En sa qualité de cofondatrice, Farrah tient à éclaircir la situation qui relève plutôt de l’invisibilisation des personnes concernées (notamment les femmes trans migrantes et racisées) et l’exploitation de leur lutte au profit d’une ambition carriériste. Je transmets ici sa parole, par amitié mais aussi en tant que personne concernée par les luttes en question, à savoir le vécu des lgbtqi+ migrant·es et issu·es de l’immigration, notamment dans les quartiers populaires.
Mise au point sur la Pride des Banlieues : comment des enjeux communautaires sont vampirisés pour préserver des dynamiques d'exploitation et d'invisibilisation
C’est vraiment quelque chose d’écrire contre un mouvement communautaire que l’on a cofondé et qui, plus que jamais, doit exister, dans ce climat mortifère pour les LGBT, et pour les personnes trans racisées et migrantes en premières de cordées. Et pourtant, me voilà aujourd’hui à devoir attraper le col de la Pride des Banlieues et de leur porte-parole, Yanis Khames, qui nous gratifie depuis peu, à travers un petit manuel des Castors Juniors signé de son nom, de la promesse d’un nouvel universalisme. Un universalisme fondé sur l’intersectionnalité, qui permettrait de comprendre véritablement comment les enjeux politiques contemporains peuvent être compris dans un continuum et donc, engager des mobilisations plus transversales et efficaces que jamais.
Je sais pas pour vous, mais moi quand on me dit ça, je me retrouve toute mouillée. De larmes, hein, qu’on s’entende, de larmes de sang, parce que je sais que derrière les beaux espoirs que la Pride des Banlieues nourrit, il y a une gestion et une coordination internes qui ne mettent absolument pas “les marges au centre de la lutte”. L’auteur de ce livre et le principal coordinateur de la Pride est un homme cis hétéro. Quoi ?! Comment ?! Stupeur, tremblements, fracas et volte-faces ?! C’est un cishet wesh ?! Non mais ce n’est pas possible. Jamais un homme cis hétéro n’irait se foutre dans un mouvement communautaire. Justement, les hommes cishets ont tendance à fuir les LGBT plutôt qu’à courir se caler avec. Ben ouais, c’est tout le principe de la cabriole que notre bon vieux Yanis accomplit maintenant depuis une bonne année. Réussir à gérer et à représenter un mouvement qui vise à obtenir justice et réparation pour des réalités sur lesquelles il n’a qu’un regard extérieur.
Si j’écris à ce sujet aujourd’hui, si je veux aujourd’hui vous donner ma version de l’histoire et mon point de vue sur la situation, ce n’est pas pour que Yanis soit cloué au pilori. En ce qui le concerne, je ne ferai pas plus que l’enjoindre à davantage d’humilité et à rester à sa place, de toute manière, ce n’est pas autour de lui que les choses tournent. Je ne veux pas non plus appeler au boycott de la Pride des Banlieues, en tant qu’événement ou collectif, au contraire. En revanche, j’ai bien l’intention de vous laisser un commentaire magmatique sur la façon dont les cis hétéros s’invitent dans nos espaces et s’y installent avec tellement d’aise qu’on n’est non seulement plus chez nous mais qu’on y devient, de surcroît, perçues comme hostiles. Effacées et traitées comme des nuisibles, dans nos propres foyers. Pour comprendre là où je veux en venir, laissez-moi vous ramener à la genèse de la Pride des Banlieues. Chopez-vous un snack, vous n’allez pas vous emmerder.
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Ce qu’il faut bien saisir, c’est que la Pride des Banlieues est un collectif au sein d’une association loi 1901 nommée Saint-Denis Ville au Cœur. Le but premier de cette association est de dégager des solutions aux problématiques vécues par les habitants de Seine-Saint Denis de façon autodéterminée. Une nouvelle façon de repenser la citoyenneté et même, au-delà, de repenser la façon dont on vit en société, en tant qu’ensemble de communautés, parce qu’on peut vivre durablement sur un territoire et contribuer à l’économie locale sans avoir la reconnaissance de la citoyenneté. Je peux vous dire que j’ai été particulièrement charmée par le projet en arrivant en 2018 dans le 93, entre Saint-Denis et Aubervilliers, après trois premières années passées à Poitiers où j’avais bien compris ce que ça signifiait d’être étrangère et immigrée africaine en France. Rien de bien glam mais ça ne devrait normalement pas vous surprendre.
