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Billet de blog 3 mars 2023

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Séminaire d'écologie politique - 2e séance (23 février)

Séminaire d'écologie politique (ENS de Lyon, master de philosophie contemporaine).

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Séminaire d’écologie politique

2022-23, 2e semestre

2e séance (23.02.2023)

Le séminaire de master que je consacre cette année à l'écologie politique (ENS de Lyon) explore une hypothèse: les difficultés rencontrées par les politiques environnementales marquent l'échec d'une certaine politisation de l'écologie. Il s'agit à la fois de réinscrire les risques environnementaux dans une histoire des charges de l'Etat - une histoire de la sécurité - et de mettre en perspective cette politisation au prisme des critique sociales plus radicales que l'écologie a pu motiver dès les années 70 (en se concentrant sur Murray Bookchin, André Gorz et Ivan Illich). Après diverses discussions est née l'idée d'en publier les séances sur ce blog.

Voici le texte de la deuxième séance. Dans un premier temps, elle part de la manière dont Jouvenel a introduit, en 1957, la notion d'écologie politique. En ciblant les points communs et différences avec l'argumentaire décroissant de Georgescu-Roegen (1971), on tente de montrer : 1) que l'écologie entre dans les politiques publiques, non par le seul biais de la prévention des risques, comme on pouvait s'y attendre, mais d'abord dans le prolongement d'une politique de sécurisation des activités économiques ; 2) que cette perspective a pu nourrir deux orientations, qu'illustrent une version standard de l'économie de l'environnement (inscrite dans une politique néolibérale de gouvernement par et pour le marché) et un programme relevant de l'économie écologique, axé sur l'hétérogénéité des rationalités économique et écologique. Ces différentes perspectives ne se réduisent ni à une graduation des risques documentés, ni à une opposition entre croissance contrôlée et décroissance, ni à une facture différente de l'expertise fournie. Elle semble engager principalement des modes de gouvernement distincts, mais qui se sont développés d'abord sur de tout autres enjeux que la question écologique. Par contraste, la littérature radicale des années 70 faisait déjà valoir une telle hétérogénéité contre l'idée que l'économie de marché pouvait intégrer la question écologique, mais, non pour faire valoir un surcroît d'autorité institutionnelle pour forcer les activités économiques à en tenir compte. Il s'agissait, comme Bookchin peut l'illustrer, d'instituer un tout autre mode de gouvernement des activités économiques: subvertir la rationalité économique telle qu'elle est par la rationalité écologique. C'est également dans cette perspective que peut se comprendre l'idée, avancée par Illich puis par Gorz, que la question écologique est susceptible de faire courir un risque technocratique sans précédent – un motif qui, avant son détournement dans les années 90, n'avait rien d'écolosceptique.

* * *

Ce qu’on a retracé la dernière fois au sujet de l’écologie comme discours mixte, quelle que soit sa polarisation possible, permet de thématiser son rattachement à un enjeu central de politique publique, répondant à quelque chose comme une exigence de sécurité entendue comme protection des risques. Qu’il s’agisse de protéger un milieu de vie, toujours déjà anthropisé, que nous fragilisons, ou qu’il s’agisse plus directement encore de nous protéger de ce que l’ensemble de nos activités techniques et économiques fait de notre milieu (point de vue duquel une politique écologique reste liée à une politique sanitaire, au sens large). Activités humaines et conditions environnementales sont en interaction ; d’un point de vue politique, ces deux perspectives semblent donc équivalentes, là où une approche éthique (qu’elle oppose ou articule approches bio/écocentrée et anthropocentrée) conduit à les distinguer plus nettement.

Dans tous les cas, les problèmes environnementaux émergent comme des effets cumulatifs inintentionnels (insus par les agents ou simplement négligés), constituant une classe de menaces ou de risques appelant un contrôle public. Et un contrôle d’autant plus urgent et exigible que – c’est l’apport plus spécifique du versant scientifique de l’écologie depuis moins d’un siècle – les dynamiques écologiques visées prennent une ampleur planétaire, à mesure que notre puissance industrielle globale s’accroit. Tour à tour, les géologues tentent ainsi de montrer les risques de pénurie de ressources souterraines disponibles, les démographes, du moins à une époque, les risques de surpopulation1 et les climatologues, un peu plus récemment, les risques d’un effet de serre, documentant un réchauffement climatique accélérée d’origine anthropique.

Ce changement d’échelle complique la politisation de l’écologie. Il induit à la fois une ampleur croissante des phénomènes, donc des mesures politiques, à des échelles qui dépassent celles des Etats, et un problème de visibilité ou de perceptibilité, que l’expertise des écologues cherche à compenser. L’élaboration de scénarios d’évolution, par exemple, peut, d’un certain point de vue, relever d’une forme mixte, instruite scientifiquement mais répondant à des besoins de gouvernement. Mais, en deçà, la mise en scénario de l’évolution du climat vise ainsi à compenser le déficit de perception des phénomènes les plus vastes. Et cette question des médiations par lesquelles on rend perceptible ce qui ne l’est pas va vite recouvrir des enjeux politiques de fond. Y compris lorsqu’on s’en tient à ce point de vue unilatéral décrit dans la séance précédente : celui où une écologie scientifique documente de manière autonome les mesures que les gouvernements sont supposées prendre.

3. On pourrait dès lors s’attendre à ce que la notion d’écologie politique se soit au premier chef formulée à partir d’une extension de la sphère de prévention et de contrôle des risques, qui légitime l’intervention publique – dans le prolongement même des politiques de protection déjà élaborées à des échelles plus locales au 19e siècle. Pourtant, c’est d’abord, semble-t-il, dans son rapport à l’économie que l’écologie est entrée massivement dans le champ des politiques publiques.

