J'étais ce jeudi dernier, à la "3ème journée d'étude de l'Association Jenny Aubry". Dans un amphithéâtre de l'Institut Regional de Travail Social de Montrouge étaient réunies près de 200 personnes qui, à des titres divers, ont à faire avec l'enfance en difficulté : travailleurs sociaux de l’ASE[1], - "d'inspiration psychanalytique" a tenu à me préciser l'un d'eux fortement et avec un sourire ravi-, pédopsychiatres, psychanalystes, juges et magistrats, psychothérapeutes, psychologues, … Le thème de cette journée : " les maladies de la séparation".
La matinée a été consacrée à des exposés, et à une projection de films montrant les premières approches de Jenny Aubry, j’y reviendrai. L’après midi a été encore plus passionnant consacré à la présentation de cas cliniques et à leur discussion.
Alors, Jenny Aubry et les maladies de la séparation ?
Jenny Aubry[2], est née Weiss en 1903, dans une famille de la grande bourgeoisie parisienne. Petite fille d’Emile Javal, l’inventeur de l’ophtalmomètre, sœur de Louise Weiss, la célèbre suffragette, elle a été poussée par sa mère à faire des études de neurologie et de psychiatrie infantile. Elle épouse en première noce le médecin Alexandre Roudinesco, dont elle a deux fils et une fille, Elisabeth. Nommée médecin des hôpitaux à la veille de la guerre, elle devient la deuxième femme à obtenir ce titre. Pendant la guerre, elle entre dans un réseau de résistance, protège des enfants juifs, et devient chef de service à l’hôpital des "enfants malades". En 1948, elle commence à s’intéresser à la prévention des psychoses infantiles, aux travaux de René Spitz[3] sur l’hospitalisme et à l’école anglaise. Après sa rencontre décisive avec Anna Freud et un voyage aux Etats-Unis, elle s’oriente vers la psychanalyse. Elle suit Jacques Lacan à la Société française de psychanalyse (SFP) puis à l’Ecole freudienne de Paris (EFP).
Ce jeudi, Maria Landau[4] qui a été chef de clinique dans le service de Jenny Aubry à l’hôpital des "enfants malades" (entre 1963 et 1968), a pris la parole et a raconté. A la Fondation Parent de Rosan durant les années 1950, Jenny et son équipe ont tourné des films[5] qui montrent ces tout-petits enfants atteints d’hospitalisme[6], marqués par la séparation d’avec leurs parents, vécue comme un abandon, prostrés, repliés sur eux mêmes et fermés aux autres, le visage d’une tristesse infinie, atones, apathiques, se balançant sur eux mêmes selon une attitude bien connue dans le monde de l’autisme. On les voit entourés, pris en charge par leurs thérapeutes et, à la lumière de la psychanalyse, s’éveiller à nouveau peu à peu aux autres et au monde, changeant du tout au tout. Véritables films de propagande pour la psychanalyse, révolutionnaires pour l’époque car on y interprétait le comportement, ces films sur la carence des soins maternels sont devenus des classiques pour tous les pédopsychiatres. Il faut se rappeler, explique Maria Landau, l’extraordinaire invention et découverte dès la fin de la guerre dans les institutions-pouponnières où l’on plaçait les enfants. Jusqu’alors, leur état était attribué à une cause cérébrale, neurologique, mais jamais à une cause psychique, due à une carence maternelle. Freud déjà, avait pointé la Flüssigkeit la "détresse", concept peu repris. Anna Freud[7], dès qu’elle fit son entrée dans le mouvement psychanalytique se mit à travailler sur la psychanalyse des enfants. Avec sa chère et tendre amie Dorothy Burlingham[8], elle créa une institution spécialisée enfants, la fameuse Hamstead War Nursery. René Spitz,… Anna Freud,… la cause psychique des troubles de la carence affective avait été découverte.
Maria Landau évoqua longuement le texte d’Anna Freud Observation de six enfants de Terezin[9], que celle-ci écrivit en allemand, en retrouvant sa langue natale qu’elle avait abandonné en quittant l’Autriche. Elle écrit : "Terezin était un camp de transit, des milliers de personnes adultes et enfants y passèrent puis furent déportés vers les camps d'extermination. Être appelé pour être déporté ailleurs était l'équivalent d'une sentence de mort, la terreur de la population du camp était constante : les arrivées et les départs se faisaient la nuit. Au cours de la dernière année, le camp fut vidé de dizaines de milliers de ses résidents; les gens perdaient ainsi leurs parents, leur mari, leur femme, leurs enfants. Les épidémies, les carences, la vieillesse tuaient quotidiennement. Il y avait plusieurs milliers d'enfants de tous âges, que leurs compatriotes essayaient de protéger, groupés et soignés en dortoirs. La section des enfants sans mères était l'un de ceux-là. Il est impossible que l'agitation, la peur, le chagrin et les disparitions n'aient pas imprégné l'atmosphère de la nurserie. Les adultes et les enfants vivaient si proches qu'il n'y avait pas de place pour la vie privée. Les enfants n'avaient pratiquement pas de jouets, et seulement une cour vide pour prendre l'air. Le registre officiel ne mentionne à leur arrivée que leur nom, leur date et lieu de naissance".
Ces enfants étaient des enfants sans mère, délaissés, livrés à eux-mêmes. Installés par Anna Freud dans une belle propriété prêtée par une bienfaitrice, ces six rescapés ont immédiatement tout saccagé. Ils parlaient un langage ordurier composé d’un lexique élaboré par eux, ils étaient inséparables formant une entité unique à plusieurs, emplis d’une attention réciproque.
Ces enfants me font penser aux deux jumeaux de la trilogie d’Agota Kristof Le grand cahier, La preuve, Le troisième mensonge[10]. Enfants d’un univers totalitaire, meurtrier, qui font l’expérience de la cruauté absolue.
