Séminaire d’écologie politique
2022-23, 2e semestre
4e séance (23.03.2023)
Le séminaire de master que je consacre cette année à l'écologie politique (ENS de Lyon) explore une hypothèse: les difficultés rencontrées par les politiques environnementales marquent l'échec d'une certaine politisation de l'écologie. Il s'agit à la fois de réinscrire les risques environnementaux dans une histoire des charges de l'Etat - une histoire de la sécurité - et de mettre en perspective cette politisation au prisme des critique sociales plus radicales que l'écologie a pu motiver dès les années 70 (en se concentrant sur Murray Bookchin, André Gorz et Ivan Illich). Après diverses discussions est née l'idée d'en publier les séances sur ce blog.
Voici le texte de la quatrième séance. Elle s’efforce de décliner, dans un premier temps, l’un des principaux résultats de la problématisation de la question écologique comme enjeu de sécurité (voir 3e séance) : la plupart des tensions, souvent soulignées, entre question écologique et exigences démocratiques tiennent en réalité, non à la question écologique spécifiquement, mais à nos dispositifs de sécurité, dans les deux dimensions que nous avions dégagées la dernière fois. Deux caractéristiques de la question écologique viennent cependant saturer cette articulation de la légitimité des institutions au concept de sécurité : 1) viser un impératif de limitation sans contre-partie positive ; 2) adosser la rationalité écologique à un rapport abstrait, et fortement chargé d’expertise, à l’environnement naturel. Nous examinons à partir de là le concept de développement durable et le principe de précaution, tels qu’ils se sont développés depuis le tournant des années 80-90, à l’échelle internationale, pour y reconnaître, à travers les analyses de Hans Jonas notamment, une semblable politisation de la question écologique, faisant écho aux craintes de l’écologisme radical des années 70 : dans la configuration socio-politique qui est la nôtre, la question écologique conduit à une alternative entre insuffisance et risques autoritaires. Nous revenons dès lors sur les analyses développées par André Gorz, en 1977, à l’appui de ce diagnostic : si une critique radicale de notre ordre socio-politique correspond à une position politique « réaliste » face à la question écologique, c’est parce que les risques d’impuissance et d’autoritarisme induits par la question écologique tiennent précisément aux conditions de ‘sécurité’ économique engendrées par le productivisme.
* * *
On a tenté la dernière fois de réinscrire la dimension politique de la question écologique dans une certaine histoire de la sécurité entendue comme dispositif de légitimation du pouvoir politique. Parler de sécurité, au sens large, revient à se donner un concept qui articule condition de légitimité des institutions – au premier chef de l’État – et conditions sine qua non de la vie sociale. Si on a pu décrire un infléchissement historique, au moment où, autour des notions de progrès, d’abondance ou encore de croissance des standards de vie, la question de la sécurité a dépassé le seul enjeu de la préservation des risques, pour impliquer une sécurisation matérielle des conditions de la vie industrielle, la question se pose de savoir comment caractériser les enjeux qui entourent la question écologique, marquée, dans son versant publique, par une rhétorique des menaces et de l’urgence : implique-t-elle seulement une inflexion des critères de sécurisation des activités économiques ? Un retour à la primauté de la préservation des risques, dès lors que les conséquences d’une vie industrielle sécurisée deviennent elles-mêmes des menaces ? Dans les deux cas, il a pu sembler, au regard des deux orientations principales de l’économie de l’environnement décrites à la deuxième séance, que l’enjeu ne se situait pas dans la caractérisation de quelque chose comme un troisième âge de la sécurité. Le corrélat en est que les enjeux environnementaux feraient ipso facto partie des tâches légitimantes des institutions étatiques, qu’on les aborde par la préservation des risques ou par la sécurisation des activités économiques. Alors même que rien, dans la plupart des politiques conduites au niveau des Etats, ne semble pourtant indiquer une priorisation assumée de ces enjeux, à la hauteur des risques et/ou des conséquences économiques qu’ils sont supposés engager. De ce point de vue, en deçà de toute reconfiguration politique, on peut dors et déjà estimer que les Etats ne sont pas à la hauteur des tâches qui leur incombent. Mais, d’un autre côté, s’il est vrai que, dans notre configuration économique et politique, assumer cette tâche implique un risque autoritaire sans précédent, l’inaction écologique des Etats pourraient trouver des raisons en deçà même de l’inconséquence des gouvernants en la matière : si la question écologique peut s’inscrire dans ‘notre’ concept de sécurité d’un point de vue formel – elle touche en général à la préservation des risques et à la sécurisation des activités économiques – il n’est pas impossible qu’elle vienne, d’une certaine manière, saturer ce concept, jusqu’à le rendre problématique.
6. La précédente séance avait formulé une double question : dans quelle mesure la question écologique peut-elle se politiser comme une question de sécurité ? Dans quelle mesure la problématique interne au concept de sécurité éclaire-t-elle les difficultés inhérentes à notre politisation de la question écologique ? On peut développer ce questionnement en ressaisissant, dans un premier temps, ce qui, dans les risques autoritaires relatifs au traitement politique de la question écologique, relève du problème politique de la sécurité – et ne relève donc pas spécifiquement de la question écologique, pour mieux cerner, dans un deuxième temps, ce qui au contraire lui reviendrait.