On attribue en général la notion d’écologie politique à Bertrand de Jouvenel, écrivain et intellectuel public libéral, qui la définit, en 1957, justement comme un élargissement de l’économie politique, construit sur une critique de la démarche même de l’économie comme discipline scientifique2. L’économie – entendue comme science – s’est construite, selon lui, en niant l’importance des interactions physiques qu’engagent les activités économiques. Il vise là d’abord la théorie du marché : les questions de productions et d’échanges y sont traitées abstraction faite des relations de dépendances qu’entretiennent ces activités à l’égard des ressources, et abstraction faite des effets extra économiques de l’extraction, de la circulation, de la transformation puis de l’usage des matières disponibles naturellement. En somme, la science économique inclinerait à viser le marché toute chose égale par ailleurs, et ainsi à inspirer des politiques économiques aveugles aux conditions et conséquences concrètes des activités économiques. Exemplairement, lorsque l’économie néoclassique (chez Léon Walras, Carl Menger ou Vilfredo Pareto) se concentre sur la question de l’équilibre général du marché, par la fixation flottante des prix des biens et services en fonction de l’offre et de la demande, cette notion d’équilibre fait abstraction d’autres formes de déséquilibres susceptibles d’être provoquées par les activités économiques, qu’elles atteignent, ou non, cet équilibre du marché – déséquilibres entre la production naturelle de certaines ressources et leur usage économique (par exemple, les hydrocarbures), ou encore entre la capacité de l’environnement naturel à résorber certaines pollutions et leur émission par les activités marchandes (les gaz à effet de serre, les polluants éternels, etc.). L’équilibre du marché reste aveugle aux déséquilibres induits par ailleurs. Les modèles (néo)keynésiens de croissance appliqués depuis la guerre par la plupart des Etats, alors même qu’ils sont en partie construits contre ce modèle néoclassique, conservent cependant ce problème : la croissance économique est stimulée et pilotée de manière abstraite – en fonction de ses conséquences économiques et/ou sociales, mais abstraction faite de leurs autres formes de conséquences, parce que les modèles keynésiens, comme les modèles néoclassiques, se focalisent sur la circulation monétaire. Pour reprendre un concept de Karl Polanyi3, on peut dire que Jouvenel critique une forme de « désencastrement » de l’économie de marché du point de vue de la science économique et des politiques qui se construisent d’après ses modèles trop abstraits. Polanyi visait plutôt la manière dont le marché économique avait été construit d’un point de vue théorique en séparant les processus économiques des autres processus sociaux : tel était le « désencastrement » social du marché qu’il récusait dans la théorie économique dominante. Un tel motif pouvait avoir aussi bien des effets pratiques et politiques, des conséquences sociales – lorsque travail, terre et monnaie se retrouvent marchandisés –, ce qu’il enveloppait dans la même critique (du moins pour le travail et la monnaie)4.

On pourrait ainsi dire que Jouvenel récuse, lui, une forme de « désencastrement » biophysique du marché, et cette perspective doit d’abord se comprendre à partir, non d’un élargissement de la sphère de la prévention des risques, mais d’une question plus spécifique, suscitée par l’expérience des crises économiques, et qui se cristallise exemplairement au moment de la crise des années 30 : celle de la sécurisation au long cours des activités économiques. Dans ce cadre, nombre d’économistes reprochent, depuis les années 30, à l’économie classique et néoclassique, de s’être focalisée sur la construction d’une théorie des échanges marchands, sans s’interroger sur les conditions de production et les rétroactions des échanges marchands sur la production, pour mieux la perpétuer5. C’est bien dans ce contexte que Jouvenel parle d’écologie politique pour signifier le besoin de ressaisir les flux et rythmes de matière et d’énergie mis en jeu par les activités productives, inscrits dans un environnement naturel engageant lui aussi des flux et des rythmes de matière et d’énergie : l’économie est « une organisation pour tirer parti de l’environnement », dès lors l’économie, entendue comme science, doit partir des « conditions physiques de la croissance économique » donc de l’écologie scientifique et de ce qu’elle nous apprend des contraintes environnementales.

Quelles sont dès lors les implications politiques d’un tel réencastrement ? Au premier chef, la prise en compte des contraintes environnementales dans les objectifs que se donnent les politiques économiques – dans un contexte où les pays développés menaient massivement des politiques de croissance forte. Une telle perspective implique donc d’emblée une relation critique à l’égard des facteurs inclus dans les politiques de croissance, mais, même si Jouvenel est membre du Club de Rome au moment de sa fondation en 1968, il ne semble pas pour autant partager le diagnostic qui va vite lui être associé : celui d’un besoin de décroissance de la production économique pour contenir les pressions sur l’environnement – pression sur les ressources et par les conséquences environnementales des activités industrielles. On le sait, cet ensemble de scientifiques, d’industriels et de hauts fonctionnaires internationaux s’est fait connaître, certes, par son néomalthusianisme prononcé, en matière démographique, mais surtout par la parution, en 1972, du rapport Meadows, commandé un peu plus tôt aux ingénieurs du MIT, et ce rapport prônait une forme de décroissance de la production – du moins dans les pays déjà industriellement développés, et une décroissance de la production matérielle. La formule est connue, dans un monde fini, la croissance économique ne peut pas être infinie. Ce type de rapports illustre même le recours aux outils de prospective – élaboration de scénarios de développement à l’aide d’outils de modélisation – dont Jouvenel fut l’un des principaux promoteurs en France6. En somme, et même si une telle décroissance était aussi, dans les années 70, la conclusion d’une approche dite bio-économique (sur laquelle on va revenir et que l’on peut aussi définir par une exigence de réencastrement biophysique de l’économie sur le plan théorique), Jouvenel, lui, n’était ni décroissant, ni, a fortiori, en rupture avec l’idée d’une exploitation de la nature (pas plus d’ailleurs que le rapport Meadows).

