Séminaire d’écologie politique
2022-23, 2e semestre
3e séance (09.03.2023)
Le séminaire de master que je consacre cette année à l'écologie politique (ENS de Lyon) explore une hypothèse: les difficultés rencontrées par les politiques environnementales marquent l'échec d'une certaine politisation de l'écologie. Il s'agit à la fois de réinscrire les risques environnementaux dans une histoire des charges de l'Etat - une histoire de la sécurité - et de mettre en perspective cette politisation au prisme des critique sociales plus radicales que l'écologie a pu motiver dès les années 70 (en se concentrant sur Murray Bookchin, André Gorz et Ivan Illich). Après diverses discussions est née l'idée d'en publier les séances sur ce blog.
Voici le texte de la troisième séance. Elle part d’un constat. Il semble que les différentes perspectives évoquées jusqu’ici confirment ce qu’exprime la rhétorique standard de l’urgence écologique : la politisation de l’écologie roule autour du concept de sécurité. Qu’il s’agisse d’adosser la politique écologique à une expertise scientifique visée comme prescriptive ou qu’il s’agisse de soutenir une nouvelle forme de « réalisme » politique impliquant, au nom de l’écologie, de reconstruire radicalement notre dispositif socio-politique, l’écologie politique parlerait le langage de la « nécessité », des impératifs. L’enjeu principal de cette séance est de ressaisir ce qu’il en est d’un tel concept de sécurité. Historiquement, ce concept s’articule à la question de la légitimité des institutions publiques : rattacher les conditions de légitimité des institutions aux conditions sine qua non de la vie sociale. On en retrouve le contenu aussi bien du côté des motifs de résistance légitime aux institutions, que du côté, dit sécuritaire, de légitimation du recours à la violence par les institutions pour des motifs ‘impérieux’, du côté de l’impératif de protection de ce qui est supposé pouvoir se développer et du côté de ce qui peut motiver qu’on ait à se protéger des institutions. Un tel concept n’est pas dépourvu d’évolution, dont semblent se dégager deux grandes phases. Une première qui centre ces coordonnées sur la préservation des violences ou des risques, et dont se dégagent différents discours, se déclinant selon ce qu’il s’agit ainsi de préserver. Une seconde, née de la révolution industrielle, qui combine cette première perspective avec la sécurisation des processus économiques et productifs censés assurer, non plus seulement la « paix », mais le « progrès ». A cette lumière, les dimensions des politiques environnementales, telles qu’on a tenté de les reconstituer, semblent s’inscrire dans une sémantique de la sécurité, comme si la question écologique ne l’avait aucunement bouleversée.
* * *
On est reparti la dernière fois de la manière dont la notion d’écologie politique a d’abord été investie, du point de vue des politiques publiques. On aurait pu s’attendre à ce que l’écologie soit d’emblée branchée sur la question de la prévention des risques (en élargissant une perspective déjà présente au 19e siècle – voir 1er séance), mais c’est aussi et d’abord dans le prolongement des tâches de sécurisation de l’activité économique qu’on l’a vu apparaître. Le modèle standard de l’économie de l’environnement – inscrivant les finalités environnementales dans le cadre des politiques d’optimisation des marchés et du mécanisme des prix – montre exemplairement que ce qu’opère Jouvenel, dans son article de 1957, n’a rien d’un hapax.
Rappelons la ligne qu’on essaie de tenir. Il s’agit d’essayer de ressaisir et d’interroger la politisation de la question écologique qui serait la nôtre, depuis une trentaine d’années – dans cette perspective, la rhétorique de l’urgence et des blocages signerait d’abord la crise de ce modèle. Corrélativement, on s’appuie sur une forme d’écologisme radical, développé principalement dans les années 70, pour mettre en lumière (c’est une méthode sans doute parmi d’autres) les limites de cette problématisation politique qu’elle semble avoir anticipées. De ce point de vue, ce qu’on a dit la dernière fois permettrait de soutenir certaines hypothèses :
- Articuler écologie et économie réelle est bien une tendance de fond de notre politisation de l’écologie, et d’une certaine manière l’écologisme radical ne remet pas en question cette articulation ;
- Cette politisation recouvre cependant deux grandes orientations : soit que l’on soutienne l’homogénéité possible des rationalités économique et écologique (on peut rendre sensible les enjeux environnementaux comme des coûts dans le mécanisme des prix) ; soit que l’on soutienne leur hétérogénéité (les enjeux environnementaux sont au premier chef rendus sensibles comme des obstacles par le biais des institutions publiques – sous la forme d’une réglementation impérative). Dans les deux cas, cependant, il s’agit de concilier notre modèle de production et la prise en compte de ses conséquences environnementales. Si la première perspective reste pleinement dans le paradigme de la sécurisation des activités économiques, la seconde s’efforce de tenir ensemble cette sécurisation et la prévention contre des risques irréductibles à leur traduction économique. En ce sens, c’est d’abord dans les manières de gouverner qu’elles impliqueraient, et pas seulement dans leur facture théorique, que ces deux perspectives diffèrent. Elles partagent cependant une même conservation du modèle économique qui est le nôtre, que la seconde perspective entend simplement confiner dans certaines bornes.
- D’un point de vue plus radical – qui ressaisit la question écologique à partir de ses racines sociales (1er séance) – cette alternative masque dès lors une tension plus forte que permet de saisir une distinction entre deux acceptions du productivisme et de la décroissance. Si l’économie écologique, dans son sens posé au tournant des années 80 et 90, tend à définir le productivisme par le fait de produire plus que ce que l’environnement peut soutenir, l’écologisme radical le définit par le fait de viser la production comme une fin en soi (de là le renversement sur lequel s’appuie Bookchin : que signifierait pour l’économie faire de l’« équilibre de la biosphère », donc, peut-il ajouter par ailleurs, du développement de la biodiversité, des fins en soi ?). De ce point de vue toujours, la décroissance ne s’évalue pas simplement en termes de baisse des volumes de production pour diminuer les pressions matérielles sur l’environnement, mais de sortie, de déconstruction, d’un mode de gouvernement de la production économique qui incline à la croissance des volumes de production. C’est en cela que la question écologique n’impliquerait pas d’opposer à la rationalité économique une exigence écologique, encore moins de traduire la seconde dans les termes de la première, mais de modifier les conditions réelles qui suscitent une rationalité économique inclinant par elle-même à la croissance. De ce point de vue, que Bookchin majore surtout l’idée qu’en régime capitaliste les exigences écologiques ne s’imposeront jamais, et que Illich ou Gorz majorent plutôt le risque technocratique sans précédent que fait courir l’idée de contenir les activités économiques sans en renverser la « rationalité » constituent une opposition seconde. L’essentiel, c’est l’idée que le capitalisme ne peut être concilié sans violence avec la question écologique1. Donc que le traitement de cette question suppose un renversement du capitalisme. C’est au fond là le sens du risque écofasciste (Gorz) ou du « Leviathan bureaucratique » (Illich2) : comprendre que la question écologique est une conséquence structurelle de notre modèle de production – nulle exigence éthique abstraite, nulle expertise ne sauraient la contenir, sauf à supposer une institution autoritaire sans précédent qui nous maintienne (reproduction, émissions et consommation) sous les seuils de tolérance environnementale. C’est aussi bien dire, par avance, que lorsqu’on parle ici de renversement du capitalisme cela ne saurait correspondre à la forme de collectivisme d’État, ou de planification autoritaire, qu’incarnait pour la plupart l’Union Soviétique, bien au contraire.
