3 novembre 2013

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La Carmen de Bizet, personnage philosophique, incarnation de l’ «amor fati », au festival de Lamalou-les-bains.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Cet été, en juillet et en août, une Rom a été  à l’honneur au festival d’Opérette de Lamalou-les-bains :  la bohémienne Carmen de l’Opéra de Bizet.

Un festival d’Opérette unique en France.

Lamalou-les-bains s’est longtemps vantée d’être la « perle des Cévennes », comme l’annonçait prétentieusement un panneau à l’entrée de la ville, jusqu’à ce que la raison et la géographie l’emportent : elle a cessé de se rêver dans ce massif qui commence à plus de 100 km de là, dans la haute vallée de l’Hérault, au delà de Saint Guilhem le désert et de Saint Martin de Londres, à partir de Ganges et du Vigan, pour se désigner plus modestement mais plus justement comme une station balnéaire des Hauts Cantons de l’Hérault, bordant le massif de l’Espinouze.

Son mérite réel, et qui n’est pas le moindre,  est d’accueillir tous les étés un festival d’opérette, selon une longue tradition lyrique puisque les premières représentations remontent en 1878. Le festival est plus récent : depuis 1949, sous la direction artistique de Maurice Cazals, Fernand L'Huillier met en scène de nombreux spectacles lors des saisons lyriques de Lamalou, et crée en 1975 le "Festival de Lamalou-les-Bains".
Frédéric L'Huillier prend la succession de la direction artistique du "Festival de Lamalou". Il y présente des Opéras, des Opérettes et des Comédies musicales pendant les 6 semaines de son festival d'été qui, chaque année, accueille plus de 8000 spectateurs. En 2003 il le prolonge avec son Festival d'hiver qui propose  spectacles, concerts, conférences et projections de films musicaux.
Il renoue avec la tradition de la création d'une troupe sédentaire qui présente les nombreux spectacles du festival.

Fait unique en France, ce sont chaque année plus de 25 spectacles lyriques qui sont présentés au Théâtre du Casino et qui sont repris dans de nombreux théâtres lyriques Français et Belges.
Ce festival se déroule dans une ambiance "Belle Époque" au théâtre du casino où tout a commencé en 1878 et qui a été entièrement refait il y a peu, tout en conservant ses caractéristiques de théâtre lyrique, avec sa fosse d’orchestre et sa décoration de bonbonnière.

L’été dernier, du 19 juillet au 21 août 2013, le festival a donné vingt représentations réparties sur dix œuvres distinctes

C’est là que j’ai vu Carmen de Bizet. On ne présente plus cet opéra, inspiré d’une nouvelle de Mérimée, dont Georges Bizet a écrit la musique, Henri Meilhac et Ludovic Halévy le livret.  Carmen a été créé en 1875.  Et pourtant…

Un spectacle digne de l’Opéra-comique.

Le rideau est tombé sous les ovations méritées. "Carmen ! C'est moi qui t'ai tuée, Carmen, ma Carmen adorée " s'écrit Don José au comble du désespoir. Point extrême du déroulement du fatum. D'un côté la bohémienne, splendide, transgressive et sauvage, cruelle même, désirée de tous les hommes, libre dans sa façon de vivre  son désir à elle : elle aime, elle n'aime plus, elle en aime un autre. Carmen expose sa philosophie de l'amour, assez pessimiste, dans la très célèbre habanera L’amour est un oiseau rebelle pour laquelle Bizet s'est inspiré de la habanera "El Arreglito" ("Le petit arrangement") du compositeur basque espagnol Sebastian Iradier :

« L'amour est un oiseau rebelle

Que nul ne peut apprivoiser

Et c'est bien en vain qu'on l'appelle

S'il lui convient de refuser [...]

L'amour est enfant de bohème

Il n'a jamais jamais connu de loi

Si tu ne m'aimes pas je t'aime

Si je t'aime prends garde à toi. »

Manuscrit de Bizet - Habanera (L'amour est un oiseau rebelle...)