Autrement dit, dans son versant économique, la question du réencastrement biophysique des activités humaines, inaugure une tendance de fond des interactions entre écologie et politique, impliquant un retour critique sur les politiques de croissance, mais pas nécessairement une injonction à la décroissance. Dans tous les cas, puisque ce sont les activités économiques qui suscitent la crise environnementale, et que ces activités sont potentiellement menacées par cette crise, l’écologie devient un enjeu politique par le biais de sa relation à l’économie (entendue, à un niveau minimal, comme l’ensemble des activités assurant les conditions matérielles de perpétuation de notre mode de vie). Cette médiation par la sécurisation de l’économie reformule ainsi l’interaction dont nous sommes partis (entre activités humaines et milieu de vie) et qui nous avait donné une première hypothèse sémantique concernant les politiques environnementales, centrée sur la protection – protéger notre milieu de vie en nous protégeant de ce que nous faisons de ce milieu. Si l’on part de la relation entre économie et écologie, il s’agit plutôt, et à la fois, d’assurer la perpétuation des activités économiques contre leurs propres conséquences (rétroactions sur le cadre biophysique qui les conditionne, en ressources, mais aussi en finalité – à quoi bon assurer un mode de vie si ces activités produisent un milieu qui n’est plus propice à la vie, donc habitable ?), et de protéger des activités économiques un cadre biophysique qui les rend possibles et leur donne sens (à nouveau parce que, sans environnement habitable, ces activités semblent perdre leur sens).

Cette fois, les deux énoncés qu’on en tire – perpétuer les activités économiques et préserver l’environnement des activités économiques – s’articulent-ils sans tension, d’un point de vue politique ? De fait, ce geste de réencastrement biophysique a bel et bien nourri des perspectives divergentes. Jouvenel, membre de la Société du Mont Pélerin au moment de sa fondation, est proche de la mouvance néolibérale, centrée sur une pensée des conditions de possibilité et d’efficience de l’économie de marché, et c’est bien à ce titre que les contraintes environnementales doivent être incluses dans les politiques économiques. Par ailleurs, cette exigence de réencastrement se retrouve dans le discours économique de la décroissance tel qu’on en attribue le plus souvent l’origine au mathématicien et économiste Nikolas Georgescu-Roegen7 – une exigence qui définit ce qu’il appelle bio-économie. Il part du même postulat de réencastrement des activités économiques, mais pour étendre, aux activités économiques, des principes élaborés à partir de l’étude des processus physiques. Ainsi, comme tout système matière-énergie, les activités économiques peuvent se voir appliquer les deux principes de la thermodynamique, selon lui. D’une part, le principe de conservation globale : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». D’un point de vue strictement matériel, il n’y a pas de création. D’autre part, le principe d’entropie : celui de la baisse tendancielle au cours du temps du potentiel énergétique de tout système dynamique. Le potentiel énergétique d’un composé matériel tient à sa complexité, et la dissipation d’énergie, qui permet d’en faire usage, se traduit par une simplification au niveau de l’organisation interne de la matière. Les processus de consommation – d’énergie et de biens – peuvent ainsi s’entendre comme de semblables simplifications matérielles. Si ce processus est plus rapide et plus soutenu que la tendance inverse (la tendance néguentropique) du vivant, alors, passé un certain seuil d’activité économique, il faut faire décroitre la production pour ne pas appauvrir globalement la matière disponible pour l’activité économique, ce que corroborent les conclusions du rapport Meadows. La nécessité de produire et d’appliquer des modèles économiques de décroissance découlerait ainsi de cette continuité entre l’économique et le biophysique, qu’une forme radicale de réencastrement biophysique de l’économie permet de théoriser et de modéliser. Cette seconde perspective problématise davantage, que la première illustrée par Jouvenel, le recours aux solutions techniques possibles dans les scénarios d’évolution conjointe de l’économie et des dynamiques écologiques. Si tension il y a entre économie et environnement, aucune solution technique ne peut la résoudre à long terme puisqu’une solution technique quelle qu’elle soit mobilisera toujours des ressources minérales et/ou vivantes.

Même si le lien est en réalité peu rigoureux, c’est précisément cette perspective qu’incarnent exemplairement l’épuisement des ressources, la « bombe démographique », renforcés voire relayés ensuite par la relation réchauffement climatique / effondrement socio-économique – à mesure que les climatologues ont documenté l’effet de serre, les démographiques ont tempéré le problème de l’explosion démographique8. Sous cet angle, cette approche économiste de l’écologie politique semble pouvoir rejoindre une approche par la préservation des risques vitaux (ce que n’implique pas nécessairement l’analyse de Jouvenel), dès lors que l’horizon des contraintes environnementales au développement économique engage la perspective d’un effondrement économique, donc touche à la possibilité même d’assurer les conditions de subsistance humaine.

Il ne s’agit pourtant pas seulement de graduer ou d’infléchir les politiques environnementales en fonction des diagnostics de risque, mais bien d’une manière différente d’articuler économie et dynamiques écologiques. Un rapide aperçu des divergences à l’oeuvre dans l’économie de l’environnement peut le montrer. Dès les années 60, se met en place une certaine approche de l’économie de l’environnement, qui va vite devenir standard et nourrir les politiques environnementales, lorsqu’elles existent. Elle part du fonctionnement même d’une économie de marché. Si les activités économiques tendent à détruire l’environnement – se retournant ainsi contre les intérêts des agents économiques – c’est que le système des prix, établis par les rapports entre offres et demandes, ne parvient pas à inclure une certaine classe de coûts dus à la production économique. Cet angle d’analyse ne concerne pas spécifiquement les enjeux environnementaux, mais tout ce qu’on peut appeler, en économie, les « externalités négatives », ou coûts masqués, c’est-à-dire les dommages susceptibles d’engendrer des coûts (de réparation, de reproduction ou de substitution, par exemple) sans que le mécanisme des prix les inclut dans les coûts d’investissement productif. Cela participe de ce que Milton Friedman, par exemple, appelait les « failles de marché », légitimant et décrivant le rôle économique de l’État : intervenir, en réformant les « règles du jeu » et/ou en incitant financièrement (subvention et taxation), pour rendre les marchés plus « efficients ». Un marché est d’autant plus efficient, en effet, que le mécanisme des prix enveloppe un maximum de coûts réels, et donc minimise les coûts cachés. Dans son analyse – standard dans une perspective néolibérale – l’opportunité des interventions publiques doit, aussi bien, tenir compte des « coûts cachés » de l’intervention de l’État, des « failles de gouvernement » (ses propres externalités négatives et coûts, explicites ou cachés, de fonctionnement), compliquant les analyses coûts/avantages que l’intervention publique s’applique à elle-même9. En ce sens, une politique environnementale vise, elle aussi, par l’action publique, à internaliser une certaine classe d’externalités, dès lors que cette intervention est tout compte fait avantageuse : assurer la gestion économique rationnelle de l’environnement par sa mise en coût explicite, donc son inclusion dans la rationalité des agents économiques. Un tel programme suppose de monétariser les ressources et services environnementaux, supposés gratuits, pour les inclure dans les calculs économiques des agents. De là tout un programme de recherche, largement mis en œuvre depuis, reposant par exemple sur l’étude des marchés de jouissance environnementale déjà existant (dans le domaine touristique, par exemple), sur l’estimation des coûts de recyclage et de restauration de telle ou telle ressource, sur les coûts de substitution, etc. Une telle expertise nourrit des outils politiques largement en usage : taxes, subventions, réglementations, mais aussi ces outils hybrides que sont, par exemple, les marchés de quotas de pollution.