Tout se passe donc comme si le débat que l’on reconstitue, en ressaisissant ‘notre’ politisation de l’écologie et en la mettant en tension avec les analyses de Bookchin, Illich et Gorz, était saturé par la question des menaces. Menaces dues à une production incontrôlée et menaces dues à ce qu’il faudrait mettre en œuvre institutionnellement pour parvenir à la contrôler. Le « réalisme » que Gorz fait valoir, en s’appuyant sur Georgescu-Roegen (2e séance), serait le nom d’une lucidité face à ce qui est au premier chef menaçant. L’intérêt de nos trois auteurs seraient alors de tenir ensemble les deux formes de menace, là où l’alternative reconstruite la dernière fois entre les deux formes d’économie de l’environnement qui travaillent nos politiques environnementales, lorsqu’elles existent, oscilleraient entre une insuffisante prise en compte des menaces environnementales et une minoration des menaces issues d’institutions qui, pour des raisons écologiques rendues impérieuses, deviendraient autoritaires. En somme, cette discussion ne sortirait pas d’une rhétorique de la sécurité, entendue à un niveau minimal comme préservation contre ce qui nous menace.
4. Si on avait évoqué à la première séance le fait que les difficultés que les Etats rencontrent aujourd’hui pour nous préserver des risques environnementaux constituaient une objection de poids à la légitimité des politiques menées, voire des institutions qui les mènent, il reste que le concept de sécurité semble lourd d’implications politiques, que l’on a pu objecter à l’idée même que des enjeux écologiques s’inféreraient un certain nombre d’impératifs : soumettre la politique au règne de la nécessité – a fortiori d’une nécessité dictée par une expertise scientifique. De là la signification politique d’inscrire le mouvement écologique dans le développement d’attitudes sociales critiques contre l’idée d’une autonomie complète de l’expertise écologique comme science (1er séance). Cependant, et en dépit des réserves que l’on a vu Bookchin ou Gorz émettre de diverses manières contre l’idée d’une autonomie complète de l’écologie scientifique, on peut, à un premier niveau d’analyse, retrouver quelque chose comme une nécessité, une réduction de la sphère des choix politiques, du fait de la question écologique – lorsque Gorz parle de « réalisme » au sujet de l’impératif de décroissance, ou que Bookchin signifie qu’avec l’écologie des transformations qui pouvaient sembler « désirables » pour certains deviennent à présent « nécessaires » pour tous3. Réinscrire la question écologique dans le développement d’attitudes sociales critiques – en-deçà du rôle qu’y joue l’expertise scientifique – ne semble pas altérer cet effet des conséquences environnementales hors normes : si l’on reprend les formulations de Bookchin (1965, voir 1er séance), « la puissance souveraine de la nature » nourrissant l’« avertissement terrible » que porte l’écologie scientifique opère une clôture massive des choix politiques. En somme, expertocratie écologique et ambitions politiques révolutionnaires adossées à une exigence d’ordre écologique auraient en partage de parler le langage des impératifs exclusifs : précisément, en première analyse, le langage de la sécurité – ce ne serait pas un hasard si, dans les années 60, comme on l’a vu (1er séance), Bookchin aurait articulé la question écologique à celle d’une nouvelle forme d’« insécurité » (voir les articles recueillis dans Post-Scarcity).
C’est face à ce type de conséquences que l’on convoque souvent une formule de Georges Canguilhem (1974) : « c’est à l’homme, et non à l’écologiste, qu’il appartient de décider de son avenir »4. A un premier niveau de lecture, si l’écologiste est précisément celui qui, par ses discours et pratiques, exprime les contraintes écosystémiques qui s’imposent aux activités humaines, une telle formule souligne la pluralité des choix que doit laisser la prise en compte de cette expression. Une politique gouvernementale5, par exemple, part de la conscience des enjeux écologiques et y articule des choix, engageant des actions elles-mêmes complexes et organisées, d’ordre différent, et une certaine chronologie ajustée à l’anticipation ou aux constats des résultats produits par les actions déjà engagées, et à l’évolution des phénomènes visés. Bref, tout ce que peut recouvrir la notion de stratégie. La tentation, pour différents positionnements politiques, d’investir et de s’approprier les enjeux environnementaux, produisant une pluralité de politisations qui s’apparentent à ses yeux à un pot pourri, reviendrait à s’approprier l’espace des choix politiques en se parant des atours de la « nécessité ». Canguilhem part de la reprise, au cours de l’année 73, des débats suscités par le rapport Meadows, qui montrent bien, selon lui, à quel point « le terme d’écologie désigne actuellement un amalgame idéologique (… qui) va du mea culpa libéral à l’anti-capitalisme marxo-maoïste, du naturisme archaïsant à la contestation hippie, du romantisme au régionalisme ». On pourrait décrypter assez facilement ses cibles : Gorz ou Illich, derrière l’anti-capitalisme marxo-maoïste6 ; un écologisme nourri de Heidegger et d’une quête d’authenticité, voire d’une forme de réenracinement territorial, n’est pas étranger à la manière dont un certain romantisme, qui pouvait provenir de la Kulturkritik allemande, a nourri le discours écologiste, et plus simplement toutes les formes de discours, plus diffus, qu’ils soient réactionnaires ou contre-culturels, qui pouvaient se retrouver dans une certaine aspiration au retour à la nature – alors même que la contre-culture n’a rien de réactionnaire. L’amalgame idéologique, aux yeux de Canguilhem, tient à ce qu’une même étiquette, l’écologie, prend ainsi des traductions politiques où l’on reconnaît aisément des positionnements politiques classiques et incompatibles (réaction, conservatisme plus ou moins réajusté, révolution), et ce sous des formes qui pour l’essentiel précèdent leur investissement dans, et en réalité, pour lui, leur instrumentalisation de, la question écologique7. Mais, dans le même temps, l’article récuse aussi bien une conception de l’écologie qui s’appuierait sur une expertise, en partie contestable et présomptueuse (estime-t-il), pour motiver un surcroit technocratique des politiques d’État (ce qui n’est pas éloigné des risques que pointent Bookchin, Gorz ou Illich). « Une action aussi docile aux conclusions d’une prévoyance bien informée tient davantage de la résignation à l’ordre du monde que de la remise en question de cet ordre ». « L’écologiste » qui n’a pas à choisir à la place de « l’homme », c’est aussi bien l’expert scientifique en écologie que le politique révolutionnaire, supposés parler une langue semblable, celle de l’absence d’alternative.