L’amour, est un chassécroisé où les amants ne se rencontrent pas. L’amour est sauvage, l’amour est sans loi.  Il y aurait bien sûr à dire, ou à redire,  sur l'idée de cette liberté-là, qui d’une certaine façon, n'est qu'esclavage de la pulsion et ignorance de cet « autre » qu’est supposé être l’aimé. Amour malentendu fondamental, ratage, désir de son propre désir mais certainement pas désir du désir de l’autre. Mais enfin, telle est l'idée de la femme libre selon Mérimée et Bizet. Qui a fait son chemin : la femme libre de suivre son désir, de se donner, de se reprendre, sans avoir de compte à rendre. Hyper modernité de Bizet. Ou éternité de Bizet ?...

De l'autre côté, Don José, militaire, petit sous-officier, brigadier, fils attentionné de sa mère qui espère qu'il deviendra maréchal-des-logis avant de pouvoir quitter l’armée, rentrer au village et épouser la gentille Michaëla. La chaste Michaëla, à laquelle il est fiancé,  qu’il « aime » d'un amour tout aussi chaste qu’éthéré. Il est pudique, loin des femmes de Séville où il est en garnison. Plus loin encore des femmes de la manufacture de tabac qui jouxte sa caserne : au capitaine, nouveau venu, qui lui demande si ces femmes qui y travaillent sont jolies, Don José répond qu'il l'ignore car, navarrais, « ces Andalouses (lui) font peur », il « préfère éviter le regard brûlant des Andalouses » .

Mais le fatum s'abat sur lui.

D'abord la bohémienne lui lance un sort en lui jetant une fleur qu’elle arrache de son corsage. Il a beau dire « quelle effronterie » et juger que « certainement, s'il y a des sorcières, cette fille-là en est une », cette fleur par laquelle elle l’a choisi, il va la garder pendant des semaines et des mois. Car il est submergé par l’ouragan de sensualité dont déborde cette femme sauvageonne qui le prend pour cible en lui faisant véritablement perdre la tête.

J’attendais le passage de l’épinglette. Mais dans la version qui a été choisie, et qui comporte des récitatifs, ce passage a été supprimé ? Quel dommage : Elle:« que cherches-tu là » / Lui : « je cherche mon épinglette / Elle : « ton épinglette, vraiment, ton épinglette ?! Épinglier de mon âme !!". Cascade de rire qui se poursuit en cascade de chant.

Et c'est elle qui l'épingle, comme un papillon. Ou plutôt comme la énième victime de ses amours vagabondes. Quelques instants après, elle se bagarre avec une autre femme, une cigarière, qu'elle blesse avec cruauté en lui traçant des croix de St. André sur le visage de la pointe de son couteau. Elle doit aller en prison. Don José submergé par les effluves de sensualité de cette masse de séduction animale la laisse s'enfuir. Il est dégradé et va en prison à sa place où il ne rêve plus que d'elle. Quand il en sort, il la retrouve dans l'auberge de Lillas Pastia, où … elle a en fait rendez vous avec le lieutenant. Car un clou chasse l'autre : elle s'est laissée courtiser par le lieutenant qui arrive au rendez-vous, mais, rond comme une queue de pelle. Bagarre entre Don José et le lieutenant. La carrière militaire de Don José est à l’eau, fichue. Il doit s'enfuir, se cacher. Tiens, justement les contrebandiers, copains de Carmen, arrivent et ont besoin de recrues. La vie de Don José bascule. Il part dans la montagne avec eux ET avec elle. Mais leur repaire, une grotte, est un   vrai hall de gare. Arrive Escamillo le toréador, l'homme sûr de lui, debout dans ses chaussures, qui prend là où il désire. Carmen lui dit: "pas libre"! Lui : "pas grave ; j'attendrai". Et il attend tout en manifestant son désir dés qu'il en a l'occasion. Elle, forcément, n’ y est pas  insensible, n'est-ce pas !   « Les amours de Carmen ne durent pas six mois ». Don José et Escamillo s’affrontent. Escamillo invite Carmen aux courses de Séville et quand il est parti, Don José lance à Carmen : « prends garde à toi, Carmen, je suis las de souffrir ».Arrive Michaëla qui rappelle à Don José ses devoirs. Elle est venue chercher Don José car sa mère est au désespoir, elle l'attend : « Ta mère se meurt, et ne voudrait pas mourir sans t'avoir pardonné. »….

