Je reviens non pas de l’Inde mais des Indes. Qu’on ne me traite pas de vieux réactionnaire nostalgique. Comment dire les choses autrement quand on commence son séjour à Pondichéry, un ancien Comptoir français, et qu’on le termine de l’autre côté de la péninsule par Cochin, ancienne colonie portugaise. Deux côtes, deux mers, golfe du Bengale et côte de Malabar, de part et d’autre de la Péninsule. Commerce du coton tissé à l’est, des épices toujours encore à l’ouest. Depuis l’indépendance, Pondichéry a beau être devenue Puducherry, et Cochin Kochin, les traces du passé et du lien avec les anciens colonisateurs sont très présentes. A Pondy, on dit Pondy comme on dit Bob, les rues portent deux noms, l’ancien et le nouveau, quand les plaques, en français et en tamoul, ont résisté au temps. La ville se partage en deux moitié inégales qui s’étirent, parallèles au front de mer. Dans l’ancienne partie française, la « ville blanche », à cause de la couleur des murs qui en fait sont de toutes les autres couleurs, je me suis promené dans les rues Bussy, Dumas, Romain Rolland, La Bourdonnais, allant du lycée français à l’Alliance française, à l’Ecole française d’Extrême-Orient où quelques rares chercheurs de l’université française étudient encore la langue et la religion tamoules. J’ai passé une soirée exceptionnelle dans le théâtre Indianostrum, créé par un ancien comédien d’Ariane Mnouchkine. On s’y rafraichit et s’y restaure au « café Mnouchkine ».
L’entrée est celle de l’ancien cinéma Pathé à l’inscription : « Pathé-ciné-familial » entourant un coq. J’ai bu de délicieux jus de goyave dans le patio de la bien nommée Villa Rose, et bien sûr, je me suis longuement promené sur le large trottoir du front de mer. J’insiste sur ce trottoir. C’est le seul de Pondy, où l’on circule en toute sécurité. Car, comme dans toutes les autres villes où je me suis arrêté dans la traversée de la péninsule, au Tamil Nadu comme au Kérala, les trottoirs n’existent plus, effondrés, recouverts par les gravas, les immondices, et sur les quelques îlots qui émergent, les petits commerces de réparateurs de vélo, fabricants de sandales, presseurs de fruits frais. On ne se promène pas dans les rues de Pondy. Une fois franchi le ‘’canal’’, un égout à ciel ouvert qui fait frontière avec la ville indigène, on y risque sa vie à tous les instants dans la cohue invraisemblable des vélos, scooters, motos, rickshaws, autos, camions, et par dessus tout, des bus kamikazes qui foncent en contournant les nids de poules et en forçant le passage. J’ai été un des très rares piétons de la ville, aventureux ou suicidaire. Des vaches partout, bien que l’on soit dans le sud. Et encore plus de chiens errants, bâtards pelés, qui occupent la rue et partagent avec les vaches les tas d’immondices. Ils remplacent les services de nettoyage et d’enlèvement des ordures.
J’ai été frappé par le contraste entre les maisons sucre d’orge, toutes neuves et aux couleurs pétardes, jouxtant des ruines ou presque, toits défoncés, façades en parties écroulées, noires de moisissure et de crasse. Par les innombrables chantiers de construction à l’abandon, le squelette en béton soutenu par une forêt d’étais en bois. Impressions d’une ville après la guerre. J’ai vu des chantiers en activité. Activité est-il le bon mot ? Des femmes arpètes en sari portant sur la tête une calebasse d’un litre maximum contenant le ciment frais destiné au maçon, qui attendait assis en tailleur. Temps suspendu, scansion lente. J’ai vu, le matin, au lever du soleil, des femmes penchées vers le sol, dessiner devant le seuil de la maison, à la poudre de craie, les dessins des éphémères kolams, chaques jours recommencés.
J’avais du temps devant moi : plus de deux grosses semaines à passer à Pondy. Pour passer le temps, certain jour d’ennui, j’ai fait comme Norbert Arnold, l’archéologue de la "Gradiva" de Jensen qui s’est mis à scruter scientifiquement les pieds et les chevilles des femmes. Travail d'ethnographe, je me suis livré à une inspection très rigoureuse et très attentive des indiennes tamoules, splendides dans leurs saris. Pour ce que les plis du vêtement laissent apercevoir en masquant les formes du corps j'ai réussi à établir que leur poitrine est minuscule, presque plate. Et que ce que montre leur pantalon collant sous le sari laisse pessimiste : leurs jambes sont une catastrophe, des flûtes. Une informatrice, (tout ethnographe doit avoir des informateurs) m'a dit qu'au Rajasthan, les femmes sont splendides. Cela appelle un autre voyage. Je vais solliciter l'Ecole française d'Extrême-Orient pour une bourse d'étude. Premier résultat de mon enquête : la statuaire des temples idéalise beaucoup et ment beaucoup en montrant des déesses aux formes généreuses, parfaites. On excusera ces considérations très peu féministes. Mais la science ne doit reculer devant aucune censure morale, n’est-ce pas ?