Ces enfants de Terezin n’étaient ni débiles, ni délinquants, ni psychotiques, mais enfants de la séparation, de l’abandon forcé dans l’univers concentrationnaire. Au bout d’un an de soins, d’accompagnements thérapeutiques, ils sont redevenus des enfants normaux. Maria Landau renvoie au livre de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière[11] Histoire et trauma : La folie des guerres, où ils analysent des cas divers d’effondrement des sujets dans leur genèse en rapport avec l’effondrement du lien social. Ainsi ces enfants de Terezin qui faisaient "un corps à plusieurs", sans "leader émergeant", ont ils inventé un lien psychique fort entre eux, comme un animal sauvage, pour résister à l’hostilité du milieu dans lequel ils ont survécu, à un réel au sens lacanien, inimaginable, irreprésentable.
La thérapie de ces enfants forcés par le destin n’est pas restée solitaire. Anna Freud a recueilli et soigné les enfants abandonnés au milieu des bombardements de Londres. Elle en rend compte dans Survie et développement d’un groupe d’enfants • Une expérience bien particulière[12].
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Quand en 1968, Jenny Aubry prend sa retraite de médecin des hôpitaux Pierre Debray-Ritzen professeur de pédopsychiatrie, proche des idées de la Nouvelle Droite et grand pourfendeur de la psychanalyse[13] lui succède à la direction de son service de pédiatrie de l’Hôpital des Enfants Malades, il « démantela l’expérience au point de vouloir l’effacer de la mémoire de l’institution hospitalière. L’équipe se dispersa progressivement et seule la transmission orale permit à chacun de se souvenir de cette singulière aventure»[14].
Evénement prémonitoire de ce que devient la prise en charge des enfants en souffrance, et par-delà, prémonition de ce que l’approche et la prise en charge de la souffrance psychique et des maladies de l’âme devient ? Ou bien moment dans le devenir de ce qui ne veut pas rester une « singulière aventure » inscrite dans la seule mémoire des historiens de la psychiatrie et de la psychanalyse, mais être une approche toujours vivante et actuelle des enfants en souffrance auxquels Jenny Aubry consacra sa vie ?
[1] ASE : Aide Sociale à l’Enfance. Service du département, placé sous l'autorité du président du Conseil général, dont la mission essentielle est de venir en aide aux enfants et à leur famille par des actions de prévention individuelle ou collective, de protection et de lutte contre la maltraitance. Il est doté pour cela de personnel administratif et de travailleurs sociaux.
[2] On trouvera une présentation plus complète dans le Dictionnaire de psychanalyse, d’Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, Fayard. p. 67-68 . Et dans .la Préface écrite par Elisabeth Roudinesco du recueil de textes de Jenny Aubry.Psychanalyse des enfants séparés, Etudes cliniques, 1952-1986 Champs essais. 2010
[3] voir Dictionnaire de la psychanalyse, déjà citép.480 et p. 1025.
[4] Après avoir été chef de clinique dans le service de Jenny Aubry à l’hôpital des "enfants malades", Maria Landau, psychanalyste d’enfants, a créé depuis une quinzaine d’année, un séminaire sur l’analyse des enfants dans le cadre de l’association Psychanalyse Actuelle. Elle a dirigé pendant 20 ans le CMPP de Saint Mandé (94). Pour plus de précisions sur les CMPP, voir la note 13
[5] Ces films, encore aujourd’hui étonnants, ont été projetés ce jeudi matin et commentés par Elisabeth Roudinesco.
[6] L’hospitalisme a été défini par René Spitz comme une "régression mentale des malades hospitalisés pour de longues périodes". Ces malades, des petits enfants, séparés de leur mère, présentaient au bout de quelques semaines ou de quelques mois des syndromes graves de repli relationnel avec un arrêt de l’évolution psychomotrice. Ce terme recouvre "l'ensemble des troubles physiques dus à une carence affective par privation de la mère survenant chez les jeunes enfants placés en institution dans les dix-huit premiers mois de la vie" et accompagnés d’une inhibition anxieuse avec un désintérêt pour l'extérieur traduisant une dépression anaclitique.
[7] Dictionnaire de la psychanalyse, p.347 à 350
[8] Dictionnaire…, p.158-159.
[9]On peut en trouver des extraits sur ce site de l’UFR de linguistique de Paris V Sorbonne. : http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/livres/malgrelecamp.html#_
[10] Seuil, 1986, 1988, 1991.
[11]Stock, 2006. Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière sont psychanalystes et membres du Centre d'études des mouvements sociaux à l EHESS à Paris. Ils sont tous deux agrégés de lettres classiques et docteurs en sociologie.
[12] Dans L’enfant dans la psychanalyse, Traduction française Gallimard, Paris, 1976.
[13] La Scholastique freudienne. P.Debray-Ritzen. Fayard 1962.
[14] Elisabeth Roudinesco, Préface à Jenny Aubry.Psychanalyse des enfants séparés, Etudes cliniques, 1952-1986 Champs essais. 2010
[15] C’est en 2005, que l’Association pour la santé mentale de l’enfance a pris le nom d’Association Jenny Aubry sous l’impulsion de Fethi Benslama qui en est le président et qui est également professeur de psychopathologie à l’Université Paris Diderot, Jacques Droulout est vice-président et initiateur de ces journées avec toute l’équipe de l’Association. Ont participé à cette 3e journée : Elise Pestre, Michel Dugnat, Cristina Rinaldis, Martine de Maximy, Maria Landau, ElisabethRoudinesco, Irit Abramson, Frédéric de Rivoyre, Rémy Potier, Jack Droulout, l’AFMJ, La Maison de la Juine, Fabrice Loi ,…