Si Canguilhem ne nie pas, ce faisant, les implications politiques de l’écologie, c’est à la fois parce qu’il existe bien, en-deçà de l’expertise « présomptueuse », que le rapport Meadows pouvait à ses yeux illustrer, un ensemble de points scientifiquement établis et susceptibles de soutenir qu’il existe un impact anthropique critique sur les équilibres écosystémiques, et parce que ces acquis impliquent d’opérer des choix politiques qui en tiennent compte – quitte à remettre en question l’« ordre du monde ». Car, sans développer sa position propre, elle touche tout de même un point crucial du modèle de croissance économique indéfini qui avait cours : l’articulation progrès scientifique/progrès technique, qui conduirait, pour lui, à ôter toute limite au développement technologique. Face à cela il ne s’agit pas de développer une critique radicale de la technique, mais de réarticuler la technique, non plus à la seule science, mais à la « vie » et à ses besoins (sans plus de précisions) – ce qui n’est en fait pas étranger à l’écologisme radical que nous convoquons dans ce séminaire, comme on le verra.
Cet article de Canguilhem conduit ainsi à souligner l’attention que requiert la rencontre entre la question écologique et le concept de sécurité – le risque de confiscation des choix politiques que cette rencontre implique se retrouve peu ou prou dans toutes les rhétoriques qui mettent en tension écologie et démocratie. Pourtant, si l’on peut se méfier de ceci que la rhétorique des menaces et de l’urgence a une force légitimante exclusive susceptible de confisquer les choix par le langage de la « nécessité », et de justifier par avance des sacrifices problématiques, le concept de sécurité enveloppe une dimension centrale pour problématiser l’État et le gouvernement, qui ne se réduit nullement à la situation politique où se développe la question écologique : l’idée que la politique ne touche pas seulement à des choix en vue de ce qui semble préférable, mais aussi à des conditions sine qua non, une idée qui touche à la fois au risque autoritaire qu’enveloppe l’institution étatique et aux ressources permettant au contraire de la délégitimer. On a pu par exemple critiquer l’idée que la question écologique ne ferait qu’ajouter un objet de gouvernement aux objets diplomatiques, économiques et sociaux qui en relèvent déjà. Si le champ écologique vise des conditions qui rétroagissent sur l’ensemble des activités et interactions humaines, il ne touche pas seulement à la définition de ce qui est préférable politiquement, mais bien à ce qui se présente comme condition sine qua non de la vie sociale, donc de la réalisation de diverses formes de préférences, qu’elles relèvent directement ou non du politique. Plus généralement, dans l’histoire de l’État moderne et de son gouvernement, les pratiques et les discours ne se sont jamais contentés d’adjoindre, de supprimer ou de contester, de substituer des objets de gouvernement, quitte à établir ensuite des priorités, des rapports de dépendance entre ces objets, que ce soit de façon pérenne ou fluctuante. Positivement – et nombre de textes théoriques, depuis le 17e siècle au moins, en témoignent –, dans la caractérisation des fonctions de l’État, il semble qu’il y ait toujours eu, à un niveau normatif au moins, des charges conditionnelles, au sens où s’y énoncent des conditions sans lesquelles un Etat ne remplit absolument plus son rôle, contredit sa raison d’être, perd sa légitimité, justifiant une résistance au besoin armée, ou quelle que soit la manière dont on le formule. C’est cela que recouvre historiquement le concept de sécurité : articuler les conditions sine qua non de la vie sociale (laissant entière la question de savoir comment en juger ou comment les connaître) aux conditions de légitimité de l’État.
Quand on parle de questions de sécurité, en relation avec les tâches de l’État, il ne faut donc pas se presser d’y entendre ce que véhicule ordinairement le discours dit sécuritaire : les opérations policières et militaires, ou les procédures de justice pénale centrées sur les violences inter-individuelles – pire, les stratagèmes visant à rendre tout autre objet politique sacrifiable au nom de ces priorités. On pourrait explorer, à cet égard, l’ensemble de la littérature scientifique mettant en évidence le fait que le concept de police – et corrélativement de forces de l’ordre – a pu, longtemps, recouvrir l’ensemble des tâches administratives de l’État. Non parce que ces tâches se réduisaient à ce qu’on appelle aujourd’hui les opérations de police, mais parce que ce concept de police était bien plus large, quoique toujours enraciné dans cette idée du besoin d’institutions aidant à préserver de menaces diverses l’organisation que, partie spontanément partie intentionnellement, une société développe8. Mais les usages courants du français ‘sécurité’ suffisent déjà à indiquer une extension plus importante du concept de sécurité. Prenons l’exemple de la directive Seveso, qui impose aux Etats membres de l’Union Européenne des normes de précaution spécifique pour les sites industriels à haut niveau de risque : il s’agit bien là de sécurité sanitaire – ce qu’on peut aisément élargir à tout ce qui relève des risques en matière de santé publique ou des politiques de prévention des risques développées tout au long de l’histoire de l’État moderne. A fortiori, lorsqu’on parle de « sécurité sociale », on voit que ce champ des préventions et précautions publiquement organisées excède largement le seul champ dit sécuritaire au sens étroit.