Dans cette optique de renouveau politique, j’ai donc rejoint l’équipe d’organisation qui, de fil en aiguille, s’est articulée autour d’Annabelle, Yanis, Luca et moi. Il y avait d’autres personnes au tout début mais il y a eu différentes prises de distance, rétractations pour des raisons diverses et variées qui n’ont pas grand chose à voir avec ce dont je vous parle. En tout cas, c’est cette équipe qui a porté la première Pride des Banlieues, qui a eu lieu le 9 juin 2019. On l’avait pensée comme l’opportunité de revendiquer la réintégration des queers de quartiers populaires, les queers migrants, dans un projet politique concret qui prend en charge aussi bien les questions de discriminations à l’emploi, au logement, dans la rue que les violences policières, les violences sexistes et sexuelles, les irrégularisations arbitraires de personnes et leur exposition au dénuement le plus complet. Et cette première Pride a pendant longtemps été le plus beau jour de ma vie. Nos idéaux politiques semblaient à portée de main et plus que jamais, je me sentais chez moi pour la première fois. Il faut dire que l’organisation bénévole ardue d’un événement de cette envergure nous avait tous et toutes rapprochés. On en avait tous et toutes tiré quelque chose de très intimement précieux. De mon côté, ça a littéralement précipité ma transition qui avait plané au-dessus de ma tête comme la plus insolente des épées de Damoclès pendant tant d’années déjà. Qu’on soit néanmoins très claires : aux prémisses du mouvement qu’est la Pride des Banlieues à présent. j’étais la seule personne véritablement concernée par un vécu à la fois queer et migrant. Luca n’a jamais dissimulé son hétérosexualité, et c’est bien pour ça qu’il était relégué à la comptabilité et autres tâches rébarbatives. Quant à Annabelle et Yanis, iels ont commencé à se questionner grâce à ce premier engagement.
Quoi qu’il en soit, nous avons réussi notre coup et on a commencé à compter davantage de bénévoles. Certain.es nous avaient déjà rejoints quelques semaines avant la première édition et avaient apporté une aide salutaire pour pousser pendant les dernières accélérations. On se disait vraiment qu’on allait la nourrir et la voir grandir, cette communauté de personnes discriminées dans leurs différents groupes sociaux d’origine, eux-mêmes discriminés par l’ordre dominant global. Sauf que la pandémie de Covid nous a coupé l’herbe sous le pied (notamment la gestion politique de cette pandémie mais on rouvrira ce sujet une autre fois). À partir de là, Yanis et Luca ont entièrement repris la main sur le projet. Ça ne semblait pas complètement lunaire à ce moment-là dans la mesure où ce sont eux qui ont fondé l’association. Ils passaient également le plus clair de leur temps libre à essayer de développer notre structure et les actions qui en découlent. J’ai néanmoins commencé à être particulièrement gênée quand j’ai constaté que ma responsabilité de coordinatrice, confiée collectivement, était régulièrement sapée. Je ne dirigeais pas les réunions que j’étais censée diriger, ma parole n’avait pas plus d’importance que ça sur les lignes directrices du projet, j’étais éloignée des contacts avec les institutions, notamment les collectivités territoriales qui nous subventionnent, parce qu’apparemment, Yanis et Luca étaient plus habilités à cela. Les missions pour lesquelles on ne me mettait pas des bâtons dans les roues étaient celles relatives à la recherche scientifique, communautaire, de programmation, les élaborations d’éléments de langage et de lignes politiques, bref, apporter de la donnée, de la vie, de l’authenticité à nos actions et faire en sorte qu’elles soient aussi cohérentes que possibles avec les besoins sociaux et politiques des queers de quartiers. On n’avait également aucun problème avec le fait que j’occupe une place de porte-parole, encore une fois, dans un but de performance d’authenticité. En rétrospective, j’ai tout bonnement été exploitée.