Il faut dès lors repartir de l’un des constats sur lesquels nous étions restés la dernière fois, et le préciser : en un sens, chacune des deux versions dominantes de l’économie de l’environnement semble s’inscrire dans un enjeu de sécurité – prévention des risques, sécurisation du développement économique – élaboré en deçà de la question écologique. Ainsi, avait-on déjà suggéré, à la deuxième séance, la conception standard de l’économie de l’environnement – visibiliser les conséquences environnementales dans le mécanisme des prix – s’inscrit en continuité des modalités néolibérales de gouvernement – gouverner par et pour le marché. On le sait, le néolibéralisme s’articule à l’idée que le marché n’est pas, comme l’avait cru une part de la tradition libérale, une donnée naturelle, mais une institution dont les « règles du jeu » doivent être garanties et améliorées par les Etats – y compris au niveau international. Une bonne part des tensions entre néolibéralisme et démocratie se jouent là : si la vie économique est posée comme condition d’une vie sociale satisfaisante, et si les règles d’un marché concurrentiel efficient sont conditions de la vie économique, alors ces règles échappent aux décisions démocratiques particulières. On reconnaît sans problème un certain investissement de la problématique de la sécurité, en deçà même de la question (débattue au sein même de la mouvance néolibérale) de savoir si ces « règles », et plus largement les manières néolibérales de gouverner, sont le fruit d’une expertise, d’une évolution ajustée du droit positif, d’une part d’expérimentation politique et managériale, etc. L’idée même que les normes environnementales se négocieraient au niveau international, sous une forme devant préserver les intérêts économiques tels qu’ils sont, peut dès lors s’inscrire pleinement dans ce modèle. Comme lorsqu’on étend les « externalités négatives » aux dommages environnementaux, il ne s’agit que d’adapter à de nouveaux objets des manières de gouverner antérieures à la question écologique. Y compris par l’institution de nouvelles zones de marché. Outre la marchandisation des technologies vertes ou des permis à polluer, la manière dont on articule le plus souvent les enjeux locaux aux dispositions internationales semble répondre à une problématique néolibérale désormais standard. Gouverner de manière néolibérale, en effet, travaille toujours l’écart entre un point de vue général – celui où se définissent les « règles » – et des situations particulières diverses qu’il n’est pas possible de contrôler par le menu1. Plus largement, laisser des espaces d’initiative locale répond ainsi au défaut d’informations structurel des décideurs privés et publics, dans un espace social complexe et hiérarchique comme le nôtre. Une telle pseudo-décentralisation n’implique cependant pas un transfert du contrôle social, ou sa dispersion complète, dès lors que ces espaces d’initiative sont mis en concurrence sur des finalités et selon des critères qui leur échappent. On peut penser exemplairement au schème ‘appel à projets / évaluation ex post’, dans la répartition des financements ou des subventions. La verticalité du gouvernement se maintient justement par la définition des objectifs et l’externalité de l’évaluation, et une telle pratique se retrouve dans les institutions publiques et privées : mise en concurrence de services, d’agences, de filiales, ou même d’individus ou d’associations. Et on la retrouve dans la plupart des formes de territorialisation des politiques environnementales2.
Tout un versant de ‘notre’ politisation de l’écologie s’inscrit ainsi pleinement dans une forme de gouvernement née de la question de la sécurité économique. S’il recouvre une tension possible avec l’ouverture des choix politiques que semble impliquer l’idée de démocratie, au sens le plus large, voire un risque autoritaire – si les conditions économiques de la vie sociale, qu’elles incluent ou non la mise en prix des dommages environnementaux, se soustraient aux choix démocratiques –, c’est sous une forme qui n’est pas spécifique à la question écologique. Cela relève de la part d’autoritarisme, voire d’expertocratie, inhérente aux manières néolibérales de gouverner.