De manière générale, et en pensant aussi à l’étymologie même de ce terme (se cura, en latin), la sécurité recouvrirait l’ensemble des soins dus à chacun (et, semble-t-il, la médiation par des institutions qui en ont la charge), et qui constitueraient la raison d’être, la ou les fonction(s) légitimante(s), des institutions. L’idée même de faire coexister dans une même société des systèmes de valeurs, des orientations politiques différentes, conflictuelles, semble historiquement s’articuler à cette idée qu’une telle pluralité a besoin de conditions communes, plus ou moins étendues, qui les réunissent, en-deçà de ce qui les distinguent. Dans le même temps, on caractérise un peu plus ce qui en fait un concept politiquement problématique : il est d’autant plus aisé et tentant d’abuser des enjeux de sécurité qu’ils sont cruciaux pour le développement de la vie en société (de là les connotations du discours sécuritaire). Articuler des conditions de légitimité des institutions à la charge d’assurer les conditions sine qua non de la vie sociale, c’est à la fois décrire un espace où une pluralité politique est supposée pouvoir coexister dans un même cadre institutionnel – de ce point de vue, sécuriser implique de protéger pour laisser se développer des processus sociaux, qu’on les modélise à partir des actions individuelles ou à une échelle d’emblée macro-sociale –, et s’exposer à des situations où les enjeux sécuritaires sont susceptibles, justement, de dévaloriser, de sacrifier, tout autre objet politique, puisqu’ils touchent à des conditions fondamentales9.
La pluralité d’objets que le concept de sécurité est susceptible de recouvrir implique possiblement une pluralité de sens, et ouvre ainsi la question de savoir ce que peut viser et impliquer l’idée – largement investie dans l’espace public et dans notre corpus, de diverses manières – d’envelopper la question écologique dans un enjeu de sécurité – y compris pour en interroger la pertinence et les risques. Qu’impliquerait l’hypothèse – que l’exemple de la directive Seveso peut d’ailleurs suggérer – que la conscience écologique engage, au-delà de l’ajout d’un nouvel objet de gouvernement, une reconfiguration de ce qu’on entend par sécurité lorsqu’on vise là, non seulement ce qu’un dispositif institutionnel peut légitimement faire, ou ce que, selon telle ou telle option politique, on attend de lui, mais que l’on vise, plus radicalement, les conditions de légitimité de l’autorité même d’une institution ? Et, corrélativement, dans quelle mesure le problème de la sécurité, tel qu’on vient de le décrire, permet-il d’éclairer et de ressaisir les difficultés que pose une conception politique de l’écologie, dans la mesure où la question écologique flirte toujours avec la description d’un niveau de risque qui incline à renverser un dispositif de sécurité en exigence sécuritaire exclusive ? Et ce d’autant plus (on y reviendra) que le discours écologique s’adosse à la visibilisation de risques potentiels à venir.
5. Ainsi caractérisée, la question de la sécurité touche au coeur même du problème de la légitimation des institutions, qui précède largement l’émergence de la question écologique. Si les diverses perspectives examinées jusqu’ici conduisent à problématiser la manière dont cette question croise la politique via un discours de sécurisation, il faut la mettre en perspective à partir d’une histoire du concept de sécurité. Car on peut retracer une telle histoire, qui décrit déjà un élargissement du champ de la sécurité, en deçà même de l’hypothèse d’inclure l’écologie parmi les tâches sécuritaires – et corrélativement l’idée qu’on aurait là une forme satisfaisante, ou même définissable, de politisation de l’écologie.
Dès le début de l’histoire de l’État moderne comme ensemble d’institutions plus ou moins centralisées et administratives, un certain contenu du concept de sécurité s’est dégagé. En premier lieu, il y aurait Etat parce qu’il y aurait besoin de dispositifs protégeant chacun de certains risques, et, au premier chef, les risques de violence liées aux interactions individuelles. Quelles que soient les expériences historiques, plus ou moins singulières (conflits médiévaux, guerres de religion, séditions, guerre civile anglaise des années 1640, etc.) ou schématiques (la contamination de la vendetta comme risque social encouru par la liberté de se faire justice soi-même), auxquelles ils s’adossent, les exemples d’analyses théoriques reconstruisant les fonctions légitimantes de l’État autour de la question de la préservation des risques de violences inter-individuelles ont pu fournir un premier noyau sémantique au concept de sécurité, dont le développement des dispositifs juridiques, judiciaires et policiers constituent le versant pratique.
Un tel contenu recouvre déjà une pluralité de conceptions des charges gouvernementales, et une pluralité potentiellement conflictuelle. Mais il fournit en même temps un principe de dispersion : cette diversité se déploie comme autant de conceptions de ce qu’il s’agit de préserver de la violence, de ce qu’il s’agit de protéger. Schématiquement, selon ce qu’il s’agit de protéger – la vie et l’intégrité physique, des droits et des libertés naturels, des corps et des biens, etc. – on développe différentes conceptions normatives de l’État (potentiellement conflictuelles), et corrélativement différentes critiques de ce que sont et font concrètement les gouvernants. Mais ces conceptions tournent toujours autour de la préservation des risques de violence, et des fruits qui résultent de cette préservation – les fruits d’une société se développant dans la paix civile, dans un cadre sécurisé. Nombre de textes classiques témoignent particulièrement bien de cette caractérisation de l’État : Hobbes, exemplairement, cherche à reconstruire la légitimité de l’État à partir de la fonction de préservation des violences inter-individuelles en vue de maximiser la liberté d’action de chacun (de là une configuration principale du gouvernement comme gouvernement par la loi intelligible par chacun) ; Locke ou encore Montesquieu mettent aussi bien l’accent sur la sécurisation des libertés, enveloppant des conditions comme la préservation de droits individuels, ou des procédures de limitation du pouvoir des institutions (conservation de la forme du gouvernement, séparation des pouvoirs, etc.).
