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Billet de blog 7 avril 2013

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Mitra Kadivar, Jacques-Alain Miller : une relation d’emprise.

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Miller semble avoir trouvé la combine : peu désireux certainement d’écrire sur « l’affaire Mitra Kadivar » dans son blog, mais voulant cependant continuer de le faire, ou bien peut-être, ce qui n’est pas contradictoire, envisageant d’augmenter son opus Lettres de Téhéran d’une suite, il publie un nouveau courriel de Mitra Kadivar. Celui-ci est récent, bien que la date ne soit pas indiquée : Mitra semble être au courant du procès en diffamation que Miller intente à la SIHPP, à sa présidente (Elisabeth Roudinesco), à son secrétaire (Henri Roudier) et au site de Philippe Grauer ainsi que de l’Appel à signatures pour la liberté d’expression et contre la judiciarisation des débats intellectuels[1].

Comme pour la précédente lettre, je ne vais pas reprendre point par point ce qui est un mélange de propos confus et vindicatifs. Je ne m’arrêterai que sur un point, essentiel : hier, Mitra démentait elle-même, volens nolens, les assertions de Miller qui sont le fond de sa plainte pour diffamation. Aujourd’hui, elle révèle l’emprise qu’il exerce sur elle.

Dans son opuscule Was ist Aufklärung ? Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant montre que les hommes, dans leur très grande majorité, « restent volontiers leur vie durant, mineurs ». Chacun se tourne vers un ou des  maîtres à penser, directeur qui tient lieu de conscience, pour lui demander : « pensez pour moi ». Il fait parler un exemplaire de l’homme en état de minorité : « … je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer… »[2]. Aujourd’hui la question serait : payer…combien la séance de 5mn ?…

Mitra Kadivar écrit à Miller : « 1 – Il est quand même bien intéressant qu’ils ne peuvent lancer une pétition contre vous qu’au nom de la démocratie (!) parce que vous avez refusé un « débat intellectuel » en face de la diffamation. Comme si la justice était l’antonyme de la démocratie ! Et comme si la justice aurait pris un « débat intellectuel » pour la diffamation, pour s’en occuper ! Mitra sait de quoi elle parle, justice, démocratie. Elle croit en la justice de son pays « en la compétence de la justice, française et iranienne confondues ». Mitra se trompe, ce n’est pas la justice qui s’est saisie d’un « débat intellectuel ». C’est Miller qui a saisi la justice, dans une frénésie de procès au lieu de débattre de son approche de l’affaire Kadivar et des critiques qui lui ont été adressées. Oui, Mitra, la justice est l’antonyme de la démocratie quand elle se substitue au débat intellectuel, l’empêche, et risque de le sanctionner lourdement : ce sont des sommes astronomiques qui sont réclamés aux assignés, à un site, à une société savante. C’est ça les procès ! Et ça empoisonne la vie des gens qui travaillent, qui écrivent…

Mitra avait déjà donné la preuve de sa hauteur de vue intellectuelle et de sa compréhension des choses de la politique dans son précédent courriel  diffusé par Miller[3]. Elle persiste et signe, si je puis dire, à propos de sa signature de la pétition pour Rajah Ben Slama.
Rappelons les faits :  Raja Ben Slama, professeure à la Faculté des lettres, des Arts et des humanités de la Manouba, et psychanalyste, a été l’objet d’un mandat d’amener lancée contre elle le 21 février 2013, ainsi que de poursuites judiciaires, sur la base d’une loi abrogée après la Révolution, pour un délit d’opinion en relation avec une critique adressée à un constituant du parti Ennadha sur un plateau de télévision.

Cette décision grave portait atteinte à la liberté d’expression en visant à réduire au silence les voix libres d’intellectuels exerçant leur droit et leur rôle d’examen critique porté par une parole publique. Ce qui s’appelle aussi le courage. Elle s’ajoutait à la liste des poursuites judiciaires intentées déjà contre plusieurs intellectuels et créateurs. Elle constituait une nouvelle tentative de la part des autorités tunisiennes  d’instrumentaliser la justice en l’impliquant dans des controverses intellectuelles, de porter ainsi atteinte à la liberté d’opinion et de museler l’intelligentsia tunisienne. Mais pour Mitra Kadivar, signer une pétition demandant l’abandon de toutes les poursuites à l’encontre de Raja Ben Slama, et de tous les universitaires et les créateurs tunisiens objets de semblables poursuites, relevait d’abord et avant tout de « l’amour » porté par elle à Miller et par les membres de son organisation psychanalytique.  Elle s’adresse ici à Miller : « Dire que les membres de la Freudian Association (l’association fondée par elle à Téhéran. ndlr) ont signé la pétition la concernant (il s’agit de Raja Ben Slama.ndlr)  par l’amour et le respect qu’ils portent pour vous et non pas parce qu’ils connaissaient Raja personnellement ! C’était pour votre crédit ». Curieuse alternative : signer par amour et respect pour Miller, ou bien  parce qu’on connaît personnellement Raja. Je ne connais pas personnellement Raja. Mais personnellement, je me réjouis d’avoir signé la pétition en sa faveur, comme l’ont fait, à la demande de son frère Féthi Benslama, tous les psychanalystes français, tout le département de psychopathologie de l’Université française. Comme l’ont fait Pierre Delion et Olivier Douville initiateur de l’Appel… Je ne connais pas personnellement Raja Ben Slama et je le regrette. Je n’ai pas d’amour pour Miller. Quant au respect, ce que j’écris ici en dit assez long. J’ai signé pour l’idée que je me fais de ce que l'espace public, au sens d’Hannah Arendt[4], doit être, en Tunisie comme en France. De ce que les philosophes et hommes politiques du XVIIIè s. nommaient “bonheur public”, cet espace de débats et de construction de la vie en commun, cet “héritage”, “ce trésor délaissé”.  La liberté d’expression est une conquête essentielle à cet espace public. Elle est constamment et différemment menacée, mise en danger là par le pouvoir des ayatollahs, ailleurs par les islamistes d'Ennahda, ici par la furie de la judiciarisation du débat intellectuel. J’aime ce vers de René char que cite Hannah Arendt[5] “A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis”.

Que cherche Miller en publiant ces lettres ? A montrer l’emprise qu’il exerce sur cette femme en souffrance et dont il faut respecter la souffrance, comme l’a fait le professeur Ghadiri qui l’a si bien soignée, cette femme que l’on sent si malheureuse quand elle répète qu’elle agit par « amour et respect » pour son maître ?  Mitra Kadivar suscite la compassion. Je lui souhaite un prompt rétablissement.


[1] http://www.ipetitions.com/petition/soutien-a-elisabeth-roudinesco/signatures/page/6

[2] E. Kant, Qu’est-ce que les lumières ? Hatier.

[3] http://blogs.mediapart.fr/blog/michelrotfus/060413/mitra-kadivar-dement-jacques-alain-miller

[4] Hannah Arendt, La crise de la culture. Préface : La brèche entre le passé et le futur. Gallimard, 1972

[5] ibidem.

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