Un tel point de vue, on le voit, n’interroge pas la croissance économique ou le niveau de production comme tels. Elle prolonge, dans l’esprit même de l’article de Jouvenel, la question des conditions de sécurisation des activités économiques, née de l’expérience des crises économiques. Elle se situe à l’intérieur de cette question. Plus précisément, elle prolonge cette question, dans la version qui caractérise le néolibéralisme : assurer politiquement les conditions de possibilité et d’efficience d’une économie de marché. Il n’est pas exagéré dès lors de parler d’une version néolibérale de la politique de l’environnement.

Au tournant des années 80-90, une critique de cette approche standard émerge cependant, au sein même des approches économiques de la question écologique. Une critique qui s’institutionnalise à partir de la création en 1988 de la Société Internationale d’Economie Ecologique, et de la fondation de la revue Ecological Economics, en 1989. Elle se réclame principalement de Georgescu-Roegen et de toute perspective qui part, non simplement de l’idée que les activités économiques se développent dans un cadre biophysique, mais plus spécifiquement d’une finitude de la biosphère et de ses ressources, dont l’approche standard est supposée ne pas pouvoir tenir compte. En effet, selon cette critique, l’approche par la visibilisation des coûts cachés présuppose une commensurabilité entre les biens et services produits par l’homme et les biens et services fournis par l’environnement : monétiser les services environnementaux permet de les inclure dans le calcul économique mais présuppose une équivalence, une substituabilité, des ressources naturelles, qui ne correspond ni à la finitude globale de la biosphère ni à la finitude de ressources qualitativement distinctes parce que non reproductibles et insubstituables. Parce qu’internaliser les externalités négatives par les prix revient à mettre en balance les conséquences environnementales avec d’autres formes de contraintes, d’opportunités ou de risques, eux aussi traduits monétairement. Or, dans la rationalité économique des agents, un coût est un coût, quelle que soit la réalité qu’il recouvre.

Cette différence rejoint une distinction récurrente, du côté de l’économie écologique, entre ce qu’on appelle « durabilité faible » et « durabilité forte ». La notion de durabilité – on y reviendra – vise, en général, le souci d’inscrire les activités économiques dans la durée, sous contrainte environnementale. D’un point de vue économique, la « durabilité faible » reposerait sur l’idée que les ressources ou le « capital naturel » est composé d’éléments certes hétérogènes et, pour partie au moins, épuisables, mais entièrement substituables les uns aux autres, sous réserve de procédés techniques. A contrario, Georgescu-Roegen critiquait déjà en son temps ce mythe de la substituabilité indéfinie des facteurs naturels, et, de ce point de vue, les théories économiques de la décroissance peuvent être vues comme des conceptions « fortes » de la durabilité, impliquant de tenir compte de raretés absolues, de biens potentiellement rares parce que la production économique en dépend sans qu’elle puisse les reproduire.

De là l’idée, dans cette version renouvelée de l’économie de l’environnement, de modéliser les dynamiques écologiques de manière indépendante des facteurs économiques, de rechercher des outils d’évaluation et des indicateurs spécifiques, non monétisés, parce que ces dynamiques représentent des contraintes fortes, inarbitrables au sein d’un calcul économique. Tout un champ de recherche s’ouvre ainsi, autour de la critique du PIB comme indicateur synthétique unique, ou de la production d’indicateurs de bien-être incluant des données environnementales, et autres indicateurs spécifiquement environnementaux. Tout ceci vise à fournir des outils de gouvernement hétérogènes aux outils macroéconomiques : non plus des moyens d’agir par la visibilisation des coûts réels dans les prix, et ainsi indirectement sur les choix des agents économiques, mais des moyens de percevoir directement les effets, réels et possibles, des interactions entre activités économiques et environnement. A une stratégie d’adoption du point de vue du marché et de son optimisation, s’oppose ici un point de vue qui surplombe les interactions entre activités économiques et environnement naturel pour mieux les contrôler et les ajuster.

Une telle différence est le plus souvent assimilée à une opposition entre modèle de croissance contrôlée et modèle de décroissance. En réalité, rien n’empêche, dans l’absolu, une approche standard (par l’élargissement des coûts) d’avoir des effets décroissants, dès lors que cet élargissement des coûts conduit à diminuer les opportunités de profit, donc, dans le contexte d’une économie de marché concurrentiel, à inhiber les investissements productifs. Dans les années 50, par exemple, l’économiste allemand Karl Kapp pouvait ainsi inclure nombre de coûts sociaux et environnementaux cachés jusqu’à fournir des outils de critique des politiques de croissance. De même encore pour Ezra Mishan, membre de la London School of Economics, dans The Cost of Economic Growth (1967), qui a fourni nombre d’arguments décroissants. Ces économistes travaillaient pourtant sous hypothèse de visibilisation, dans le mécanisme des prix, des coûts environnementaux. Corrélativement, si le devenir académique, ces vingt dernières années, du paradigme décroissant s’est massivement opéré au sein de l’économie écologique10, tous les travaux qui s’y développent n’en relèvent pas.