Il en est de même, plus directement, de l’autre perspective, celle qui tend à objectiver les obstacles environnementaux dans les dispositifs institutionnels. Là, les tensions possibles entre démocratie, au sens large, et question écologique se rapportent plutôt aux tensions internes au concept de sécurité sous sa première forme. Au-delà des craintes formulées par Gorz ou Illich à l’égard d’une forme d’autoritarisme écologique, il n’est pas rare que certains discours écologistes insistent sur l’attribution des blocages rencontrés par les exigences écologiques à un court-termisme supposé inhérent au fonctionnement de nos démocraties : rythmées par des mandats courts, elles seraient inaptes à traiter les enjeux à long terme qu’engage la question écologique. Pire, reposant sur des promesses électorales, le jeu démocratique serait inadapté à une rhétorique de la privation que ne saurait éviter, pense-t-on, une conscience écologique de pleine maturité. Un tel discours – qui n’est pas étranger à une rhétorique présente aussi dans la littérature néolibérale pour justifier que les politiques économiques soient partiellement au moins soustraites aux décisions démocratiques – peut parfois faire droit au besoin, au moins provisoire, de formes autoritaires d’impositions de décisions publiques3. Cette perspective peut recouvrir l’idée d’un gouvernement démocratique limité, d’une manière ou d’une autre, par des cadres intouchables (provenant exclusivement ou non d’une expertise), comme celui d’une planification autoritaire à des fins écologiques. C’est un motif semblable que peut recouvrir l’idée, souvent évoquée, d’un état d’urgence écologique, sur le modèle de l’état d’urgence sanitaire ou encore de l’état d’urgence lié à des menaces terroristes. Ce qui se ramène au fond à des questions politiques tout à fait standards, et déjà rencontrées, celles du gouvernement fondé exclusivement sur une expertise (qu’elle relève des renseignements et informations policières et militaires, de l’épidémiologie ou de l’écologie scientifique) : même si on présuppose une intention sécuritaire légitime de la part des Etats4, tout se passe comme si la connaissance et l’ampleur des menaces – quelle qu’en soit la nature – étaient supposées suspendre le cours politique ordinaire et prescrire des actions gouvernementales5. Dès lors, si cette double problématique du pouvoir de l’expertise en politique et des situations d’urgence (qui en décide et qui y décide ?) se retrouve face à la question écologique, elle procède d’une configuration standard du risque sécuritaire : celui de la surpuissance des institutions étatiques au nom des conditions sine qua non de la vie sociale.
Derrière l’argumentaire développé dans les années 70 autour du risque « écofasciste » s’exprimerait donc, d’abord, une problématique des effets pervers de l’articulation de la légitimation de l’action politique institutionnelle par les motifs de sécurité, sous des formes classiques, qui n’auraient donc rien de spécifique aux enjeux écologiques6 : parce qu’elle porte sur les conditions sine qua non de la vie sociale, voire (sous sa forme économique) d’une certaine configuration de celle-ci supposée attendue par tous, elle présuppose à la fois une connaissance de ces conditions et une délégation de leur assurance, ainsi doublement soustraites aux interactions sociales. Il n’est pas impossible toutefois que la question écologique vienne non seulement exprimer ces données du problème de la sécurité, mais même les exacerber, les saturer.
Cela renvoie au premier chef à l’une des questions posées par le concept de sécurité et soulevées à la séance précédente : que s’agit-il d’assurer pour permettre que se développe ce que chacun attend de la vie sociale, donc pour que chacun y développe son existence ? Autre façon de le dire : quelle positivité est susceptible de conduire à dépasser les résistances aux contraintes qu’implique la sécurisation de l’espace social ? La question peut se retourner sur l’inclusion des enjeux environnementaux dans une problématique de sécurité, pour interroger la spécificité possible des résistances multiformes et manifestement persistantes qu’elle rencontre. Certes, la centralisation du pouvoir juridique et du dispositif judiciaire et administratif qui a engendré l’État moderne ne s’est pas opérée sans résistance ni conflit d’orientation, loin s’en faut. Plus encore, l’idée même que l’économie relève des tâches de l’État a rencontré de multiples résistances, et la manière même d’en traiter n’est pas vouée à faire consensus, même si l’analyse savante peut dégager des constantes ou des pratiques et discours dominants. Néanmoins, l’expérience historique de la question sociale du 19e siècle a vu se constituer un intérêt social pour un traitement politique, quel qu’il soit, des conséquences du développement industriel. Si cet intérêt de tous n’a rien d’un consensus sur le mode de contrôle, ni sur la caractérisation de cet intérêt, il est tentant d’estimer, rétrospectivement, que la complexité industrielle s’est assez vite, quoique de manières diverses et hautement conflictuelles, traduite en demande d’État (ou du moins d’une reconfiguration interne du champ politique) parce que les contraintes de sécurisation se doublaient d’une positivité attendue du développement des forces productives – pour les libéraux comme pour les marxistes, pour aller vite. Qu’il s’agisse de préserver des violences inter-individuelles ou qu’il s’agisse d’assurer le développement économique, la motivation sécuritaire fait fond sur ce qui est rendu possible par un cadre sécurisé. Au contraire, semble-t-il, un discours de la sécurité écologique semble difficilement se défaire d’une acception purement privative du mode de vie écologiquement sécurisé, qui ne s’évalue que dans la nostalgie d’une « abondance » perdue7.