Un tel sens de la sécurité semble toujours opératoire, mais s’y est adjointe une autre dimension, directement liée à ce qui nous intéresse dans ce séminaire et qu’on a pu voir apparaître entre l’émergence de la question sociale – l’expérience des conséquences sociales, fortement différenciées et inégalitaires, du développement de l’industrie, au cours du 19e siècle – et la crise économique et sociale des années 1930. A mesure que l’industrie se développait, les activités économiques ont pris en effet un statut plus manifestement central dans les enjeux sociaux, d’autant plus que ces conséquences entrainent un contraste avec les promesses du développement des forces productives que portait l’industrialisation. Comme la violence interindividuelle, les risques sociaux liés aux dysfonctionnements industriels sont vite apparus comme systémiques, en ce sens qu’ils rétroagissaient sur l’ensemble des dimensions socio-politiques d’une population et des tâches assignées à son gouvernement (y compris, par exemple, sa politique étrangère, et jusqu’aux décisions d’entreprendre une guerre ou une conquête). L’expérience des disettes, voire des famines, a certes toujours, dans l’histoire, rappelé aux gouvernements, quelle que soit leur forme, que les questions économiques recélaient des enjeux politiques – particulièrement lorsque se développent les villes et leur corrélat, la dissociation des espaces d’habitation et d’activité, et des espaces de production de nourriture. On connaît l’importance de l’expérience des villes, dès le 15e siècle, dans le développement des outils modernes de gouvernement : gestion des approvisionnements, donc de la production et de la circulation de marchandises, mais aussi des épidémies, des questions sanitaires en général, ou encore des flux de populations. Le concept de police en porte la marque, dans son étymologie10. Distinguer deux âges de la sécurité ne doit pas conduire à forcer le trait, et masquer les continuités. Mais, avec le développement de l’industrie, et, corrélativement, du salariat, non seulement les facteurs, les formes et même l’ampleur de la misère prenaient une tout autre dimension, mais en outre l’expérience des crises économiques industrielles montrait que l’ensemble des champs de la production marchande – parce que ces champs entraient en interaction comme jamais et avec une ampleur géographique jamais connue auparavant11 – pouvait désormais altérer toutes les activités sociales, à un rythme accéléré et à une échelle dépassant les facultés ordinaires d’anticipation. Corrélativement, l’industrialisation faisait naître l’espoir que, sous certaines conditions politiques, la vie sociale humaine pouvait atteindre un niveau de satisfaction sans précédent. Il ne s’agissait plus seulement de protéger, mais d’assurer les conditions de croissance d’un standard de vie humaine.
On peut en ce sens parler d’un second âge de la sécurité, qui croiserait plusieurs expériences historiques. Par exemple, lorsque se construit en France, tout au long de la Troisième République, la notion de « service public » : partie d’un concept défini en 1873 par le Conseil d’État pour justifier l’autorité de l’administration, la notion se charge progressivement, au fil des conflits sociaux et politiques, de diverses fonctions – parce que la sphère marchande impliquerait désormais la prise en charge étatique d’un certain nombre de tâches visant à pallier ses conséquences sociales (comme assurer un droit du travail) ou à assurer des tâches que la société n’assure pas ou plus spontanément (assurer les conditions de vie des exclus du salariat par exemple), ou que la République ne veut plus voir assurer seulement par l’Eglise12. Ces « services » ont vite enveloppé aussi des éléments liés au progrès matériel attendu d’une société industrialisée (électricité ou eau courante). Autre exemple de tâche nouvelle, assurer la redistribution des richesses par l’impôt et les droits de succession – là où l’impôt avait, jusque là, pour finalité quasi exclusive le financement des tâches de l’État. Les rapports entre justice et impôt étaient alors susceptibles de changer : il ne s’agissait plus seulement de répartir avec justice le financement des charges étatiques, mais de viser (ou non, pour ceux qui le contestaient) à accroitre la justice économique au sein de la société gouvernée – ce qui impliquait une traduction économique de la justice. Autre exemple, particulièrement important à partir des années 30 et de la Grande Dépression, et entrant potentiellement en tension avec les tâches que l’on vient de décrire : la charge d’assurer la stabilité de l’économie pour prévenir des risques sociaux encourus par les crises économiques – là où l’opinion économique dominante, antérieurement, était plutôt de laisser faire la cyclicité des activités économiques (les phases de récession venant corriger les excès des phases d’expansion – même s’il pouvait s’avérer nécessaire de pallier aux conséquences sociales des récessions pour les plus pauvres). On peut même ressaisir les différentes formes de socialismes dans cette perspective, dès lors qu’ils restaient favorables au développement de l’industrie comme condition de l’élévation du standard de vie et de la liberté des travailleurs : socialiser les moyens de production se donnant alors comme une forme radicale de reconfiguration politique appelée par l’exigence de sécurité économique – préservation des formes nouvelles de violence impliquées dans les rapports de production et assurance du développement d’une forme de vie libérée des contraintes de survie par le développement des forces productives. Tous ces exemples illustrent différentes manières, tantôt complémentaires, tantôt conflictuelles, de viser la sécurisation de ce champ central et spécifique des affaires sociales que devenaient alors les activités de productions et d’échanges, du fait du développement de l’industrie. Assurer la sécurité économique pouvait devenir une tâche supplémentaire – voire centrale – parmi les conditions légitimantes des institutions étatiques. Ce qui impliquait, non seulement des finalités nouvelles, mais aussi de nouvelles manières de gouverner (on ne soutient pas l’investissement industriel de la même manière qu’on traite les conflits interindividuels, par exemple).
Si nombre des tâches qu’implique la sécurité économique ont une origine plus ancienne, elles se trouvaient articulées d’une manière nouvelle dans un discours et une pratique du progrès matériel continu des sociétés : des socialismes aux libéralismes, cette perspective s’est trouvée assignée au développement équilibré (de diverses manières) des forces productives. Assurer la sécurité ne se réduisait désormais plus, dans ses conséquences positives, à la protection et à la paix civile, mais engageait une autre dimension – qu’on l’appelle progrès, prospérité, croissance ou défense d’un standard de vie, ou encore état d’abondance13. Ce second stade n’initie certes pas les réflexions autour des phénomènes d’auto-organisation de ce qu’on appelle, depuis le 18e siècle, la société civile, que ces réflexions soient centrées ou non sur les questions économiques14. Mais on peut soutenir que, si elles se sont ajoutées à la tradition du droit naturel pour constituer ce qu’on a pu appeler des formes libérales de gouvernement, ces dernières conservent une conception de la sécurité comme préservation des violences : la problématique des limites du gouvernement politique étend simplement le domaine des violences dont il faut préserver une société à ces violences dont un gouvernement politique peut être la source pour des processus sociaux conçus comme « naturels » parce qu’ils sont insécurisés lorsque le gouvernement politique entend les contrôler de manière plus disciplinaire. En revanche, avec le développement de la révolution industrielle et de ses crises – économiques et sociales – se produirait quelque chose de nouveau, au niveau du contenu même du concept de sécurité. Et ce, pour l’augmenter : non seulement ces deux moments sont cumulatifs (l’abondance ne remplace pas la paix mais s’y ajoute) mais en outre ils sont le plus souvent pensés comme interactifs – la paix civile favorise le développement économique (ce qu’on trouve exprimé dès les débuts de l’État moderne), qui, en retour, dans certaines conditions qui se déclinent en autant de tâches possibles pour l’action gouvernementale, favorise la paix civile (qu’on l’attende d’un maintien de l’ordre par la force publique, d’une distribution des « fruits de la croissance » ou d’un dépassement de la lutte des classes).