Michaëla, où la voix du principe de réalité, de la sage raison. Car ne nous y trompons pas, la gentille et douce Micaëla qui peut même paraître effacée a été incarnée par les plus grandes sopranos comme Renata Tebaldi au timbre de lirico spinto (aux effets dramatiques « spintos », poussés), Montserrat Caballé renommée pour sa technique belcantiste à la voix veloutée et puissante, ou encore Kiri Te Kanawa (que 600 millions de téléspectateurs ont vue et entendue chanter pour le mariage du Prince Charles et de Lady Diana), chanteuse magnifique couverte d’honneurs….

Don José voit le jeu de la séduction entre la bohémienne et le toréador. Laisser la place à un nouvel amant lui est insupportable. Au moment de partir, Don José s'adresse à Carmen : « Sois contente, je pars, mais nous nous reverrons. ».Car, contre toute attente, fou de jalousie, d'amour meurtri, au lieu de s'imposer à Carmen, il suit Michaëla sur le chemin de son village et de la vertu.

Première page de Carmen de Prosper Mérimée. Calmann Lévy, Éditeur, 1883.

Dernier acte : les arènes de Séville.

Carmen, splendide, accompagne Escamillo qui va toréer. Arrive Don José qui la supplie, lui clame son adoration, son amour. Il lui demande de le suivre, la menace de sa navaja. Elle superbe, inflexible, cruelle, le repousse. Ça dure un moment, terrible. Elle refuse encore.« Je sais bien que tu me tueras, mais que je vive ou que je meure, non, non, non, je ne céderai pas ». « Jamais Carmen ne cédera. Libre elle est née, libre elle mourra. ». Il la supplie encore. Et , tandis que retentissent les cris de joie qui soulignent le triomphe d’Escamillo dans l’arène, elle lui jette au visage la bague qu’il lui avait donnée tout en prononçant sa propre condamnation à mort. « Non, je ne t'aime plus ». Fou de passion et de dépit, de douleur extrême, il la frappe à mort.

Innovation du metteur en scène, il la frappe non pas de sa navaja tombée à terre et oubliée mais d'une banderille qui traînait par là. Car on est dans la proximité de l'arène. Et à proximité d’une arène, n’est-ce pas il traine souvent des banderilles, c’est bien connu. Mais au diable la vraisemblance, on est au théâtre où tout est permis. Par cette réminiscence consciente ou non de Matador, film légèrement sulfureux de Pedro Almovar, où celui-ci mêle tauromachie, érotisme et mort à la façon de Georges Bataille, le metteur en scène a du coup instauré Carmen en toro et Don José en matador où le duo d’amour devient affrontement et mise à mort. En écho à cela, il a rajouté des interludes sous forme de pas de deux mimant la corrida, effectués par deux danseurs plastiquement parfaits. Par cette kitschéisation, la mort qui plane dans cet opéra depuis le début se trouve encore plus fortement mise en exergue : quels que soient les charmes et les plaisirs de la vie, le destin funeste est au rendez-vous.