Une telle configuration n’est cependant pas complètement inédite, et l’on peut retrouver une tension analogue autour de la question de la planification dans l’entre-deux guerres. Dès le lendemain de la Grande Guerre, nombreux sont alors les économistes (mais pas seulement) à soutenir le besoin de planifier les activités économiques à une échelle nationale (l’économie de guerre en ayant montré l’efficacité), ce qui impliquait des décisions politiques quant aux besoins que ces activités sont supposées devoir satisfaire – par exemple en distinguant des besoins fondamentaux, concernés par la planification d’État. D’autres en revanche s’y opposent farouchement, au nom de la liberté des individus à définir leur mode de vie – donc leurs besoins – et à une perspective d’abondance. Tout un discours de la « souveraineté du consommateur », associant étroitement démocratie et économie de marché, voire liberté de consommer et liberté tout court, a pu se développer, et, pour certains commentateurs, contribuer à nourrir un futur néolibéralisme8. Se met alors en place un discours, devenu depuis dominant, qui associe pleinement libre disposition de son mode de vie et liberté de consommation dans une économie de marché, sur fond de développement industriel, renvoyant toute alternative à une situation de pénurie et de retour aux « raretés » pré-industrielles. Ce n’est pas sans rapport avec un discours, tout aussi fort, y compris chez nombre d’écologistes, associant sobriété et privation. Lorsqu’on objecte à un écologisme trop radical de promouvoir un mode de vie ‘arriéré’ qui ne serait plus susceptible de nous satisfaire (ce qu’il est tentant d’appeler le syndrome du « Amish »), on retrouve ces accents des critiques libérales de la planification, dans l’entre-deux guerres : précisément parce que la planification tire argument de l’économie de guerre, elle ne pourrait sortir d’une logique du rationnement, inapte à assurer les standards de vie qui sont désormais les nôtres. Comme si, donc, ce syndrome du « Amish » soutenait l’impossibilité pour l’écologisme de n’être pas réactionnaire.
Ce problème de la motivation écologique s’élargit cependant à une autre spécificité qui vient proprement saturer le problème de la sécurité : la motivation écologique pose un problème spécifique d’expérience. Le problème des violences interindividuelles, exemplairement, repose aisément sur une expérience directe de chacun, réelle ou simulée, de même pour la fonction de tiers-arbitrage qu’est supposé remplir l’appareil judiciaire. Lorsque Hobbes construisait la fiction de l’état de nature (tournant à la guerre de chacun contre chacun) pour légitimer l’institution étatique et dessiner en creux la sécurité comme tâche ou charge légitimante, il ne faisait que radicaliser, jusqu’à la fiction, des ressources tirées d’expériences individuelles au moins possibles, ou d’attitudes de méfiance ordinaire qui devenaient dès lors comme la trace d’une telle condition toujours déjà écartée par l’existence d’institutions. Conserver le loisir de faire preuve d’industrie et de jouir de ses fruits devient dès lors aisément attribuable à la construction institutionnelle d’un espace de sécurité. Par analogie, on peut soutenir que l’expérience de la misère industrielle pour une partie de la société, et des effets des crises économiques pour tous (quoique de manière différenciée), fournit l’expérience directe – bien que l’ampleur systémique des facteurs que ces phénomènes impliquent suppose déjà davantage de médiations théoriques – de ce qui motive la constitution d’un cadre économique sécurisée, nourrissant l’espoir (réaliste ou illusoire) d’une satisfaction définitive et globale des besoins fondamentaux. C’est ainsi que Keynes, par exemple, entendait la « solution » du problème économique de l’humanité, avec le développement de l’industrie, qu’il s’agirait dès lors de « stabiliser ». En ce sens, il appelait la troisième et dernière phase de l’histoire économique « ère de stabilisation », par distinction d’avec une « ère de rareté », dont l’appellation se passe de commentaires, et d’une deuxième phase, l’« ère d’abondance », qui ne tient pas tant son nom – comme dans l’usage contemporain de cette notion – d’une abondance de biens fournis par les activités économiques (ce que sembleraient pourtant indiquer les politiques dites « keynésiennes » des Trente Glorieuses), mais d’une abondance de débouchés pour les producteurs9. Cet exemple illustre le fait que la centralité socio-politique de l’économie n’est pas toujours, ou n’a pas toujours été, corrélée à la perspective, abstraite et détachée de toute expérience directe, d’une abondance croissante recherchée pour elle-même.
En revanche, et bien qu’on s’efforce de rattacher certains phénomènes présentement expériencés – montée des eaux, pluies diluviennes et récurrence des tempêtes, multiplication des phases de sécheresse – aux effets de l’action humaine sur les équilibres écosystémiques, ce ne sont là que des palliatifs d’une impossible expérience directe de l’insécurité écologique. La difficile motivation écologique pourrait ainsi tenir à ce que, contrairement à ce qui peut motiver les deux autres strates de la sécurité, elle repose essentiellement sur la représentation indirecte d’une catastrophe à venir, quels qu’en soient la temporalité et le processus. L’épuisement d’un sol par une surexploitation agricole, la constitution sur une ville d’un brouillard de pollutions, l’encombrement des déchets organiques et inorganiques, et les conséquences sanitaires qui l’accompagnent, peuvent certes faire l’objet d’expériences directes aisément rattachables à leurs facteurs anthropiques. Lorsqu’on distingue une problématique écologique dite du Sud, on insiste souvent sur le fait que la nature ou le degré déjà atteint des conséquences écologiques des activités humaines rapprochent davantage d’une expérience directe, dans certaines parties du monde. De même, les discours proto-environnementaux du 19e siècle reposaient massivement sur des expériences directes. Il n’en reste pas moins quelque chose comme un effet de seuil, par rapport aux contenus plus anciens du concept de sécurité. L’idée, par exemple, de l’irréversibilité de processus écosystémiques (réchauffement climatique global ou effondrement de la biodiversité) échappe par nature à l’expérience directe, qui ne peut qu’en fournir des signes. C’est bien pourquoi les modes de visibilisation des conséquences écologiques recèlent un tel enjeu politique (2e séance).