J’ai fini par prendre mes distances avec l’organisation à partir de septembre 2021. J’étais en burn-out complet, que ce soit de mon emploi salarié transphobe ou de mes trop nombreuses implications militantes. Je venais de perdre mon travail et ma seule solution pour me régulariser était de faire une demande d’asile. Le genre de procédure administrative qui te dépossède complètement de ton agentivité et de tes droits sociaux en t’empêchant de travailler légitimement et qui te pousse, au mieux à être complètement dépendante de ton entourage si tu en as un, au pire, aux formes de travail les plus vulnérabilisantes si tu es isolée. Malgré ma prise de distance, j’ai continué à contribuer bénévolement à la Pride, en leur fournissant notamment de l’expertise pour les aider à mieux comprendre les enjeux politiques trans et à mieux formuler les revendications qui s’y attachent. C’est à ce moment-là que Yanis a commencé à assumer de façon de plus en plus décomplexée la fonction de porte-parole, l’excuse étant que j’étais personnellement incapable de le faire, compte tenu de ce que je traversais, et que personne d’autre du collectif n’en avait le désir. Pourtant, à ce stade, Yanis n’était en rien concerné par les problématiques dont il parlait. Il ne l’est toujours pas. Il ne connaît rien des discriminations au logement ou à l’emploi que nous connaissons, il n’a jamais vécu de refus de soin ou de violences médicales pour qui il est et pour le corps qu’il a, il ne sait pas ce que c’est que de perdre sa famille ou de fuir son pays pour des raisons de persécutions, il n’a jamais été harcelé ou violenté pour son orientation sexuelle ou son identité de genre. Il est même tout le contraire de cela : un jeune homme tout à fait respectable, incapable d’être déviant des normes socio-culturelles de genre, même s’il le voulait très fort. Et le voilà porte-parole d’un mouvement communautaire visant à représenter des personnes qui vivent dans l’impensé le plus complet et avec les conséquences désastreuses que ça a sur un quotidien. D’ailleurs, combien de fois avait-il par le passé rassuré mes craintes de détournement du mouvement, tant je voyais de personnes très peu concernées défiler aux réunions de la Pride ? Vous pouvez bien comprendre que la harissa a fini par me monter au nez.
Après maintes et maintes tentatives de discussion visant à l’amener à adopter une place plus appropriée, par exemple, utiliser son savoir-faire opérationnel et ses privilèges sociaux pour outiller des personnes concernées sans étouffer leurs points de vue, j’ai fini par passer l’éponge. Yanis me faisait comprendre que ce n’était pas ma place de parler, parce qu’il s’agit de sa vie privée. Je n’avais pas non plus envie de mettre à mal notre amitié, parce que je peux vous dire que Yanis était quand même le genre de gars à me dépanner des clopes, des thunes quand j’en avais besoin, à m’inviter chez ses parents pour déjeuner et dîner et ça avait son importance. Aussi, j’ai préféré me concentrer sur la bonne tenue de l’événement. C’est bien pour ça que j’ai accepté d’animer le cortège de tête de jour de la Pride des Banlieues 2022 et avant même d’obtenir mon statut de réfugiée au mois de juillet, j’ai couru participer à l’assemblée générale une semaine après l’événement. Une assemblée générale particulièrement importante qui devait donner naissance à un collectif Pride des Banlieues indépendant de l’association-mère Saint-Denis Ville au Cœur avec en prime, la création de deux postes de coordinateurs salariés à mi-temps. Quelle ne fut pas ma surprise quand je suis arrivée dans une assemblée de 20 personnes, dont 5 personnes hétéros, deux faisant partie du conseil d'administration, avec un ratio plus ou moins 50/50 de personnes blanches et de personnes racisées. Au sein de la Pride des Banlieues quoi. Le pire, c’est que les lignes directrices annoncées pour la prochaine édition n’avaient laissé aucune place aux actions communautaires d’auto-support et de recherche-action. Tout n’était que crowdfunding, mobilisation d’inscrits à la newsletter et de followers sur les réseaux sociaux. Et bien évidemment, qui était déjà pressenti pour obtenir un des postes de coordinateur ? Notre cher ami Yanis Khames. Bien sûr qu’on allait récompenser son mérite : il avait fondé l’association, cofondé le collectif, avait travaillé jour et nuit pour consolider une structure associative fonctionnelle capable d’héberger une mobilisation d’envergure et honnêtement, je ne suis pas femme à vouloir salir les accomplissements des gens. Oui, Yanis a des compétences organisationnelles très impressionnantes, il pense vite, agit vite et sait dénicher des talents. Est-ce que cela lui donne le droit d’occuper les opportunités des personnes concernées par le mouvement communautaire qu’il dirige de fait ? Absolument pas.