Carmen et Don José, où la confrontation entre deux nécessités où la liberté de la femme n’a plus rien à voir ici.  Elle, ne peut que  suivre son désir, guidé par une force ravageuse qui s’impose à elle. D'où la femme farouche, séductrice et cruelle, cédant aux hommes pour autant que son désir l'y porte et qu’elle ait provoqué le leur. Lui, Don José, n'avait pas le choix: dès le début du dernier acte, il était enfermé dans cette alternative : elle revient à lui, ou il la tue.  Lui est le jouet de la séduction dès qu'il rencontre cette femme sensuelle qui le touche et fait craquer ce faux moi dans lequel il était barricadé d’homme vertueux, effarouché par les andalouses, faisant sagement une petite carrière dans l’armée avant de rejoindre sa maman et sa fiancée au village. Mais il est le jouet des circonstances qui décident pour lui. Il n'a pas la capacité de s'affirmer et est dévasté, ravagé dés que sa séductrice inconstante se tourne vers un autre. Il n’est pas une figure de héros, ni  grand ni petit héros. Don José est un homme faible, sans envergure, dont la carapace vertueuse craque dès qu’il rencontre la sensuelle gitane et qu’elle jette un regard intéressé sur lui. Mais diable ! intéressé par quoi ? Fallait-il un personnage aussi peu consistant pour voir la démonstration d’une liberté à l’œuvre dans sa gratuité ?

L'amour est enfant de bohème

Il n'a jamais jamais connu de loi

Si tu ne m'aimes pas je t'aime

Si je t'aime prends garde à toi. »

Don José tue Carmen par dépit, par colère noire, par épuisement de sa capacité de tenter d'être à la hauteur de son désir.  Pour se libérer du sort jeté par la sorcière. La tuant, il  se tue lui- même.  Histoire de mort, de sang, de déchirement, dans la grandeur de la tragédie. Mérimée et Bizet élèvent le fait divers à la hauteur de la grandeur tragique. Quand les dieux de retirent, il ne reste plus que les jeux des passions humaines. Et celui de la nécessité, du destin inscrit dans leurs complexions.

On est ici à la limite du fait divers, mais que le chant et la musique subliment, ô combien.

C’est cette nécessité à l’œuvre que Nietzsche a justement identifiée, cette affirmation du désir, de la vie , de la musique du chant et de la danse jusqu’à la mort.

Nietzsche : le cas Bizet.

Il court un ragot onanistique sur les raisons pour lesquelles Nietzsche a préféré Bizet à Wagner, et pour lesquelles il  rejeté Wagner. Le médecin de Nietzsche aurait révélé en 1877 à Wagner les migraines de son patient et Wagner lui aurait alors dit : « Ces maux de tête sont une conséquence de débordements contre-nature, avec indices qui font penser à la pédérastie ». Tout cela sur fond de querelle et de jalousie : Wagner sentait que Nietzsche était en train de le lâcher, il ne venait plus le voir à Noël. Il avait compris qu’il ne ferait pas un wagnérien soumis. Nietzsche aurait appris cette déclaration en 1883, année de la mort de Wagner, ce qui l’aurait rendu furieux.

Il n’est pas possible d’ignorer que si Nietzsche a écrit « Le cas Wagner », il n’a pas écrit « Le cas Bizet », et qu’à bien des égards, on peut penser que Bizet n’intervient dans toutes cette histoire où Nietzsche n’en finit pas de régler ses comptes  avec Wagner que comme un contre-point rhétorique. N’écrit-il pas lui-même en 1888  à Carl Fuchs[1] « Vous ne devez pas prendre au sérieux ce que je dis de Bizet, aussi vrai que je suis, Bizet n’entre pas en ligne de compte pour moi ». Que dit-il de Bizet ?

C’est pourtant le même Nieztsche qui, enthousiaste,  écrivait le 28 novembre 1881 à son ami vénitien Peter Gast , après sa découverte à Gênes, de Carmen, au théâtre Paganini, le rôle principal étant joué par Célestine Galli-Marié, la créatrice du rôle : « Hourrah ! ami ! ai de nouveau la révélation d’une belle œuvre, un opéra de Georges Bizet (qui est-ce ?!) : Carmen. Cela s’écoutait comme une nouvelle de Mérimée, spirituelle, forte, émouvante par endroits.(...)J’avais foi en la possibilité d’une chose de ce genre ! [2]».