Il serait tentant de construire un parallèle entre la structure narrative de la fiction hobbesienne de l’état de pure nature – partant de comportements inter-individuels et schématisant ce qu’ils deviendraient en l’absence d’institutions – avec le schéma narratif standard de la littérature effondriste – partant de données et de comportements techno-économiques actuels et schématisant ce qu’ils deviendraient dans leurs conséquences sociales et environnementales en l’absence d’actions institutionnelles pour les infléchir ou les limiter. Même l’objectif (du moins pour un usage possible de la littérature effondriste) est comparable : produire un consensus (en écartant, provisoirement au moins, les autres motifs de dissensus politiques, exemplairement la question de la justice sociale) autour d’une caractérisation commune de la sécurité. La limite d’une telle comparaison permet de pointer la différence, ou l’effet de seuil, visés ici : là où l’adhésion du lecteur à la fiction de l’état de nature est supposée ne reposer que sur son expérience directe, celle du lecteur au contenu de la littérature effondriste ne peut se passer d’une confiance en l’expertise des auteurs, et même (ce qui est plus souvent problématique) à l’usage qu’ils en font10. On y revient plus loin, une telle différence semble conférer un statut irréductiblement abstrait à notre relation à la question écologique.
7. Ces difficultés – négativité des enjeux sécuritaires de la question écologique, disproportion expérientielle qui donne à la connaissance experte un statut plus central encore que dans le versant économique de la sécurité – sont au coeur d’un concept devenu majeur à la fin des années 80, dans les enjeux environnementaux pensés à l’échelle internationale, celui de développement durable (et ce qui peut sembler en être le corrélat, le principe de précaution). Ce concept est, comme celui de sécurité, un concept piégé. Le plus souvent, aujourd’hui, il se présente dans une opposition à un modèle de décroissance, tous deux représentant deux formes de réponses économiques concurrentes face à la question écologique : selon la formule de la journaliste, spécialiste des questions climatiques, Anna Bednik, la notion de développement durable serait « venue clore le débat sur les limites physiques de la croissance économique, sauvant le consensus productiviste et extractiviste mis en danger par le succès du rapport Meadows en 1972 »11. Pourtant, outre que ce statut du rapport Meadows relève en partie de la légende12, outre que ce qu’engage la décroissance n’est pas, comme on l’a vu, réductible à une politique économique (fût-elle la seule possible ou la seule raisonnable), il n’est pas évident que développement durable, ou soutenable, soit d’abord un synonyme de croissance durable, voire de croissance verte, comme semble l’impliquer sa mise en antinomie avec décroissance. On avait vu, dans la deuxième séance, que le versant économique de la décroissance s’articulait à deux acceptions possibles – faible et forte – de la durabilité. Une telle distinction implique justement que la question du développement durable doit d’abord se saisir en deçà de cette évolution sémantique, à un niveau où, comme on va le voir, elle exemplifie le croisement d’une problématique de sécurité avec la question écologique, à l’échelle internationale.
On considère en général que ce concept acquiert un statut central dans la séquence allant du rapport Brundtland (1987), le rapport final de la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement inaugurée en 198313, au Sommet de Rio (1992). Elle apparaît ainsi dans un contexte de construction d’accords internationaux, autour des questions climatiques : des enjeux où l’invisibilité des processus à l’oeuvre, pour les non-spécialistes, est à la mesure des risques encourus mais aussi des conséquences économiques que beaucoup craignent alors pour une économie si dépendante des émissions de gaz à effet de serre. C’est dans ce contexte que le rapport définit le « développement durable » comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Un tel concept est clairement marqué par une dynamique typique de la construction d’accords aussi larges : la recherche du consensus. Consensus du côté des diagnostics scientifiques – de là l’importance du GIEC créé en 1988, et chargé depuis de faire ressortir les constats partageables par la communauté scientifique, à partir de l’ensemble des travaux produits. Mais aussi consensus du côté des partenaires politiques, à une échelle où des décisions doivent faire droit en l’absence d’institution surplombant les parties prenantes des négociations, et vis-à-vis du contraste entre les pays dits du Nord et du Sud : concilier les ‘besoins’ de développement économique des uns et la ‘dette’ environnementale des autres. De là la centralité du concept de « développement », et l’échelonnement des finalités selon un calendrier qui peut sembler sacrifier la chronologie des problèmes en question à la chronologie de l’acceptabilité socio-économique et politique des décisions – dans un contexte économique mondial concurrentiel où, donc, personne n’a ‘intérêt’ à prendre les devants, pourrait-on dire. Ce sont ces conditions qui ont conduit à donner aussi une place centrale – comme instrument de production d’un consensus – aux questions d’équité : il fallait concilier l’intégration des enjeux environnementaux (quelle que soit le modèle privilégié) et un souci d’équité entre des pays au niveau de développement différent. Enfin, dernière caractéristique, le concept d’équité permettait de fournir une formulation palliant à la part d’incertitude qu’enveloppe la question du ‘bon’ rythme de production économique, au regard des contraintes biophysiques, qui plus est au niveau de complexité qu’on affronte lorsqu’on raisonne à l’échelle du monde. A défaut de certitude, on propose un critère d’équivalence : l’égal droit des générations futures et des générations présentes de répondre à leurs besoins, et, au premier chef, la condition même de toute vie, trouver un environnement habitable. Car l’anglais « sustainable », que l’on traduit par ‘durable’, signifie aussi bien ‘vivable’, donc habitable14.