De manière semblable, il serait tentant de soutenir que, à mesure que l’État a appris à assurer une forme ou une autre de sécurité économique, le développement des activités économiques a pu prendre une ampleur telle – notamment au cours des fameuses Trente Glorieuses – que serait vite apparue une nouvelle problématique sécuritaire potentielle : celle touchant les conséquences environnementales des activités économiques et leurs rétroactions sur la vie humaine. Formulé à un niveau si général, cette hypothèse reste vague. De quelles finalités parle-t-on ? Limiter, et plus seulement équilibrer ou stabiliser, un développement ? Reconstruire entièrement notre mode de vie, et non simplement l’assurer ? Corrélativement, cette reconfiguration, quelle que soit la manière dont on la décrit, implique-t-elle de nouvelles modalités concurrentes de gouvernement, et si oui en disposons-nous déjà ? Cette nouvelle dimension est-elle, elle aussi, cumulative (à la préservation des risques s’est ajoutée la sécurisation des activités économiques, systématisant des tâches reconnues depuis le 15e siècle, et devrait maintenant s’ajouter une sécurité écologique), ou bien faut-il que la sécurité écologique transforme la sécurité économique telle que « nous » l’avons créée ?
Parce que nous nous concentrons sur ce qui éclaire la manière dont l’écologie est traitée politiquement (ressaisir ‘notre’ politisation standard de l’écologie) et la critique que permet d’en reconstruire une forme radicale d’écologisme puisée dans les années 70, nous n’explorerons pas toutes les pistes qu’ouvre une prise au sérieux de la manière dont la question écologique, dans ses différentes dimensions, croise celle des conditions de légitimation de l’État, et, en ce sens, le concept de sécurité.
Par exemple, on a évoqué le fait que nombre de pensées et de pratiques politiques articulant condition sine qua non de la vie sociale et condition de légitimité de l’État ont pu et peuvent encore s’articuler à l’idée d’une sécurisation de droits – droits individuels, droit d’un peuple à disposer de lui-même, droits des minorités, etc. Nombre de discours et de pratiques du militantisme écologique s’inscrivent dans cette perspective, semble-t-il. On peut penser à l’idée de faire reconnaître des droits à des non-humains – animaux ou autres formes de vie, écosystèmes, sites naturels, etc. – on recourt alors à une fonction classique de protection conférée à l’appareil juridico-judiciaire, mais étendue à d’autres porteurs de droit. On retrouve même, quoique sous une forme particulière, la question de savoir dans quelle mesure et sur quelle base il est possible de parler ou de plaider au nom d’êtres qui ne peuvent le faire – là, pour des raisons qui n’ont rien d’historique ou de social. C’est l’un des points où l’écologie politique croise le plus étroitement les problématiques éthiques (celle de la « valeur intrinsèque » d’entités naturelles, principalement)15.
On peut penser aussi aux recours judiciaires dans lesquels la charge de protection contre les risques écologiques devient, à défaut, opposable aux pouvoirs publics (comme cela peut être le cas, de façon minimale, pour les droits de l’homme16). On pourrait sur ce point examiner en détail l’aventure de l’« Affaire du siècle », par exemple, ce collectif de quatre associations (la Fondation pour la nature et l'homme, Greenpeace France, Notre affaire à tous et Oxfam France), depuis le 17 décembre 2018 et le lancement de la campagne et de la pétition visant à conduire à un dépôt de plainte contre l’État pour inaction climatique, jusqu’à la décision, partiellement favorable, rendue par le tribunal administratif de Paris le 3 février 2021, pour examiner si elle implique quelque chose comme une reconnaissance juridique de l’idée que la sécurité, comme ensemble de tâches légitimantes pour l’État, enveloppe désormais une part au moins des risques écologiques, ou si elle ne vise que le respect ou non des engagements pris par l’État français dans des accords internationaux (exemplairement les Accords de Paris de 2015).
Plus significatif encore, la thématisation de la désobéissance civile, voire du sabotage, telles qu’ils jalonnent l’histoire militante de l’écologisme, n’est pas sans rappeler que l’idée même que l’autorité de l’État réponde à des conditions de légitimation, au coeur des charges gouvernementales, a presque toujours été liée, dans sa phase classique, à un discours de la résistance légitime à la force publique, dont les motifs pouvaient varier, mais visaient peu ou prou le contenu du concept de sécurité : enjeux vitaux directs ou présumés, altération des formes légitimes du régime, atteintes aux libertés ou aux droits fondamentaux, etc. Le discours de la sécurité va de pair, sur un plan sémantique et pratique, avec un discours de la résistance légitime. Il peut sembler difficile de trouver, corrélativement, une légitimation du vol, de la réquisition sauvage (ou à la source), ou du squatte, pour motif d’insécurité économique, dans les textes standards de la phase économique de l’histoire de la sécurité. On peut rapporter ce constat à une forme de clivage plus profond (qu’on l’on parle de différents intérêts de classe, ou même de lutte des classes) dans la manière d’être affecté par les conséquences de l’économie industrialisée. Du côté des doctrines et pratiques de lutte contre les formes d’exploitation rendues possibles par l’ère industrielle, en revanche, la légitimation de la grève, du sabotage, voire de l’appropriation non-juridique des biens (au premier chef, bien sûr, les biens de production), sont des thématiques récurrentes. La catégorie d’« écoterrorisme »17, a contrario, témoigne, depuis les années 70, de ce que nombre de représentants politiques seraient bien loin encore de voir, dans les tâches écologiques, des tâches d’ordre « sécuritaire », ou du moins de lier la sécurité à quelque chose comme un droit de résistance18. Peut-être parce qu’une telle sécurité écologique est appelée à cliver autant que peut le faire la sécurité économique, même si la structuration d’une « lutte des classes » écologique est loin d’être évidente19. Il faudrait aussi thématiser une différence entre la forme classique du discours de la résistance légitime, presque entièrement centrée sur la résistance aux institutions étatiques20, et le fait que les cibles de la résistance économique et écologique enveloppent, voire priorisent, les institutions privées (l’État y figurant comme instrument ou complice de ces intérêts privés dominants).