Célestine Galli-Marié qui créa le rôle en 1875 (Bibliothèque-Musée de l'Opéra de Paris

La rupture avec Wagner et le goût nouveau de Nietzsche pour Bizet sont en fait une affaire centrale[3].

Et d’abord une affaire de rupture, de dépassement, de métamorphose, de mutation, de devenir, de changement. « Mes ouvrages parlent uniquement de mes dépassements ».

Dans Ecce Homo, il écrit : « Si, à compter de ce jour, je me reporte quelques mois plus tôt, je trouve comme signe prémonitoire une modification soudaine et radicale de mon goût, surtout en musique. Peut-être Zarathoustra appartient-il tout entier à la musique : il est en tout cas certain qu’il présuppose une véritable renaissance de l’art d’écouter. ». Renaissance dans l’art d’écouter, mutation du goût. mais comme tout se tient dans sa philosophie, la mutation musicale est aussi mutation dans sa pensée, dans la philosophie, changement de territoire. 

Lorsqu’il découvre Bizet, Nietzsche rompt avec le Romantisme, avec « (…) ses Siegfried cornus et autres wagnériens ». Il n’y a pas de musique sans terre. Cette métamorphose de l’oreille coïncide avec la découverte d’un autre paysage, d’une autre terre, du Sud,  de Naples et de l’Italie. Il se détourne de l’Allemagne : ce pays n’est pas un lieu où il y a de l’art. On y trouve du romantisme, de la religion esthétique, de l’hystérie, du théâtre, du spectacle. Bizet a fait rentrer dans la musique cultivée européenne de l’époque une sauvagerie qui est celle de la musique populaire : « … sensibilité plus méridionale, plus brunâtre, plus hâlée, qui n’est sans doute pas compréhensible à partir de l’humide idéalisme du Nord. La chance africaine, la gaieté fataliste, avec des yeux séducteurs, profonds, épouvantables ; la mélancolie lascive de la danse mauresque ; la passion étincelante, aiguë et soudaine, telle un poignard, et des odeurs émanant du jaune après-midi de la mer, à l’approche desquelles le cœur s’effraie, comme au souvenir d’îles oubliées, là où il séjournait jadis… »..

C’est pourquoi, il a pu écrire de Carmen, « Cette œuvre vaut pour moi un voyage en Espagne, c’est une œuvre extrêmement méridionale. Il faut méditerraniser la musique. »

Entre 1881 et 1888, Nietzsche assiste à toutes les représentations possibles des différentes œuvres de Bizet, à commencer par Carmen à Gênes et à Nice. Il en étudie les partitions, les livrets, en mélomane attentif, précis, rigoureux, en philosophe.

Le style : « logique, concision, rigueur ».

Dans sa correspondance avec Peter Gast, Nietzsche couvre Mérimée d’éloges, « le plus grand narrateur de ce siècle », tout autant que les librettistes Meilhac et Halévy « les plus spirituels des français », « les plus grands des poètes »[4].

Dans Le cas Wagner, Nietzsche s’explique sur cette admiration : « L’action a gardé de Mérimée la logique dans les passions, la concision du trait, l’implacable rigueur ».

Il range Wagner dans la catégorie insultante des hommes de théâtre. La rigueur, récurrente chez lui, est ce qui permet de distinguer les véritables dramaturges. Meilhac et Halévy sont des dramaturges selon son idée car ils savent « (…) donner un caractère de nécessité au nœud de l’intrigue, et de même au dénouement, afin que l’un et l’autre ne soient possibles que d’une seule manière, tout en donnant une impression de liberté ».