Si l’expression ne s’y trouve pas, à notre connaissance, ce contenu sémantique du concept de développement durable doit beaucoup au travail de Hans Jonas15, quelques années plus tôt, ce qui témoigne de son importance pour l’élaboration d’une certaine pensée écologique dans les années 1980-90. L’un des aspects les mieux connus de ce travail, c’est justement l’extension aux générations à venir des conséquences des activités présentes : par la médiation de conséquences écologiques durables et problématiques, les activités socio-économiques présentes sont en effet susceptibles de gréver les conditions vitales et matérielles futures. Ces analyses s’ancrent dans une réflexion critique sur le développement du pouvoir technique. Pour Jonas, ce pouvoir a atteint un stade qui oblige à repenser les bases de nos principes éthiques. La réflexion éthique héritée aurait en partage de relever d’une éthique de l’imputation : l’imputation d’actions effectives à leurs agents. Par extension, l’éthique porte sur la valeur de telle ou telle fin voulue. A contrario, l’ampleur, l’incertitude et la relative impersonnalité des conséquences de nos dispositifs techniques changent les conditions même de la relation éthique. Ce qui devient central, c’est le réseau des conséquences, directes et indirectes, d’actes amplifiés indéfiniment par des processus techniques qui tendent à l’anonymat des agents. Une éthique adéquate à cette situation se doit d’assumer, non plus simplement une responsabilité ciblée sur des actes effectifs ciblés, mais une responsabilité globale à l’égard de conséquences non encore advenues et incertaines, dès lors que l’on parle de conséquences qui relèvent du risque, de menaces simplement potentielles, mais dont l’ampleur est à la mesure de notre pouvoir technique (réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles, effondrement de la biodiversité, pollutions létales). Qui plus est, des menaces qui relèvent elles-mêmes de processus échappant irréversiblement à un contrôle techniquement possible pour des êtres humaines, là où « nulle éthique antérieure n’avait à prendre en considération la condition globale de la vie humaine et l’avenir lointain et l’existence de l’espèce elle-même »16.
On retrouve clairement le contenu sémantique de la sécurité – en ce qu’elle touche aux conditions d’une certaine forme de vie, et à l’ensemble des conséquences de nos actes, y compris des conséquences non encore advenues et pourtant déjà irréversibles, pour autant qu’on puisse le prévoir, constituant un risque simplement potentiel. Et plusieurs analogies peuvent être soulignées, à commencer par l’idée même de rendre possible la satisfaction de besoins sans les définir pleinement, sinon par la négative (sont exclus les besoins qui, précisément, grèvent les conditions communes de satisfaction des besoins). Quelque chose comme une justice trans-générationnelle est alors, au moins sur le plan formel, pensable – les humains non encore advenus ont, autant que ceux qui vivent déjà, le droit à des conditions de vie mettant les moyens de satisfaire leurs besoins à leur portée, précisément ce que le rapport Brundtland s’efforce de ressaisir sous le concept de développement durable. Ce que Jonas formule plusieurs fois, sans doute à dessein, d’une manière où l’on peut reconnaître les formulations kantiennes de l’impératif catégorique, quel que soit ce qui les sépare sur le plan sémantique :
Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.
Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie.
Ne compromets pas les conditions de la survie indéfinie de l’humanité sur terre.
Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir.17
Mais de tels impératifs de responsabilité s’étendent aussi bien, selon lui, à une exigence de soin à l’égard de la nature, dès lors qu’au regard de la puissance technique qui est désormais la nôtre, tout se passe comme si l’ensemble des processus vivants étaient suspendus à nos activités18 : si l’« on peut seulement être responsable pour ce qui change, pour ce qui est menacé de dépérissement et de déclin, bref pour le périssable dans son caractère périssable », c’est aussi bien dire que la responsabilité, telle que Jonas l’entend, renvoie à ce dont la préservation a besoin d’être assurée (p. 174). On ne développera pas ces points, mais le propos de Jonas se trouve ajusté explicitement à une « métaphysique » qui entend faire valoir une conception de la nature dominée par les processus vivants, en tant que processus finalisés pouvant prétendre à valoir pour eux-mêmes19. Dès lors, la responsabilité à l’égard de la nature s’entend à deux titres : au regard des vivants en général donc aussi des humains, au regard des humains donc d’un environnement naturel propice à la vie.
