Préambule : lors d’un voyage en Roumanie…
En voyage en Roumanie, j’avais été chargé par une amie d’une mission auprès de l’administration post-stalinienne de ce pays. C’est ainsi que, pour les besoins de mon enquête, je me suis retouvé à Sinaia.
Situé dans les Carpathes entre Brasov et Ploiesti, Sinaia est un lieu de villégiature charmant, surnommé « la perle des Carpathes » où Carol Ier. , roi de Roumanie, fit construire le château de la résidence d’été de la famille royale.
Après avoir participé au « printemps des peuples européens », et instauré une très brève République en Moldavie pendant l’été 1848, le pays « retrouva le calme », c’est à dire la paix civile sous la domination de la caste noble et traditionnelle des boyards. A la fin du siècle, l’union des principautés de Moldavie et de Valachie, se constitua en état-nation, la Roumanie, en choisissant la monarchie. Le premier souverain, Alexandru Ioan Cuza, choisi parmi les boyards, mais libéral, franc-maçon, humaniste ouvert aux idées de progrès, abolitionniste du servage, déplut tant par ses réformes à la classe dominante qu’il fut finalement destitué et exilé. La noblesse roumaine se choisit un nouveau monarque, mais étranger, Charles de Hohenzollern-Sigmaringen. Son couronnement fut une aventure romanesque : il dut venir d’Allemagne à Budapest, incognito, sous un faux nom, terminant son voyage en voiture attelée, faute de chemins de fer.
Il fit construire à Sinaia le château de Peleș, où donc la famille royale se transporta à la belle saison, et où son successeur, le gentil et si joli Michel 1er résida jusqu’à son abdication en 1947. Auparavant, il avait régné avec des gouvernements fascistes et antisémites, alliés de l’Allemagne nazie, qui participèrent avec entrain aux persécutions puis à l’Extermination des juifs de Roumanie, puis il avait retourné sa veste en s’alliant avec l’Union soviétique.

Construit en style néo-renaissance allemande, tout en pointes et en lignes verticales, bardés de nombreuses tourelles, aux façades munies de boiseries, le château est ouvert désormais au tourisme, mais pourrait aussi bien accueillir la princesse Sissi.
Avec son second château de Pelisor édifié pour le prince héritier, ses nombreuses résidences luxueuses, son casino, son Grand Hôtel aux innombrables lustres de cristal dans l’immense parc, sa gare royale, Sinaia est une ville d’opérette, qui porte à l’humeur enjouée et légère.
Je ne m’attendais pas, dans l’hôtel de la « Taverne irlandaise » où j’ai enfin pu trouver une chambre, à être amené vers une toute autre méditation, porté par une toute autre humeur.
Les dieux ne sont pas seulement dans la cuisine.
A la suite d’Héraclite, François Dagognet nous rappelle, dans l’un de ses derniers livres, que « Les dieux sont dans la cuisine ». Il interroge la dimension sociale et psychologique investie dans les objets les plus humbles. Toutefois, si le champ de son investigation va du catalogue de Manufrance aux œuvres de Soulages, il oublie pourtant cet objet aussi essentiel que refoulé de nos nobles préoccupations : la cuvette de w.c..
Les voyageurs sont aujourd’hui assurés de rencontrer un confort standardisé, quelque soit le pays où ils se trouvent. A l’intérieur de cette standardisation, il reste cependant quelques possibilités de variations. J’en eus encore la preuve en découvrant la cuvette des toilettes de ma chambre d’hôtel.
Dans mon hôtel de Sînaia, la cuvette des toilettes était anachronique dans ce pays latin et de surcroît dont l’église est aussi orthodoxe que nationale : elle était calviniste, ou peut-être luthérienne, mais en tous les cas, de celles que l’on trouve dans les pays du nord de l’Europe, comme par exemple en Allemagne ou aux Pays-Bas. C'est à dire qu'au lieu de w.c. latins qui, grâce à la force de gravitation reçoivent la merde verticalement dans la partie immergée d'eau pour être directement évacuée par la chasse, échappant par la même à notre regard comme à notre olfaction, celle-ci se dépose délicatement sur un large replat, s'offrant au regard et à l'odorat et à l'examen minutieux auquel doit se livrer toute personne curieuse et soucieuse de sa santé. Ce n'est qu'ensuite, après examen, qu'elle est évacuée par la chasse d'eau. Tandis que soumise à l’épreuve des chiottes des pays latins, catholiques voire même orthodoxes, la merde choit dans l’eau, tout aussi irrémédiablement que verticalement, échappant par là à toute inspection aussi visuelle qu’olfactive.
Il y a bien des années, j'avais développé tout un cours fondé sur cette comparaison ethnographique et métaphysique des chiottes. Je l'avais intitulé, "Métaphysique de la merde". D'abord perplexe et choqué, mon public s'était vite intéressé et même passionné, bien qu’à l’évidence, ce sujet ne fut pas « au programme ». Et peut-être même, parce qu’il n’était pas au programme. Quelques années plus tard, j’ai eu la surprise de lire cette même analyse sous la plume de Slavoj Žižek (1) , ce philosophe et psychanalyste slovène, heidegerro-deleuzo-lacano-badiousien, aux envolées hystéro-prophétiques. J’ai hésité à voir là un indice du caractère délirant de mes variations, mais, effet certain de ma fatuité, j’y ai plutôt vu la preuve que nous avions eu la même intuition d’une vérité profonde : notre lien à la merde n’est pas sans rapport avec la qualité du souci de notre âme.