Netteté, concision, logique, sont la caractérisation nietzschéenne de la dramaturgie, qui en en font le classicisme. De même, c’est le sens de la netteté et  de la concision qu’il voit dans la partition de Bizet. En marge de la première apparition du thème du destin dans le Prélude, Nietzsche note sur la partition : « épigramme sur la passion, ce qu’on a « écrit de plus fort à ce sujet depuis Stendhal[5]». Au commencement du quatrième acte, il note « la céleste simplicité d’invention » à propos du passage ou Escamillo déclare à Carmen « Si tu m’aimes, Carmen, tu pourras tout à l’heure / Etre fière de moi / si tu m’aimes ! Si tu m’aimes ! ». La partition est ponctuée des termes « netteté, concision, épigramme, rigueur » qui sont les caractéristiques de cette nouvelle catégorie esthétique qu’il forge pour la partition de Carmen : la « musique du sud ».

Elle est bien sur indépendante de l’origine géographique réelle du compositeur. Ainsi Verdi est renvoyé vers le Nord, tandis que Bizet habite l’Italie et la Sicile, la Corse et l’Espagne, l’Orient et les déserts africains., où la musique est simple, minimale, dégagées des oripeaux dramatiques et romantiques, c’est à dire, géographiquement, « brumeux ». La musique de Bizet est sobre et concise, elle s’oppose au orchestrations foisonnantes et bruyantes, alliant simplicité de moyens et forme ramassée. La forme ramassée, qui tient lieu de théorie de l’efficacité, à ce maitre de l’aphorisme[6].

Mêmes commentaires laudatifs pour le sens de la logique. Il commente le duo final : « morceau de maître à étudier , comme gradation, contrastes logiques »[7]. Commentaire qui dans Le cas Wagner, est appliqué à l’ensemble de l’œuvre : « musique (…) qui construit, organise, achève », pour dire le sens de la nécessité .

Car la logique est le sens de la nécessité, l’art du compositeur d’amener l’auditeur à une conclusion, à un sentiment qui ne peut être autre. A l’opposé de la musique allemande, « vacarme artificiel », mépris de la simplicité, la musique du Sud respecte les règles de la composition et s’interdit tout arbitraire. En littérature comme en musique. On voit donc comment l’esthétique nietzschéenne s’organise selon une structure qui oppose le Sud au Nord, la nécessité à l’arbitraire, le clair et le concis eu brumeux et confus. Ce sont les « hautes lois du style »[8], précision, concision, et logique, qui s’expriment dans cette musique du Sud, manifestation du « goût classique » incarnés pas Bizet et Offenbach[9].

C’est de style qui tient une place centrale dans la philosophie de Nietzsche, comme capacité de donner forme au monde et à soi-même, forme organisatrice seule capable de donner sens à l’existence qui en est originellement dépourvue. Ainsi comprise, la musique a un rôle d’affirmation et de transfiguration du monde, quand l’art est considéré dans l’optique de la vie, Sud de la passion, de la gaité et de la vie.

Car la musique du Sud a un autre caractère : elle est nécessairement « musique très passionnée », dont la « grâce » et la « flamme » incitent à la danse. Au lieu de laisser l’auditeur flotter sans repère au rythme ténu de « mélodies infinies », la musique du Sud propose « de la mesure, de la danse, de la marche cadencée, des rythmes légers, audacieux, exubérants, sûrs d’eux mêmes », selon le rythme binaire de « xi» sur laquelle « il fallait danser » et qu’il faut pouvoir siffler. Elle favorise la mélodie aux dépense de l’harmonie[10], horizontalité de la ligne mélodique contre la verticalité de l’harmonie qui, par son caractère  colossal est une usurpation de la musique de la musique à des fins non musicales, qui la fait se transformer en art théâtral, et dont la finalité est de faire « vibrer les foules »[11].

La Carmen de Bizet, personnage philosophique, incarnation de l’ «amor fati ».