Un autre point relève des analogies avec la problématique de la sécurité, mais pose, dans le cas de l’écologie, un problème spécifique : la question de l’incertitude, associée à l’action gouvernementale, et donc celle des instruments d’anticipation. Dès lors que le gouvernement est visé comme un ensemble d’actions pour infléchir des conduites individuelles et collectives, gouverner implique toujours une double incertitude quant aux conséquences : assurer les conditions de sécurité des actions individuelles implique que les individus se conduisent eux-mêmes, en première intention, d’une manière qui reste, en partie au moins, difficile à prévoir (1er incertitude) ; les conséquences des interactions individuelles, dans une société, dégagent une échelle spécifique et partiellement imprévisible, passé un certain seuil, quand bien même on parviendrait à prévoir les réactions individuelles (2e incertitude)20. Or, la question écologique accroit cette incertitude (finitude des anticipations des conséquences d’une décision ou d’un dispositif), et l’accroit pour des raisons qui lui sont propres. D’une part parce qu’elle accroit les effets de complexité systémique des objets de gouvernement. La spécificité des phénomènes macro-sociaux enveloppe déjà cette idée de complexité systémique : même lorsqu’on présuppose qu’un nombre fini de facteurs est impliqué, l’ampleur des interactions possibles est telle que l’évolution du système social reste en partie imprévisible. Mais les écosystèmes tels que les étudient les sciences écologiques sont eux-mêmes de tels systèmes complexes. Une société humaine serait donc quelque chose comme un système complexe branché sur un autre dont il dépend – deux systèmes en interaction et susceptibles de se perturber. Plus encore, l’idée même de sécuriser un avenir incertain engage des choix portant sur des processus non encore advenus. La part de virtualité redouble : choisir implique toujours une représentation des conséquences virtuelles des alternatives entre lesquelles choisir dans une situation donnée ; mais dans le cas des choix politiques en matière d’écologie, la situation visée comporte elle aussi, en elle-même, une forte charge de virtualité. Les incertitudes se démultiplient et les techniques expertes d’anticipation se compliquent d’autant plus. Un effet de seuil serait donc atteint, d’après ce type d’analyse, lorsque cette articulation des degrés d’incertitude devient manifeste et politiquement centrale au stade des rétroactions problématiques des activités humaines sur les équilibres écosystémiques. Ce n’est pas un hasard alors si nombre de discours « anti-prométhéens » voire « anti-modernistes » développés à propos de l’expérience de la bombe atomique, ou même des usages civils du nucléaire, se trouvent transformés en un discours général contre la technologie industrielle. Un tel transfert est favorisé par une comparaison de l’ampleur des risques, mais pas seulement. Les incertitudes propres à un système d’interaction complexe se trouvent, dans le cas du nucléaire, au coeur même du phénomène physique techniquement investi, ce qui a permis au risque nucléaire de servir de matrice pour penser le risque écologique.
De là un autre élément de langage écologique, apparu sensiblement au même moment que la notion de développement durable, et dont la relation à une problématique de la sécurité est plus transparent encore : le « principe de précaution ». Issu en bonne partie de toute la littérature techno-critique, ou disons techno-prudente, développée depuis la Seconde Guerre, elle implique quelque chose comme une gestion, une mesure du risque, donc une rhétorique de la prudence en situation d’incertitude. Ce principe semble avoir trouvé, là aussi, sa formulation publique standard dans le rapport Brundtland, et on a pu considérer qu’il y devenait le « principe fondateur du droit de l’environnement »21. Dans l’économie des analyses de Jonas, il se dégage de l’espace d’incertitude où doit opérer la responsabilité qui accompagne le seuil écologique de puissance atteint par nos dispositifs techniques. Dans l’ignorance structurelle du détail des conséquences de nos interactions, notre responsabilité est dominée par la nature même du risque en jeu : précisément la survie. De ce point de vue, la prudence commande de « davantage prêter l’oreille à la prophétie du malheur qu’à la prophétie de bonheur » (p. 54). Une telle responsabilité, qui « s’adresse beaucoup plus à la politique publique qu’à la conduite privée » (p. 31), dans la mesure où elle n’est pas une échelle adéquate à l’ampleur des phénomènes, s’articule à ce qu’il appelle « heuristique de la peur » : face au risque maximal, on ne calcule pas, on prohibe ; ou, dans le vocabulaire mobilisé à la deuxième séance, on objective les conséquences environnementales comme un obstacle dans un dispositif institutionnel. Si peu probable qu’il soit, son ampleur commande de tout mettre en œuvre pour l’éviter – telle est la responsabilité qui s’impose en état d’ignorance, par le simple fait de savoir que la puissance technique est en mesure de rompre brutalement des équilibres graduels difficiles voire impossibles à reconstruire, que « le surmenage unilatéral pousse le système entier des innombrables et délicats équilibres vers la catastrophe du point de vue des fins humaines » (p. 250). On retrouve ainsi, chez Jonas, une tendance forte, dans une partie de la tradition écologiste : ce que Günther Anders appelait « l’aveuglement face à l’apocalypse »22. Certes, Anders tendait à se focaliser sur des procédés techniques spécifiques – le nucléaire – et la manière dont un dysfonctionnement géopolitique pourrait conduire à en faire un déclencheur de cet « apocalypse », là où Jonas vise l’ensemble complexe de la technologie et des processus en chaine, imprévisibles et difficilement contrôlables, qui le traversent. Mais la peur d’un holocauste nucléaire s’élargit aisément à l’image de réactions en chaine dont la surpuissance dépasse toute réversibilité, toute prévisibilité et toute assignation à une fin donnée. Elle n’a pu que nourrir (voir plus haut) une telle relation à la technique, et favoriser le transfert de la peur du nucléaire à une peur de la technologie contemporaine en général : le geste critique se retrouve polarisé par la perspective d’une ‘fin du monde’. On en retrouve l’esprit dans une partie de la littérature effondriste, et, plus globalement, une bonne part de la rhétorique écologiste – accentuer le contraste entre résistance et ampleur des enjeux sécuritaires, en maximisant l’expression de l’urgence, la description de la catastrophe à venir et l’atrophie globale de la conscience dont ces éléments font l’objet. La formule d’Anders en est un parfait condensé.