A ce niveau d’analyse, la différence se centre plutôt sur une autre question spécifique : précisément celle de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité des rationalités économique et écologique – en entendant par rationalité les modalités éclairées et réfléchies de prise de décision des agents, qu’ils relèvent des pouvoirs publics ou des acteurs économiques. Et de ce point de vue, on peut ressaisir les deux orientations que l’on a retracées comme deux manières d’internaliser des externalités écologiques, et en même temps deux manières de les rendre visibles, qui ont des implications politiques sensiblement différentes :

- D’une part, internaliser les dommages environnementaux dans le calcul économique des agents. L’action publique opère indirectement sur les décisions des agents par la monétarisation des coûts environnementaux masqués. On continue alors, selon le modèle néolibéral, à gouverner par et pour le marché, mais on visibilise les externalités, conçues comme des coûts, pour les agents économiques et par le mécanisme des prix.

- D’autre part, internaliser ces impacts environnementaux dans les décisions et arbitrages opérés par les institutions politiques. Plus précisément, on fournit des outils spécifiques à ces institutions : des indicateurs visibilisent, pour les gouvernants, ces impacts, conçus plutôt comme des obstacles potentiels – des contraintes externes à l’économie –, d’une manière qui ne redescend pas, ou pas directement, vers le mécanisme des prix, parce que les risques environnementaux restent hétérogènes à des coûts au sens économique du terme – parler de coût n’étant pertinent que pour des objets reproductibles et substituables, des raretés relatives, et non absolues. Parler d’obstacle externe, et non de coût, c’est s’efforcer de viser les contraintes environnementales comme impératives, comme ne devant pas faire l’objet d’un arbitrage – donc d’une mise en équivalence par rapport à d’autres formes de contraintes – au sein de la rationalité économique des agents.

Une telle distinction reste cependant ambivalente dans ses implications politiques concrètes. La perspective défendue par l’économie écologique se traduit le plus souvent par une moindre délégation aux agents économiques de la mise en œuvre des limitations à imposer aux activités productrices qu’impliquent les contraintes environnementales. Dans ce qu’on a appelé la version standard de l’économie de l’environnement, tout se passe comme si les agents économiques mettaient directement en œuvre les implications pratiques des politiques environnementales, à travers le calcul économique, les pouvoirs publics agissant dès lors indirectement. Les prix sont des informations pour les agents économiques. Au contraire, une politique d’indicateurs hétérogènes conduit les pouvoirs publics à être les agents en première intention de la politique environnementale : les indicateurs sont directement destinés aux décideurs publics, et indirectement aux agents économiques (par anticipation des décisions publiques).

En pratique, les choses semblent pourtant moins nettement distinctes. Un certain nombre d’indicateurs sont présents dans l’espace public, et pas seulement destinés aux décideurs politiques, sans être directement monétisés : indicateurs d’empreinte en termes d’émission (par exemple les vignettes critères des véhicules), indicateurs de consommation d’énergie (pour les bâtiments ou les appareils électriques), labels « bio », etc. En les présupposant fiables, ces indicateurs, un peu comme les prix finalement, produisent et condensent un certain nombre d’informations à destination des consommateurs ou des usagers. Il n’est pas évident, cependant, que, sous cette forme, ils fonctionnent autrement qu’en soutien au mécanisme des prix : ils peuvent expliciter ou légitimer un surcroit potentiel de prix, ou un effet de différenciation monétisable sur un marché. On peut faire une analyse semblable du côté des outils de politique publique. Même si des décisions politiques sont prises en fonction d’indicateurs non monétisés, dès lors qu’elles s’appliquent par le biais d’incitations monétaires (subvention et taxation), elles reviennent au fond à se manifester, dans les activités économiques, par le mécanisme des prix. Tant que les décisions de produire et d’acquérir reviennent aux agents économiques, les effets d’une politique environnementale opèrent toujours via la rationalité économique.

Si les contraintes environnementales doivent fonctionner autrement que comme des coûts entrant dans un arbitrage où ces coûts restent homogènes à d’autres formes de coûts, ce n’est donc pas seulement sur la facture de l’expertise qui nourrit les politiques environnementales que cela repose, ni même sur la finalité globale de ces politiques (croissance contrôlée ou décroissance, par exemple), mais sur le type d’outils politiques mis en œuvre, donc sur les manières de gouverner. Interdire, par exemple, un pesticide (comme le DDT), recourir à une autorisation préalable de mise sur le marché conduisant les agents eux-mêmes à produire de l’information (par exemple pour telle ou telle semence OGM), c’est poser des conditions non-négociables, des conditions qui restent extérieures à la rationalité économique. Inversement, un modèle qui semble en première intention relever d’une hypothèse d’homogénéité des rationalités économique et écologique peut être articulé, en réalité, à une indépendance de la rationalité écologique, et fonctionner de manière mixte. Prenons le cas d’un dispositif comme les marchés de quotas de pollution, articulé à une forme de planification globale des émissions soutenables, évaluées quantitativement et abstraction faite de toute conséquence économique. On passe bien alors par une monétisation pour les agents, alors même que, d’un point de vue global, l’idée même d’une planification répondant à des diagnostics purement écologiques rend les contraintes environnementales impératives, globalement non négociables.