La passion et la légèreté que Nietzsche découvre dans la partition de la musique de Bizet sont aussi les traits de caractère du personnage de Carmen, archétype de la femme du Sud dans l’imaginaire d’alors. Si bien que la légèreté de la mélodie correspond dans le domaine psychologique à la « volonté d’insouciance[12]» du personnage de Carmen. Cette volonté d’insouciance, n’est ni superficielle ni anecdotique mais l’expression d’une vertu cardinale dans l’éthique nietzschéenne : la capacité d’accepter la vie telle est , non par fatalisme ou par passivité, mais dans l’affirmation inconditionnelle de sa valeur. Carmen a fait sienne ce fondement de l’éthique nietzschéenne selon lequel « tout ce qui est nécessaire (…), il ne faut pas seulement le supporter, il faut l’aimer ». Carmen est l’incarnation de l’amor fati, amour du destin[13].

La véritable passion de Carmen n’est ni Don José, ni Escamillo, ni l’amour, ou la liberté, mais la vie pleinement vécue. Carmen ne fuit pas son destin qu’elle devine funeste. Elle ne peut que persévérer dans la vie qui est la sienne. Si bien que son amour de la vie, la passion qui l’anime est à l’origine même de son immoralisme, qui la rend pour Nietzsche l’égale de Siegfried et de Gil Blas[14]. Elle est l’amour conçu comme fatum, fatalité, l’amour innocent et cruel, force dionysiaque, génératrice et fécondante.

Personnage central au cœur de l’opéra de Bizet, Carmen qui est transfiguration de la vie est la musique même, comprise comme expression de la vie. Si bien que cet opéra est un discours musical sur la musique elle-même.

Pour autant, Nietzsche ne répète pas avec Bizet ce qu’il a tenté avec Wagner, en en faisant l’incarnation de son idéal musical : « (…) si j’ai pour le crétinisme de Bayreuth des mots un peu durs, rien n’est plus éloigné de mes intentions que de célébrer un autre musicien quel qu’il soit »[15].

La Carmen de Bizet, n’en reste pas moins l’expression la plus aboutie.


[1] Lettre cité par A. Schaefner dans son introduction aux Lettres à Peter Gast, Christian Bourgois, 1981, p. 23

[2] Lettres à Peter Gast, op. cit. p. 289-90.

On trouvera dans le numéro de l’Avant-scène Opéra consacré à Carmen des informations précieuses relatives relatives aux différentes versions de Carmen interprétées à la fin du XIXème. s. et que Nietzsche à connues.

[3] Voir les analyses éclairantes de Philippe Lacoue-LabartheMusica ficta : Figures de Wagner, Poche, 2007.

[4] Lettres à Peter Gast, op. cit. p. 262 et 511.

[5] Avant-Scène Opéra , op.cit., p. 14.

[6] Avant-Scène Opéra , op.cit., p. 73.

[7] idem.

[8] Lettres à Peter Gast, op. cit. p. 482.

[9] Dont la « logique absolue » sous tend La Périchole, La grande duchesse de Gérolstein, La Fille du Tambour Major.

[10] « Tout ce qui est bon en musique doit pouvoir se siffler », Lettres à Peter Gast, op. cit. p.254.

[11] On peut ainsi, en suivant Nietzsche, voir dans Wagner le précurseur de la musique comme substitut de la religion, à destination de masses droguées. Il écrit d’ailleurs : « Les gens qui écoutent Wagner sont dans un état comparable à celui dans lequel plonge le haschisch ». précurseur de l’esthétique de mase nazie, ou précurseur de la pop musique,

[12] Lettres à Peter Gast, op. cit. p. 461.

[13] Avant-Scène Opéra , op.cit., p. 90. « Carmen est la vie même, c’est à dire la vie choisie, la mort acceptée »

[14] « Siegfried, cet homme très libre, en fait beaucoup trop libre, trop dur, trop joyeux, trop sain,.. ». Nietzsche fait référence à Gil Blas de façon récurrente pour souligner le bonheur que lui procure Carmen. Par ex ; , à propos de la Séguedille de l’acte I, « Séguédille que j’amire beaucoup ! Comme texte aussi. Elle fait partie de ma béatitude de Gil Blas » cité par P. D’Orio « En marge de Carmen » in Le magazine littéraire,  n° 383, janvier 2000 p. 52.

[15] Second post-scriptum au Cas Wagner.

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