Il est probable qu’on recroise ces questions – centrées grosso modo sur les droits à défendre, à faire valoir, ou encore à faire reconnaître. Mais ce qu’on a exploré dans la séance précédente, tout à la fois, nous recentre sur les pratiques de gouvernement, et s’articule donc aux problèmes que dégage le concept de sécurité d’une autre manière. L’hypothèse que l’on s’efforce de suivre tend en effet à se centrer sur cette question. Si les politiques de l’environnement, effectives ou exigées, articulent bien, le plus souvent, une rhétorique des urgences et des blocages à surmonter, elles s’inscrivent dans une problématique des manières de gouverner : comment conduire les activités économiques à tenir compte de leurs conséquences environnementales ? Comment objectiver, d’un point de vue théorique et pratique, les contraintes environnementales que notre vie économique rencontre ? Quels changements plus radicaux de la manière de conduire l’économie réelle impliquent la question écologique et les risques institutionnelles et politiques potentiels qu’enveloppe une certaine manière d’en traiter ? C’est au fond à ces trois questions que se ramène de qu’on a exploré la dernière fois, et ces trois questions semblent, de manière différente, exprimer une tension possible entre démocratie et question écologique, sous une forme qui exprime le problème de la sécurité.
Dans le même temps, ces points de vue, qui recouvrent tout ce qu’on pourrait entendre par économie écologique au sens le plus large21, ne semblent pas si aisément plaider pour l’idée d’un nouvel âge de la sécurité. Lorsque Jouvenel entend caractériser l’écologie politique comme extension, ou réencastrement, de l’économie politique, il n’est pas évident qu’il vise l’écologie politique autrement que comme une version optimisée, pourrait-on dire, ou réajustée, d’une conception économique de la sécurité – qui serait encore la nôtre. C’est ainsi qu’on a pu reconnaître, dans ce qu’on a appelé la configuration standard de l’économie de l’environnement, une forme néolibérale de gouvernement, visant à gouverner pour et par le marché mais en en améliorant le fonctionnement – précisément une forme de gouvernement qui puise sa légitimité dans une problématique de la sécurisation économique. L’autre perspective décrite la dernière fois, celle qui tend à objectiver les obstacles environnementaux dans les dispositifs institutionnels – en faire des impératifs réglementaires (pas seulement réguler les marchés économiques, mais leur fixer des limites impératives) parce que les enjeux environnementaux fonctionnent comme des obstacles – ne semble pas non plus, en première analyse, décrire une reconfiguration du concept de sécurité. Fait-elle autre chose, en effet, que ressaisir la question écologique à partir de la prévention des risques, quelque chose qui relèverait du sens premier de la sécurité ?
Les tensions à l’oeuvre dans ‘notre’ politisation de l’écologie, dans cette hypothèse, ne feraient ainsi que remettre en jeu les deux grandes dimensions de la sécurité telles qu’elles se sont constituées en deçà de l’émergence de la question écologique. Les exemples disponibles de traitement étatique de la question écologique (abstraction faite de la question de savoir si un tel traitement est efficace ou sincère) ne semblent témoigner ni d’un sens nouveau de la sécurité, ni de l’invention de nouvelles modalités de gouvernement : réglementation disciplinaire, dispositif juridique, incitation, marchandisation, tout ce que semblent mobiliser nos politiques écologiques relève de modalités de gouvernement déjà développées sur de tout autres sujets, avant la diffusion massive de ce qu’il est convenu d’appeler la « conscience écologique ».
On le verra la prochaine fois, il en est en un sens de même des représentations exacerbées de leurs effets pervers possibles, donc des risques politiques liés au traitement des enjeux écologiques. C’est ainsi qu’on a pu soutenir, sans nier aucunement les enjeux écologiques, qu’il n’est ni nécessaire ni souhaitable que l’écologie suscite une reconfiguration politique : ce n’est pas nécessaire parce que ces enjeux entrent dans une configuration classique des enjeux de sécurité ; ce n’est pas souhaitable, parce qu’au sein d’un tel dispositif, cela ne pourrait que se traduire par une négation du rythme propre de la politique, au nom d’une expertise scientifique à laquelle on confèrerait une fonction qui n’est pas la sienne22. On tâchera de voir, aussi, sous quelle forme on retrouve les coordonnées d’une politique de sécurité, dans le traitement de la question écologique à l’échelle internationale. C’est tout l’enjeu de la notion de « développement durable » ou « soutenable » (dans son versant politique, et non plus seulement économique tel qu’on l’a entraperçu à la deuxième séance) et du « principe de précaution », qui semblent fonctionner comme des principes fondateur du droit de l’environnement depuis le rapport Brundtland (1987) et le Sommet de Rio (1992). A première vue, en effet, il est tentant de retrouver les coordonnées des deux pôles de notre concept de sécurité, dans ces concepts de développement (sécurisation économique) et de précaution (préservation des risques). A contrario, s’il a pu nous sembler, au début de cette séance, que l’écologisme radical, tel que les exemplifient Bookchin, Gorz ou Illich, maximise, en un sens, la dimension sécuritaire de l’écologisme – viser à la fois les menaces environnementales et institutionnelles –, qu’implique, au regard de l’histoire de la sécurité que l’on a schématisée, la reconstruction socio-économique radicale que, selon eux, appelle la question écologique ? Car une telle reconstruction semble viser précisément une certaine version de la sécurisation économique, celle qui s’est articulée au développement du capitalisme. S’agit-il d’une reconfiguration de la sécurité politique, voire d’une rupture avec une conception de la politique articulée à ce concept ?
1 Parfois, Bookchin a pu, lui aussi, envisager le risque politique d’une question écologique traitée sans s’attaquer « aux racines sociales de la crise » comme une forme de risque technocratique maximal (« nous glisserons vers le totalitarisme »). « Pouvoir de détruire, pouvoir de créer », 1969, dans le recueil du même nom, p. 26-7.