Que les rationalités économique et écologique fonctionnent, en pratique, comme des rationalités distinctes ne dépendrait ainsi pas seulement, ni même tant, du type d’expertise mis en œuvre, mais du type d’outils de gouvernement qui les met en œuvre. Tout se passe comme si, du point de vue des politiques publiques, on ne pouvait se passer de la médiation par le mécanisme des prix, pour mettre en œuvre une politique environnementale, sauf à supposer un surcroit d’autorité – user de l’interdit et de l’impératif non négociables – dont on a pu même interroger la possibilité et les conséquences politiques. On retrouve, dans l’idée d’une planification écologique par exemple, les mêmes difficultés et les mêmes critiques qu’ont suscitées les modèles et les expériences de planification économique, précisément parce que, d’une façon ou d’une autre, la politique de l’environnement reste arrimée à une politique de sécurisation d’une économie de marché. Tout se passe comme si l’investissement politique de l’écologie ne pouvait qu’opter entre des ajustements de l’économie de marché inaptes à tenir pleinement compte des enjeux environnementaux en passe devenir des obstacles vitaux, et le recours à un surcroît autoritaire risquant de renforcer les relations d’exploitation déjà à l’oeuvre dans les activités économiques, ou tout bonnement, dans une économie de marché ouverte, de faire fuir les investisseurs, exerçant ainsi indirectement une pression pour revoir à la baisse les normes environnementales. Or, dès les années 70, une bonne part de la littérature écologiste radicale formulait déjà ce type de difficultés : à défaut de subvertir radicalement les ressorts socio-économiques de l’exploitation de la nature, nos institutions publiques et privées ne peuvent traiter la question écologique. Ce qui se présente comme des résistances à une politique de l’environnement, d’où qu’elles viennent, tient en grande partie à des tensions suscitées par des incompatibilités que l’on ne dépasse que par un surcroît de radicalité. On peut ainsi reconstruire, à partir de cette littérature, une critique de la configuration que nous venons de ressaisir, en partant de l’idée que, dans ses deux versants (économie de l’environnement standard et économie écologique), les finalités à l’oeuvre dans l’activité économique sont maintenues11. Dès lors, ces deux versions de l’économie de l’environnement oscillent entre deux risques : le maintien d’un capitalisme livré à lui-même, subissant des mesures simplement palliatives ou soumis à des coûts susceptibles de devenir insurmontables ou d’encourager les institutions politiques à revoir à la baisse leur exigences par souci de concurrence internationale ; ou bien, une politique autoritaire et technocratique, sensible aux mêmes pressions si elle opère dans une économie ouverte.

On peut repartir de la caractérisation que propose Bookchin de l’environnementalisme, en 1974. Du point de vue des politiques publiques, avait-on vu, il revient à une forme plus précise de gestion des ressources : « l’environnementalisme se préoccupe des ressources naturelles, des ressources urbaines ou même des ressources humaines ». La relation à la nature ne change aucunement, puisqu’il ne s’agit que d’« acquérir un savoir-faire qui permette de piller le monde naturel en perturbant au minimum le cadre habité ». Loin de remettre en question la domination de la nature, « il s’efforce, au contraire, de favoriser cette domination en mettant au point des techniques qui limitent les risques que celle-ci entraine ». Or, ces techniques, ce sont aussi bien des procédés techniques au sens industriel du terme, que des techniques de gouvernement permettant de mener une politique environnementale. Et, de ce point de vue, internaliser les coûts masqués ou produire des indicateurs permettant aux décideurs publics de contenir l’économie réelle dans les limites d’un environnement fini reviennent au même : incliner une économie de marché à tenir compte d’exigences qu’elle n’est pas apte à satisfaire. C’est aussi bien dire que, pour Bookchin, traduire la question écologique en termes de risques environnementaux, quelle que soit leur ampleur (les « jérémiades interminables sur la menace apocalyptique »), ne modifierait pas fondamentalement notre rapport à la nature, ou du moins resterait ambivalent à cet endroit – que ces risques concernent l’activité économique ou le cadre biophysique de cette activité. La rhétorique des risques et de l’urgence n’implique pas une inflexion de la relation entre nature et société, puisque la gestion des risques fait pleinement partie du type de « rationalité instrumentale » qui opère dans une vie économique arrimée à l’exploitation de la nature. Voilà pourquoi, écrit Bookchin, un Nixon pouvait, en 1973, prétendre que les Etats-Unis ont gagné la guerre environnementale, et conclu une « paix » avec la nature, simplement parce que le pays développe une réglementation environnementale et dispose désormais d’outils institutionnels pour l’ajuster.

Il ne s’agit pas simplement d’objecter à la relation entre économie et écologie, qui travaille nos politiques environnementales, une posture éthique extérieure à l’économie qui entende rompre avec cette relation de domination, mais de suivre jusqu’au bout les implications de l’idée d’une hétérogénéité entre rationalité écologique et rationalité économique telle qu’elle est. On l’avait vu à la séance précédente, dans son article de 1965, Bookchin faisait de l’écologie, dans son versant scientifique, une « science critique », précisément parce qu’elle constitue une critique du mode de production et de gouvernement qui est le nôtre. Or, ce qu’on a décrit comme un réencastrement biophysique et, même, social (« les ressources humaines », écrit Bookchin, par exemple le souci du temps de reproduction de la force de travail) use au contraire de l’expertise écologique comme d’un outil, non de rupture, mais de réajustement de l’économie de marché. Que l’on considère les rationalités économique et écologique comme homogènes ou hétérogènes, dès lors qu’elles ne servent que d’instrument de gestion des institutions publiques et privées telles qu’elles sont, la question écologique demeure entière. Et ce, précise Bookchin, non pas tant parce qu’une relation éthique à la nature est politiquement occultée, mais parce que les finalités des activités économiques demeurent les mêmes – qu’on considère que l’économie de marché peut intégrer les contraintes environnementales, ou que l’on considère que ces contraintes doivent fonctionner comme des obstacles à l’économie par la médiation des pouvoirs publics. Percevoir l’hétérogénéité des dynamiques économiques et écologiques est nécessaire mais non suffisant pour constituer une rupture avec la rationalité économique dominante, à savoir, précisément, le productivisme : « produire pour produire » (1974), une finalité globale qui, par elle-même, tend à désencastrer les activités économiques, et, par effet de concurrence, à susciter la croissance (« croître ou mourir »). En ce sens, imposer à l’économie de marché telle qu’elle est des finalités qui lui restent étrangères revient à maintenir sous tension une situation critique – celle où l’on voudrait, par des arguments moraux ou scientifiques, amener une économie productiviste par essence (dont la croissance est « le métabolisme même ») à ne plus croître, ce qui serait comme « persuader une plante de renoncer à la photosynthèse ». Renverser la relation d’exploitation avec la nature n’engage donc pas une posture éthique extérieure aux activités économiques, mais un renversement de la rationalité à l’oeuvre dans les activités économiques elles-mêmes12.