L’autre gag intergalactique, c’est quand il m’a annoncé la veille de cette fameuse assemblée qu’on lui avait proposé d’écrire un livre de théorie politique sur la Pride. Il m’a même proposé d’en écrire la préface, dans un élan gracieux de reconnaissance de mon apport au mouvement. Je peux vous dire que je suis tombée de ma chaise si fort que j’ai traversé la croûte terrestre et atterri droit en enfer, devant Lil Nas X en lap-dance sur Satan. Vous vouliez que j’écrive quoi en préface de ce livre ? « Oyez, lecteurs et lectrices, mirez l’étendue de mon exploitation, à dérouler le tapis rouge pour ce mec comme je le fais depuis trois ans pour lui donner toutes les clefs pour se légitimer. » Tema la taille de la bouffonne. Je lui ai bien demandé pourquoi il ne s’agissait pas simplement d’un ouvrage collectif et il m’a répondu que ce n’était pas possible. C’en était trop pour moi : après quelques conversations infructueuses avec des membres du conseil d’administration, j’ai décidé de partir sans bruit et de passer à autre chose. D’ailleurs, personne n’a particulièrement insisté pour que je reste ou posé de question sur mon départ. C’est comme si ces trois années n’avaient jamais existé, alors que je pensais avoir trouvé mon petit chez-moi. C’est comme ça qu’on a remercié tout mon travail bénévole, alors que j’ai littéralement posé les bases théoriques et politiques qui permettent à qui veut être porte-parole de jongler avec des termes et concepts chics et chocs.
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Que tirer de ce récit, à part que ça ferait un excellent téléfilm du midi sur Téva ? Qu’il est extrêmement simple pour des personnes non concernées, et je dirais même plus, dominantes, de s’insérer dans des contextes communautaires et d’en dicter les termes. Parce que ce qu’il faut savoir, c’est que depuis l’année dernière, la Pride des Banlieues compte beaucoup plus de bénévoles concerné.es qu’avant, et iels sont de plus en plus nombreux.euses à occuper des postes décisionnaires et des rôles-clés. Et c’est super mais malgré tout, vous pouvez être sûrs que c’est Yanis et le conseil d’administration qui aura le dernier mot. Des personnes qu’il a lui-même recrutées dans la structure qu’il a lui-même conçue et mise en place. Pensez-vous que ça puisse véritablement permettre de porter un mouvement communautaire qui vise à nourrir l’autodétermination politique de celles et ceux qu’on présente comme les plus marginalisés ?
Au cas où vous l’auriez oublié, la Pride des Banlieues est avant tout une Pride contre l’assimilationnisme. Il s’agit à la fois de réfuter l’assimilation aux milieux les plus racistes et bourgeois qui n’ont aucun mal à fricoter avec l’ordre cishétéronormatif tout en apportant une nouvelle perspective contre l’assimilationnisme étatique. Celui qui fracasse administrativement (mais pas que) les migrants et assigne à une place subalterne les descendants des immigrés de première génération. Il s’agit en plus de créer des espaces intra-communautaires de réflexion, de création et d’action pour mieux affirmer nos places dans nos familles, communautés et pays d’origine sans les jeter en pâture aux instrumentalisations racistes. Et on me dit dans l’oreillette qu’on va apparemment réussir à atteindre tous ces buts en se laissant diriger et représenter par des gens qui ne savent rien de la douleur déchirante des exclusions multidirectionnelles. Des gens qui tiennent justement leur ascendant sur nous du fait qu’ils peuvent compter sur une stabilité sociale et économique alors que tout le principe de nos luttes, c’est que nous n’en avons pas.