Calvinistes et luthériens, grâce nécessaire et vie transparente.
Bien des générations d’anciens lycéens se souviennent de ces cours de littérature au lycée, où ils rencontrèrent Pascal, Racine, Port Royal et les graves débats sur la grâce suffisante et la grâce nécessaire. Je crois qu’il en est de ces débats comme de la plaisanterie de potache en forme de devinette que rapporte Gérard Genette (2) : « On trouve dans la correspondance de Flaubert cette devinette, qui a dû amuser au XVIIIè et au XIX è plusieurs générations de collégiens et qui n’aurait aujourd’hui aucune chance d’être comprise dans aucune classe : ‘Quel est le personnage de Molière qui ressemble à une figure de rhétorique ? C’est Alceste, parce qu’il est mis-en-trope ’. Quel bachelier sait aujourd’hui ce qu’est un trope ? »
Les membres de l’Eglise Réformée règlent leur vie, selon une doctrine qui postule la souveraineté absolue de Dieu et l'incapacité des hommes à obtenir le salut par eux-mêmes et pour lequel la grâce divine est nécessaire. Cette doctrine fut codifiée lors du synode de Dordrecht (1618-1619). Elle insiste donc particulièrement sur l'importance de la grâce divine dans le salut, et sur les fruits de cette grâce tant dans la vie du croyant que dans la société chrétienne. La bonté et le pouvoir de Dieu ont alors des applications illimitées, et ses œuvres sont une preuve que Dieu agit dans tous les domaines de l’existence, profanes ou sacrés, publics ou privés. Aucune partie de la vie n'est vraiment autonome vis-à-vis du règne du Christ. Ainsi, le plan de Dieu est à l'œuvre dans chaque événement, s'étendant à toutes les tâches les plus triviales et les plus profanes.
Cuvette de wc à sortie horizontale.
Ainsi, la vie quotidienne est-elle réglée sur la croyance d'un rapport direct, intime de chacun à Dieu, qui est présent en tous lieux en tout instants et qui voit tout. Dans les temples réformés de ces pays nordiques, on peut voir tout en haut, au dessus de l'autel, la figuration de la présence divine sous la forme d'un triangle pointe en haut contenant un œil ouvert. Je me souviens de Marie Cardinal, "Des Mots pour le dire" et de l’hallucination de la narratrice : au fond du chiotte, un œil ouvert la regardait, qui, je crois, la terrorisait. J'avais appris que son analyste était Michel de M'uzan. De M' uzan, Marthe Robert ... Si prêts. Si loin.
Longtemps,on a pu voir, peint au fond des vases de nuit, - il y en eut de très beau en faïence ornée -, un oeil qui nous regardait..

Un œil divin au dessus de l’autel. Un œil omnipotent, quasi panoptique, au fond de la cuvette des chiottes, au fond du vase de nuit.
Quand on se promène dans les rues calmes d'Amsterdam, et encore plus dans celles des petites villes alentour, on se laisse aller à regarder les vitrines des magasins. On est parfois intrigué et on comprend enfin : ce n'est pas un magasin ni sa vitrine que l’on regardait, mais l'intérieur d'un appartement avec ses habitants dans l’intimité de leur logement et de leur vie domestique. Les rideaux ne sont là-bas que des dentelles décoratives qui bordent les fenêtres sans occulter la vue. Les gens vivent sous le regard d'autrui comme sous le regard de Dieu. Vie sanctifiée où ils n'ont rien à cacher. Car la vue, pardon, la vie, de chacun se doit d’être irréprochable : si la grâce est nécessaire pour être sauvé, encore faut-il être à sa hauteur dans tous les actes de sa vie. Si bien que dans leur banalité, ils doivent être exemplaires, et donc montrables à tout instant et à tous.
La rigueur de la conduite de chacun se règle sur celle de son examen de conscience.
Isomorphisme entre l’introspection qui examine la conduite morale de sa vie, et l’inspection de sa merde sur le replat de ses chiottes.
Postambule : délivrance.
Un signe très net dit clairement la dimension métaphysique de cette monstration de la merde, de cette pulsion épistémophilique pour la connaissance, pour l’examen et la transparence. La médecine ne se livre plus à l'examen des urines et des fèces. L'analyse biologique a détrôné la pratique de l'examen des déjections, le progrès des sciences et des techniques nous en a délivré.
En même temps que du regard de Dieu et de l'examen de notre merde, il nous a délivré de celui de notre conscience et de ses abîmes.
(1) Slavoj Zizek, Plaidoyer en faveur de l'intolérance, paru dans Libération du 27 mai 2006
(2) Gérard Genette, Figures II. Rhétorique et enseignement, p. 23. Le seuil, coll. Point, 1969.