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Billet de blog 16 avril 2015

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De la censure en art.

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D’une origine à l’autre.

Mardi 14 avril dernier, au séminaire d'Elisabeth Roudinesco à l'ENS rue d'Ulm, consacré à l'histoire de la psychanalyse, et qui porte cette année sur La psychanalyse et la guerre, Thierry Savatier[1], spécialiste de l’histoire et de la littérature du 19 ème. siècle et dont on connaît le livre passionnant sur le tableau de Gustave Courbet, L’Origine du monde, nous a entretenu avec brio et pour notre bonheur de "L'origine de la guerre" d’Orlan.

L’œuvre d’Orlan est une interprétation du tableau de Gustave Courbet, peint en 1866 : « L’origine du monde ». La version d’Orlan, réalisée en 1989, est une photographie représentant un homme aux jambes écartées, phallus en érection.  Cet homme est montré sous le même angle que la femme du tableau de Courbet, dans les mêmes dimensions, entouré du même cadre.

L’œuvre d’Orlan figura dans l’exposition Masculin/Masculin  organisée au Musée d’Orsay de septembre 2013  à janvier 2014, A cette occasion, Orlan déclarait[2] :

« Cette exposition, Masulin/Masculin titille la censure (…) Dans mes rêves les plus fous, je n’aurai jamais cru que le Musée d’Orsay oserait montrer l’Origine de la guerre qui est le pendant de l’humanité, l’autre versant de l’Origine du monde. J’ai toujours essayé de dérègler les choses, et de montrer les problèmes politiques, sociaux, qui s’impriment dans les chairs. Quand j’ai fait cette œuvre, j’ai voulu voir ce qui se passait sur un homme quand on fait ce qu’on a fait avec cette femme en lui coupant la tête, les bras et les jambes pour qu’il ne reste plus qu’un ventre, un sexe. Et donc, j’ai fait la même chose en l’intitulant un peu différemment (…).

 C’est un sexe qui n’humilie pas les autres, ce n’est pas un sexe énorme à la Mapplethorpe. C’est un sexenormal que tout le monde peut avoir. On connait l’histoire de L’origine du monde.  Là, la personne qui pose et qui ne se cache pas, est en fait pour moi, la queue du diable parce que c’est la queue de Jean Christophe Bouvet qui jouait Satan avec Depardieu. » 

De la censure aujourd’hui. 

Thierry Savatier insista en particulier sur la succession des décisions de censure qui ont frappé la représentation tableau de Courbet.

On pourrait croire que c'est de l'histoire ancienne car nos  mœurs sont libérées et notre compréhension élargie. Nous ne sommes plus à l’époque des procès contre Madame Bovary, les Fleurs du mal, ou du Déjeuner sur l’herbe.

 On se tromperait gravement.

Les ligues de vertu, persévérant dans leur être, s'obstinent à pourchasser toute représentation publique du sexe et donc du tableau de Courbet, au prétexte de son caractère pornographique.

On pouvait lire cette information[3]  dans Le Figaro.fr du 31 janvier 2014 :

Le  musée Gustave Courbet d'Ornans dans le Doubs, ville natale du peintre, a accueilli, lors d'une exposition temporaire L’origine du monde , habituellement accrochée au musée d'Orsay. Pour l'occasion, la très active Société philatélique et cartophile de Besançon (SPB), toujours prompte à saluer les manifestations culturelles régionales, imagine faire imprimer 3.000 vignettes à l'effigie de la fameuse toile grâce à ID timbre, un service postal qui permet à chacun de créer des timbres entièrement personnalisés.

Mais 148 ans après la réalisation du tableau, les services de La Poste  ont jugé que son sujet n'était pas assez décent pour être timbré sur n'importe quelle enveloppe. Bernard Debrie, président de la SPB, a ainsi reçu un mail lui signifiant que «le caractère pornographique» de l'œuvre, au vu de certaines contraintes juridiques, empêchait sa diffusion par La Poste. (…)

Une décision qui lui apparaît d'autant plus incroyable qu'il existe dans certains pays, et notamment aux Émirats arabes, des planches entières sur les nus de Courbet. 

Ce fut le cas aussi sur les réseaux sociaux.

Un internaute, enseignant français, avait fait figurer sur sa page Facebook une photographie de l’Origine du monde Gustave Courbet. Son compte a été désactivé au prétexte de son caractère prétendument pornographique[4]. Un artiste plasticien danois[5], victime de la même sanction pour le même motif en resta là et a dû même faire acte de repentance. Dans un message adressé à Facebook, il a dû "regretter son geste" fait "par mégarde" car "ignorant ces règles". Son profil a alors été réactivé mais sans la photo reproduisant le tableau de Courbet.  

 L’internaute français porta l’affaire devant les tribunaux. Facebook contesta la compétence des juridictions françaises.

Je passe sur les subtilités juridiques. L'avocate du géant américain a demandé au Tribunal de Grande Intance de Paris de se déclarer incompétent, faisant valoir à l'audience que l'internaute avait accepté en s'inscrivant sur le site les conditions générales d'utilisation prévoyant qu'en cas de litige, seul un tribunal de l'État de Californie, où siège l'entreprise, est compétent.

 Le TGI de Paris vient de se déclarer compétent pour connaître le litige opposant l’internaute français et Facebook Inc.

La justice va donc pouvoir statuer sur l'atteinte aux bonnes mœurs qu'une telle représentation constitue.

Le siège de Facebook Inc. se situe aux Etats-Unis où la Cour Suprême, dans un arrêt rendu en 1973 (Miller vs California) ne reconnaît un caractère obscène qu’à un « matériau » dénué de « valeur littéraire, artistique, politique ou scientifique sérieuse ».

Nous allons  savoir comment le TGI de Paris va se prononcer sur le caractère prétendument « pornographique » d’une œuvre d’art majeure librement exposée dans l’un des plus grands musées français dont seuls, des esprits puritains ou obscurantistes peuvent encore aujourd’hui contester la « valeur artistique sérieuse ».

L’obscénité est-elle dans l’œuvre ou dans le regard du censeur ?

A propos du Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet, Emile Zola a écrit :

« Cette femme nue a scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la toile. Bon Dieu ! Quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés, mais quelle peste se dirent les gens à cette époque ! Le peuple se fit une image d'Édouard Manet comme voyeur. Cela ne s'était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de juger Le Déjeuner sur l'herbe comme doit être jugée une véritable œuvre d'art ; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l'artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c’est enfin cet ensemble vaste, plein d'air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. » [6]

Zola, à sa manière, et bien avant Duchamp nous dit combien l’œuvre et son sens sont constitués par le regard du regardeur. S’il y a obscénité, ce n’est assurément pas dans l’œuvre.


[1] Je dois à Thierry Savatier, à sa conférence et plus généralement à son blog  (http://savatier.blog.lemonde.fr/a-propos/ ) une large part de l’information dont je me nourris ici.

[2] https://www.youtube.com/watch?v=5hZ7z3QRmx4

[3] http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/01/31/01016-20140131ARTFIG00348-la-poste-refuse-de-donner-son-timbre-a-l-origine-du-monde.php

[4] http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2015/01/22/03015-20150122ARTFIG00410--l-origine-du-monde-censuree-facebook-au-tribunal.php

[5] http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/02/16/l-origine-du-monde-de-courbet-interdit-de-facebook_1481226_651865.html

[6] Emile zola, Edouard Manet, 1867. Edit.: PARKSTONE INTER , Coll. ART DES SIECLES (2011).

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