De ce point de vue, l’alternative implique de considérer « l’équilibre de la biosphère et son intégrité comme une fin en soi », quelque chose comme une version holiste de la « valeur intrinsèque » de la nature. C’est précisément ce que, dans le propos de Bookchin, on peut appeler rationalité écologique. Il ne s’agit pas tant, par des instances autoritaires, de forcer des agents mus par une rationalité économique à tenir compte d’une rationalité écologique (encore moins de simplement les y inciter), que de renverser la rationalité économique elle-même : la reconstruire radicalement à partir de finalités articulées à la rationalité écologique. Ce qui participe d’un leitmotiv de la littérature écologiste radicale, l’exigence de repartir des besoins, sur fond (on l’avait évoqué en première séance) d’une certaine critique de la société de consommation : une configuration du capitalisme où les producteurs sont devenus aptes à produire des besoins, pour répondre aux crises récurrentes de surcapitalisation (surcroissance des forces productives par rapport aux débouchés possibles, donc à la réalisation des profits)13. En somme, la question écologique se jouerait au coeur même de ce par quoi les sociétés développées en sont venues à sécuriser le développement économique. « Produire pour produire » ne se perpétue qu’en produisant incessamment des besoins nouveaux qu’on ne satisfait que sous la dépendance d’institutions publiques et privées qui en tirent leur pouvoir. Ou, comme on l’avait vu lors de la première séance, notre abondance matérielle n’est que reproduction indéfinie des raretés, une certaine culture de l’insécurité, au sens thématisé dans Post-Scarcity Anarchism (1971). Cela recouvre toute la thématique de l’obsolescence programmée, que l’on retrouve aussi bien chez Gorz ou Illich : non seulement le fait de produire des biens matériels moins durables, mais l’ensemble des tactiques techniques et socio-psychologiques (le surinvestissement symbolique des innovations mineures, la publicité, le contrôle des phénomènes de mode, etc.) par lesquelles on parvient à restreindre le temps de satisfaction et à relancer la frustration, donc, d’un point de vue économique, la demande. Cela enveloppe aussi bien une problématique d’aménagement du territoire : la construction des distances physiques par la dissémination des lieux d’habitation et de travail entretient, à partir de l’existence de véhicules motorisées, une certaine configuration du besoin de transport14, la configuration des systèmes de production et de distribution d’énergie crée des dépendances institutionnelles fortes, la séparation des espaces urbains et ruraux participe d’un rapport abstrait à la relation entre besoins et ressources naturelles, etc.

La question des blocages rencontrés par les politiques de l’environnement ne renverrait ainsi pas à une cumulation de motivations hétérogènes (économique, environnementale, éthique), dominées par la motivation économique, mais à une saisie des racines matérielles – dans la vie socio-économique elle-même – de ce qui vient séparer ces formes de motivations. Pour Bookchin, il est clair, de ce point de vue, que les marchés concurrentiels conduisent par eux-mêmes, à une certaine rationalité (recherche d’opportunité de profits, optimisation de l’usage de ses ressources dans la consommation) et à une fin – la croissance – qu’on ne peut dès lors contenir sans violence ni résistances : l’hétérogénéité entre cette rationalité et la rationalité écologique n’est pas un objet de gestion, mais un lieu qui doit devenir conflictuel. Elle est une tension critique que le discours écologiste socialement et scientifiquement construit nourrit et qu’on ne résoudra qu’en restructurant les activités économiques d’après cette rationalité écologique : l’enjeu n’est, ni de fondre la raison écologique dans la raison économique telle qu’elle est, ni de prétendre les arbitrer, pour au mieux les concilier de force, par une action gouvernementale transcendante (qui, pour Bookchin, n’y parviendra jamais15), encore moins d’espérer qu’un souci éthique abstrait vienne infléchir les choix économiques, mais de trouver un mode de gouvernement économique repensé à partir des conditions écologiques, et donc, comme on l’a dit plus haut, de soustraire les besoins à leur production industrielle. La question d’une relation éthique à la nature se joue au niveau des conditions économiques. C’est l’un des versants de la thèse bookchinienne selon laquelle ce sont les rapports de domination internes à la société qui suscitent la domination de la nature : dans la société de consommation, l’exploitation économique passe par la surcroissance consumériste, donc une intensification, devenue objectivement problématique, de l’exploitation de la nature. La question de savoir comment qualifier politiquement cette nouvelle forme d’insécurisation apparue avec l’abondance industrielle de biens resterait ainsi entière.

Mais assurément, n’y répondraient ni un simple ajustement des manières néolibérales de sécuriser l’économie de marché, ni l’adjonction, à cette gouvernementalité, d’un surcroit d’interdits et d’impératifs. La formulation d’un risque écofasciste, plus ou moins rigoureusement nommé, d’une ressource possible pour une nouvelle forme de technocratie, se comprend à partir de ce second versant. Elle croise l’idée d’une autonomie de l’écologie comme science – autonome jusque dans les prescriptions socio-économiques qu’il serait possible d’en inférer – et l’ampleur du pouvoir institutionnel qu’il faudrait, dans la configuration actuelle, pour forcer une conciliation des raisons économique et écologique. Tout se passe comme si aux risques environnementaux et économiques s’adjoignait en outre un tel risque technocratique ou autoritaire : une restriction bureaucratique considérable des libertés, une forme d’expertocratie d’autant plus insidieuse que tous les comportements individuels sont potentiellement problématiques d’un point de vue écologique. Ce que Bookchin décrit comme environnementalisme, d’un point de vue gouvernemental, engendrerait sa propre classe de risques. Si on a l’habitude d’associer un tel discours à la critique de l’écologie politique, telle qu’elle se développe notamment dans la première moitié des années 90, il semble bien qu’il fut d’abord formulé au sein même de la littérature écologiste radicale – typiquement chez Ivan Illich, et à sa suite chez André Gorz, à l’occasion justement de la sortie du rapport Meadows.