2 La convivialité, p. 78. Ailleurs (p. 30), Illich parle aussi d’« apocalypse bureaucratique ».
3 On retrouverait aussi bien la « menace du chaos » (p. 7) ou le langage du « réalisme » (ex. p. 33) chez Illich : « au stade avancée de la production de masse, une société produit sa propre destruction » (p. 11).
4 « La question de l’écologie », in Dialogue, 1974.
5 En prenant gouvernement au sens large : celui de la direction des conduites sociales par des institutions étatiques. Voir, par exemple, M. Foucault : « Il s’agit là (…), non pas de l’institution ‘gouvernement’ (par distinction, par exemple, d’avec un Parlement), mais de l’activité qui consiste à régir la conduite des hommes dans un cadre et avec des instruments étatiques » (exposition du cours Naissance de la biopolitique, p. 324)
6 Même si l’idée que le rapport Meadows relève du « mea culpa libéral », il a pu tout à fait la trouver chez Gorz. A la parution du rapport Meadows, « la première réaction, chez beaucoup d’entre nous (les écologistes), était jubilante : enfin, le capitalisme avouait ses crimes », « Socialisme ou écofascisme », in Le Sauvage, 1973, repris dans Ecologie et politique, Le Seuil, 1978. Nous soulignons
7 Il s’attarde assez peu en réalité sur les formes réactionnaire et contre-culturelle de retour à la nature, qu’il assimile dans une même représentation vague du « sauvage ». On rappellera que Le Sauvage, est précisément l’une des principales revues écologistes radicales de l’époque, dans laquelle André Gorz a beaucoup écrit...
8 Voir notamment, de Paolo Napoli, Naissance de la police moderne, 2003. On peut émettre l’hypothèse que le sens contemporain, et la restriction du champ de référence qu’il implique, n’est pas étranger à ces idéologies qui, depuis le 19e siècle, entendent restreindre au maximum les tâches légitimes de l’État (autour de ce qu’il est convenu d’appeler ses tâches régaliennes).
9 Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que les conceptions restrictives du sécuritaire ne sont pas étrangères à l’idée même de légitimer les actions de l’État, y compris le recours à des moyens violents qu’on ne tolèrerait d’aucune autre instance, dès lors qu’elles touchent à des enjeux qui conditionnent sa légitimité. Car cette question croise le fait que les pouvoirs publics se retrouvent en position de juge et de point de convergence privilégié des informations permettant de juger des facteurs et des conditions qui ont une incidence sur les domaines de la sécurité – l’exemple des usages et abus des dispositifs de sécurité face au terrorisme l’illustre particulièrement bien. Voir aussi ce qu’on a pu décrire comme une forme de pénalisation des luttes sociales, au cours de ces vingt dernières années en France (Fabien Jobard, Olivier Filieule, Politiques du désordre, Le Seuil, 2020), ramenant indûment des enjeux relevant de la sécurité économique à des catégories de jugement et d’action gouvernementale et policière relevant de la sécurisation des violences.
10P. Napoli, op. cit.
11 A cet égard, on rappellera que, dès le tournant des 19e et 20e siècles, le phénomène de la mondialisation des échanges marchands était connu. On sait aujourd’hui que le niveau en valeur constante des échanges marchands peu avant la première guerre mondiale était équivalent à celui de la fin des années 1980. En histoire économique, on parle là d’une première mondialisation, précisément parce que la Grande Guerre a vu ce niveau d’échanges s’effondrer, sans remontée significative et durable avant les années 1950, qui voient donc s’amorcer notre mondialisation (la seconde).
12 Charles Bosvieux-Onyekwelu, Croire en l’État. Une genèse de l’idée de service public en France (1873-1940), Editions du Croquant, 2020.
13 On peut retrouver ce type de diagnostic, en pleine crise des années 30, chez l’un de ceux qui vont en inférer l’une des premières versions du néolibéralisme, à savoir Walter Lippmann, dans The Method of Freedom. Paru en 1934, dans le contexte des polémiques états-uniennes entourant les débuts du New Deal, ce texte est significatif en ce qu’il articule précisément deux choses : l’inflexion de sens de la sécurité (corolaire d’une inflexion de l’« exigence démocratique » vers l’assurance d’un certain niveau de vie pour tous et « d’opportunités de carrières pour les meilleurs ») et une description des nouvelles tâches de l’État (« A new imperative ») qui préfigure la forme néolibérale d’État. Par exemple : « La tâche d’assurer la continuité du standard de vie pour son peuple est maintenant une tâche aussi fondamentale pour l’État que de préserver l’indépendance nationale. Tous les autres devoirs de l’État, préservation de l’unité nationale, protection de la liberté et administration de la justice, se sont vus enchâssés dans et liés à cette nouvelle obligation. (…) L’État moderne ne peut plus durer qu’à la condition d’assurer à son peuple son standard de vie. »
14 Didier Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier, coll. « Analyse et raisons », 1979 ; Claude Gautier, Voir et connaître la société, ENS Editions, 2019. Voir aussi ce que Foucault entendait spécifiquement par « dispositif de sécurité » pour distinguer la gouvernementalité libérale des formes « disciplinaires » de gouvernementalité qui l’ont précédées (Naissance de la biopolitique, op. cit.).
15 On en verra un autre plus loin, plus en détails, concernant les sources jonassiennes du développement durable : la mise en balance des droits des générations présentes et des générations futures.
16 On peut penser, par exemple, à la disposition onusienne sur la Responsabilité de Protéger, en vigueur depuis 2005, et qui conditionne la souveraineté des Etats à leur respect d’un devoir de protection des populations.
17 Souvent utilisée, dans le monde anglo-saxon, depuis les années 70, cette catégorie est ‘officialisée’ par le FBI en 1989.
18 Sur cette question, on peut se rapporter à Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La Fabrique, 2020.
19 Voir par exemple Bruno Latour, Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, La Découverte, 2022.
20 Il faudrait cependant faire un sort particulier à ces formes précoces de résistance anti-hiérarchique, qui ne ciblent pas restrictivement les institutions publiques (par exemple, les Levellers ou les Diggers, dans le 17e siècle anglais).
21 Indépendamment donc de ce que cette locution désigne plus spécifiquement, dans le champ scientifique (2e séance).
22 Voir par exemple C. et C. Larrère, Du bon usage de la nature, op. cit., p. 294-301.