Il est donc clair et manifeste que mon but n’est pas de créer une attention dramatique et intrusive sur la vie sexuelle et affective de qui que ce soit de cette organisation. Le but n’est pas de policer les vies, les identités, les corps de qui que ce soit. En revanche, il s’agit d’avoir un minimum de cohérence sur des bases de justice communautaire. Si Yanis Khames était bel et bien un LGBT au placard, pourquoi irait-il se représenter de façon aussi extensive ? Le but du placard, c’est justement de se protéger. Quelqu’un peut-il m’expliquer l’utilité de simultanément se dissimuler et se sur-visibiliser médiatiquement ? D’ailleurs, si être au placard n’invalide en rien une identité LGBT, c’est aussi parce qu’être au placard est un positionnement social qui dit quelque chose du monde. Ça peut traduire des injonctions à la honte et à la dissimulation, des stratégies de négociation qui permettent la conciliation d’un certain nombre de paramètres, bref, le placard n’est pas une situation nulle et non advenue. Idem pour les doubles vies. Ce qui est nul et non advenu, c’est de penser qu’on peut se passer de se situer précisément en tant que personne quand on se permet de représenter et de diriger un mouvement communautaire. Et pour cause, bien sûr qu’on va éviter de s’attarder sur ses circonstances personnelles quand elles ne sont en rien représentatives des réalités sur lesquelles on prétend amener la lumière. Sans compter que dans des communautés queers racisées, on a un rapport particulièrement critique au coming-out (à juste titre) et on ne se précipite pas pour demander des fiches de renseignements aux gens pour qu’ils spécifient de quelles façons les normes de genre leurs sont dommageables. Cela explique donc assez facilement comment on a pu se retrouver avec un mec matériellement cis et hétérosexuel en plein dans nos communautés. Passé entre les mailles du filet en profitant de l’extrême bienveillance qu’on est capable de s’accorder les uns aux autres.
Vous avez probablement dû remarquer que nos soirées, nos événements culturels, nos bars étaient de plus en plus fréquentés par des personnes cishets, ce qui est absolument formidable. Si si je vous jure, je ne vous raconte pas la fulgurance de la liesse qui s’empare de mon corps quand je débarque en soirée “queer” en pensant être tranquille et de faire face au combo gagnant harcèlement sexuel/mégenrage dont les pauvres gars savent gratifier les meufs sucrées comme moi. Je ne vous raconterai pas non plus les vibrations de plaisir intense que je ressens quand je vois des cishets se réapproprier le terme “queer” pour parler de leurs dernières fantasies sexuelles ou pour exprimer des inconforts identitaires qu’ils ne se permettront jamais de dépasser et d’incarner dans la réalité. Comme si on n’était que du cul et de la souffrance. Non, on n’est pas que ça : on est aussi des mines d’or de développement personnel. Ben oui, attends, être queer, ce n’est vraiment qu’une façon comme une autre de penser le genre et la sexualité. Ce n’est vraiment qu’une matrice théorique qui alimente les conversations les plus profondes et permet de se rendre compte que tout est un peu construit, quoi, tu vois. Ce n’est pas comme si c’était une volonté féroce de protéger son corps, son histoire après avoir été cinglée par la bourrasque qu’est la punition arbitraire des déviances qu’on projette sur toi. Ce n’est pas comme si c’était la création à contre-courant de bulles d’amour et de soin, de refuges, de nouvelles économies sociales et culturelles, tout cela sur les ruines de l’exclusion. En tout cas, ce n’est certainement pas mettre des trésors d’énergie au quotidien pour faire en sorte que les nôtres ne s’autodétruisent pas, tant les sociétés qui nous tiennent en otage sont inhospitalières. Et puis tiens, comme on est aussi censées être les égéries de “la tolérance” et de “l’ouverture d’esprit”, on doit aussi accueillir n’importe qui dans nos espaces, de luttes y compris, avec toute l’hospitalité du monde, sous peine de ne pas être assez “inclusives”. Welcome to America’s Next Grosse Quiche. Appelez-moi Miss Amabilité.