Il serait tentant de construire une opposition artificielle entre un Bookchin qui ne croit pas à la capacité des pouvoirs publics d’imposer à long terme les contraintes environnementales aux pouvoirs capitalistes et un Illich ou un Gorz qui semblent d’abord craindre une telle technocratie. En réalité, ces deux pôles participent d’une analyse semblable, touchant aux implications politiques de ceci que rationalité écologique et rationalité économique sont hétérogènes, conduisant la politique environnementale, en régime capitaliste, soit à gouverner par un marché qu’elle doit, à terme, saturer par les coûts, soit à un surcroît autoritaire des Etats (Gorz, « Ecologie et liberté », 1977). Contrairement à l’usage qui est fait du motif écofasciste depuis son détournement écolo-sceptique, cette catégorie visait donc, non à modérer les exigences écologistes, mais à signifier la radicalité des transformations socio-économiques appelées par la question écologique. Gorz, par exemple, part bien de l’idée d’une crise de la croissance comme telle, du fait de la question écologique, inversant même les rapports entre réalisme et utopie. Les analyses de Georgescu-Roegen, affirme Gorz, constituent désormais une forme de réalisme, auquel une bonne partie de la gauche résiste, prise qu’elle est dans l’illusion que la croissance est condition nécessaire de justice sociale. Une double utopie, en réalité : parce que la croissance indéfinie est impossible et parce qu’on sait que la croissance n’est pas destinée à améliorer le niveau de vie de tous, encore moins à l’égaliser – ce qui rejoint les critiques de la société de consommation comme configuration du pouvoir capitaliste que l’on trouve chez Bookchin ou Illich. Un tel renversement n’est pas sans rappeler une formule récurrente de Bookchin, depuis 1965 : avec la crise écologique, ce que « nous » jugions « désirable » – la critique des institutions et des rapports de domination et de dépossession de soi qu’elles impliquent – apparaît désormais comme « nécessaire » – là où le plus souvent les mesures environnementales semblent aujourd’hui souvent perçues comme nécessaires sans être pour autant désirables.

1 Notamment à partir de Paul Ehrlich, The Population Bomb, 1968.

2 « De l’économie politique à l’écologie politique », Bulletin de la SEDEIS, n° 671, mars 1957.

3 La Grande Transformation, 1944.

4 Si ce motif du réencastrement nous semble utile pour ressaisir cette manière d’articuler économie et écologie, on a pu exprimer des réticences face à cette reprise au prétexte que Polanyi ne récusait nullement l’exploitation de la nature comme telle (en témoigne, par exemple, son évaluation mitigée du mouvement des enclosures). Parler de réencastrement de l’économie laisserait la porte ouverte à une multitude d’options politico-économiques diverses et contradictoires entre elles (Alain Caillé, Théorie anti-utilitariste de l’action. Fragments d’une sociologie générale, 2009). Plus encore, « Si l’appropriation de la nature est la marque de la modernité, alors Polanyi est un théoricien de l’Etat-providence en tant que résultat du partage des gains de productivité, ce n’est pas un critique du désenchâssement de l’économie par rapport à la nature », écrit Fabrice Flipo (« Penser l’écologie politique », op. cit.), contre l’usage que faisait James O’Connor (Capitalism, Nature, Socialism, 1988) de ce motif polanyien pour articuler écologisme et marxisme.

5 On pense exemplairement au rôle de la « demande globale », dans l’approche keynésienne, construite contre cette occultation : que les échanges marchands assurent une demande globale suffisante pour offrir des débouchés aux productions est essentiel à l’activité économique, ce qui recouvre une problématique que l’approche classique n’a pu suffisamment traiter.

6 Même s’il y aurait des distinctions à faire entre le type de prospective qui se construit alors en France, et les modèles qui se développent aux Etats-Unis.

7 La décroissance. Entropie, écologie, économie (1971).

8 On le sait, la question démographique était très présente, dans les années 70, y compris, en première analyse, dans les discours écologistes radicaux (chez Gorz ou Illich). Les choses sont cependant moins nette du côté de cette littérature radicale. Bookchin (voir par exemple « Pouvoir de détruire, pouvoir de créer » de 1969) insiste tôt sur le fait que les sociétés dégradent l’environnement en proportion de leur niveau de consommation bien plus que de leur démographie (ce que confirme depuis la décorrélation entre croissance des émissions de gaz à effet de serre et démographie par exemple), et sur le fait que, à l’intérieur d’une société, l’ampleur des inégalités de richesse est un facteur bien plus important (ce que là aussi nombre d’études ont depuis documenté). De même, Gorz (« 12 milliards d’hommes ? ») critique le primat de la discipline démographique, et Illich y voit l’une des approches typiquement « unidimensionnelles » incapables de traiter la crise écologique (La convivialité, p. 76-9, on y revient plus loin). Aujourd’hui, un tel facteur est largement tempéré : émission de gaz à effet de serre, par exemple, et croissance démographique ne semblent pas corrélés, et le motif de la transition démographique a largement tempéré les menaces surpopulationnistes longtemps agitées (Gorz y fait déjà référence, op. cit.).

9 Capitalisme et liberté, 1962. Ce type d’analyse relève de ce qu’on appelle les théories du Public Choice.

10 Voir par exemple les travaux médiatisés de Timothée Parrique, Ralentir ou périr, 2022.

11 Il faudrait creuser cette question en allant voir du côté de développements de l’économie écologique plus ouvertement anti-capitalistes.

12 Voir aussi l’article « Economie morale et économie de marché », dans Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, op. cit.

13 Voir par exemple ce que Galbraith appelait l’« inversion de filière » : ce n’est plus la demande qui appelle l’offre, mais les agents de l’offre qui créent la demande.

14 Voir par exemple André Gorz, « L’idéologie sociale de la bagnole », 1973, in Ecologie et politique, op. cit.

15 Bookchin semble penser que l’idée même de contenir, par des voies institutionnelles et autoritaires, la dynamique capitaliste est vouée à l’échec, dans un contexte néolibéral. Au moment où il écrit, se développe en effet, dans les théories du Public Choice, toute une analyse qui vise précisément à réinscrire les décisions publiques dans la rationalité économique par effet de concurrence. On pense ici à ce qu’on a pu appeler, en économie, l’Institutional Competition : lorsque différents espaces socio-économiques, dont les réglementations sont différentes, se retrouvent en concurrence économiques, cette concurrence peut conduire les pouvoirs publics à altérer le cadre réglementaire pour des raisons économiques (on peut penser exemplairement à la mise en concurrence des droits du travail). Une mise en compétition des réglementations, dans le cadre d’une économie ouverte, conduirait ainsi, peut-on supposer, à une déflation des normes environnementales imposées aux économies.

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