J’ai longé dans les rues de la ville blanche, les murs peints en gris bordés de blancs du très gros patrimoine immobilier de l’ashram d’Aurobindo, gros barreaux aux fenêtres, tessons de bouteilles sur les murs. Spiritualité compassée sous bonne garde. Je n’ai pas visité la tombe du fondateur ni celle de « Mère ». J’ai préféré aller au temple Manakula Vinayagar Koil, à quelques rues de là, dédié à Ganesh, pour moi le plus aimable des dieux indiens, me faire bénir sous le dôme de l’entrée par l’éléphant de service. Il a posé délicatement sur ma tête le bout de sa trompe. En échange, l’air de s’en fiche, il a pris les vingt roupies que j’y ai déposées, et les a remises à son cornac complice.
Je suis allé à Auroville. J’avais fait la connaissance d’aurovilliens français. Grâce à la gentillesse et à l’attention de l’une d’elle, j’ai pu visiter dans des conditions privilégiées le Matrimandir (en sanscrit, «la maison de la Mère ») immense sphère de méditation, en béton, recouverte de pétales dorés, au centre de la ville, mais surtout pour moi, prouesse architecturale de l’architecte Roger Anger. Je m’y suis cru dans un monde conçu par Jodorowsky. A l’intérieur, deux allées rubans en béton se déploient, l’une pour monter à l’immense salle de méditation, l’autre pour en descendre. Au centre supérieur de la sphère, un système optique fait d’un cristal, le plus gros du monde, concentre la lumière en un faisceau vertical qui troue la pénombre dans le vide du lieu. A l’extérieur, autour de la sphère, douze « pétales », sortes de loges qui sont elles aussi des lieux de méditation. Les premiers aurovilliens ont énormément planté dans une région aride et ingrate si bien qu’une forêt abondante recouvre toute la « ville » et fait écran. D’Auroville, à cause des arbres, on ne voit rien quand on y circule sur un lacis de routes macadamisées remarquablement entretenues. Ce n’est que lorsqu’on y a le nez dessus qu’on aperçoit une façade de maison, le restaurant au four solaire ou le centre commercial. J’ai dansé le tango argentin à Auroville un soir, dans l’une des magnifiques maisons auroviliennes où j’ai pu entrer. Cela valait le meilleur des bals tango parisiens. Ces aurovilliens dansent le tango comme des dieux. Aller en Inde et danser le tango, magie des voyages et des rencontres inattendues.
J’ai été introduit au « Cercle », qui a pris la suite de celui de la haute administration française. J’y ai fait la connaissance d’un ancien consul de la République française, d’origine tamoule, spécialiste de la philosophie de la religion tamoule. Il a tenu à me faire lire son dernier tapuscrit. Sur le bord du tennis qui jouxte l’ancien palais du gouverneur, nous en avons discuté, tandis que les autres membres de la Hight Society locale buvaient beaucoup autour de nous. L’alcool aidant, le ton a monté. Discute-dispute m’a-t-on expliqué pour des questions de pouvoir à la tête du « Cercle ». Là bas comme ailleurs, nihil novi sub solis.
A Maduraï, dans l’un des plus grands temples de l’Inde à l’écrasante monumentalité, un sadhou, sage en safran, assis en tailleur le long d’une colonnade, le torse nu et maigre, m’a de trois doigts trempés dans une pâte de craie, tracé sur mon front les trois traits verticaux des adulateurs de Shiva. Contre quelques roupies bien sûr. Je trahissais Ganesh. A quelques mètres de là, la foule des dévots faisait la queue devant l’entrée d’un autel, canalisée par des prêtres policiers. Comment ne pas se sentir bien dans ce pays qui a une foule de dieux, et de dieux dansants et musiciens !
A trente km. à l’heure de moyenne, ralenti par les charettes de canne à sucre tirées par des buffles sacrés aux cornes peintes, j’ai traversé l’immense plaine du Tamil Nadu nue, à la terre rougeâtre, j’ai longé parfois des rizières où les femmes repiquaient le riz. Les villages rencontrés, les uns après les autres, les maisons aux toits en paillote, souvent sans porte ni fenêtre, me renvoyaient des siècles en arrière. Puis sont venues les montagnes à l’approche du Kérala.