Vraiment, sah quel plaisir d’être une femme trans réfugiée en France aujourd’hui. Entre les précarisations constantes du chômage, de la retraite, bref, de tous les dispositifs sociaux de droit commun, l’impossibilité de travailler stablement quand on ne peut pas dissimuler sa transitude, l’accès à la santé commune malmené par la casse des hôpitaux publics et la fuite des médecins dans le privé avec une mention spéciale inaccessibilité pour les soins de transition, de plus en plus menacés par les campagnes réactionnaires de lobbying conservateur. Bien sûr, nous n’oublierons pas la merveilleuse future loi Asile et Immigration qui vient transformer les dispositifs de droit d’asile et de migration en centre de triage démoniaque, sachant qu’on est déjà sur un statu quo policier et répressif qui devrait révolter toute personne dotée d’un minimum de sens commun. Et avec tout ça, on ne peut même pas militer tranquille, on ne peut pas s’investir dans les espaces qui sont censés dégager nos perspectives de libérations collectives et individuelles, on ne peut qu’occuper les petites places et se nourrir des petites miettes qu’on nous laisse.
D’ailleurs, gare à vous si vous vous permettez de faire entendre votre mécontentement. Si vous êtes une femme africaine, vous pouvez être sûres qu’on vous traitera comme une trouble-fête qui n’a apparemment rien d’autre à faire de son temps que de foutre le bordel là où elle passe. On admettra même “un soulagement” lorsqu’on vous poussera à la porte et que vous n’aurez pas d’autre choix que de la prendre. Et quand vous aurez le culot cosmique de rappeler les termes pour demander des prises de responsabilités et de l’humilité, on ne parlera de vous qu’en tant que “rumeurs infondées”. Pardon, excusez-moi, l’espace d’un instant, je me suis prise pour votre cofondatrice, votre amie et bénévole dévouée et surtout, la personne qui vous a appris les mots que vous utilisez comme des repoussoirs à remise en question. Mais, apparemment, je ne suis qu’un murmure dans le vent. En vrai, je prends.
Si après tout cela, vous avez encore envie de me faire passer pour une rageuse hystérique qui a le seum, ainsi soit-il. Néanmoins, mes messages sont simples à formuler. Aux bénévoles de la Pride des Banlieues, je vous implore de reprendre le pouvoir sur votre espace de lutte. Faites en sorte de concrètement faire la part belle à votre autodétermination et ne laissez pas des agendas creux politiquement et éloignés de vos plaies dicter la façon dont vous veillez à vos intérêts communautaires. Définissez également cesdits intérêts par autre chose que l’affinité personnelle et les expériences vagues de discriminations communes. Aux autres lecteurs et lectrices, par pitié, prenons soin de nos communautés, entretenons de véritables standards, faisons en sorte qu’il y ait d’autres issues que l’assimilation ou la mort. Enfin, Yanis, tant que j’ai encore ton col dans la main, si tu me lis, de deux choses l’une : tu es possiblement personnellement concerné par ton actuel engagement militant, auquel cas, il va falloir commencer à être humble et à t’engager personnellement dans ce que tu prêches si tu entends continuer à représenter qui que ce soit. En d’autres termes, crâne pas sur “les marges au centre de la lutte” quand tu n’es concerné en rien par les problématiques sociales, économiques et politiques que tu abordes. Ou alors, tu es bel et bien un usurpateur de première catégorie, auquel cas, tu es expressément invité à occuper un autre poste que porte-parole et coordinateur d’une Pride. T’inquiète, tu risques pas de galérer, le monde t’appartient. Parce que vraiment, laisse-moi te dire que continuer à tenir, la sueur perlant du front, une posture ambigüe où tu esquives chaque question personnelle en tournant autour du pot et en te raccrochant à une rationalité déconnectée is not giving, sweetie.