C’est en ce sens aussi le cadre de pensée de Hans Jonas : accentuer la conscience, travailler à imaginer des conséquences potentielles, jusqu’à produire l’acceptation, par la représentation de plus en plus fine et nourrie des catastrophes à venir. Tant et si bien que deux reproches ont souvent été fait à Jonas : placer l’écologie sous un motif indiscutable, écrasant toute possibilité de discussion politique ; nourrir une formulation prohibitive et maximaliste du principe de précaution, impliquant ‘logiquement’ le rejet, sans discernement, de toute technologie. Aucun de ces reproches n’est ajusté, et aucun ne repose, en réalité, sur des caractéristiques propres à l’analyse de Jonas.
Pour le premier point, en articulant principe de politique publique et peur, Jonas a naturellement pu se référer aux analyses hobbesiennes qui, elles aussi, articulent la peur – peur de la violence et de la mort violente dans la guerre de chacun contre chacun – et condition de légitimité de l’État. Dans un article de référence, Bernard Sève23 a pu contester ce parallèle, en soulignant les différences : Hobbes se réfère à une peur centrée sur soi, naturelle, représentable dans son objet et canalisée par un artifice politique ; Jonas vise une peur ‘altruiste’ (centrée sur des conditions de vie qui ne seront pas les miennes), artificielle en ce qu’elle est suscitée et entretenue par les pouvoirs publics, irreprésentable dans son objet puisqu’elle porte sur un avenir entièrement incertain. Pour toutes ces raisons, elle n’a pas vocation à être canalisée, mais à être entretenue par les pouvoirs publics. Le diagnostic est excessif, et même symptomatique. Il repose d’abord sur une erreur classique dans la compréhension de Hobbes : la peur de la mort violente est, certes, naturelle, mais acquiert son statut argumentatif dans une fiction nourrie d’éléments réels – celle des interactions humaines dépourvues de toute institution – et, dans l’économie de cette fiction, elle est bel et bien tournée vers un avenir incertain – la maximisation des risques imprévisibles liés à des interactions sociales sans institution. De manière similaire, si l’« heuristique de la peur » se construit par des scénarios fictifs nourris d’éléments réels, elle stimule ce qui est supposée naturellement immanent à toute forme de vie et devient conscient chez les êtres humains, persévérer dans son être. Dans un cas comme dans l’autre, la peur est l’envers de la sécurité assurée par l’institution étatique, et fait partie du discours du pouvoir (chez Hobbes, le souverain doit assurer l’enseignement du Leviathan…). Ce qui se dissimule, lorsqu’on force les différences entre ces deux types d’analyse, c’est que le rôle de la peur et la manière de l’investir dans un discours de légitimation, en deçà de ces différences, ne tient ni à la spécificité des auteurs, ni même à celle de la question écologique, mais à l’articulation entre institution étatique et sécurité. Et c’est à partir de là que l’on peut ressaisir ce qu’il y a de spécifique dans la responsabilité jonassienne, et, par extension, dans l’effet de la question écologique sur une politique de sécurité : une saturation du rôle politique des expertises – comme on l’a dit plus haut, si le lecteur du Leviathan peut ressaisir, par sa propre expérience, la fiction de l’état de guerre de chacun contre chacun et ses conséquences, il n’en est pas de même d’un public dont la peur présuppose de prêter foi à une expertise qui lui reste extérieure.
De là aussi une relativisation de l’autre reproche souvent fait à Jonas. Placer au principe des politiques publiques une menace, non de subir son pouvoir, mais que ce pouvoir doit juguler, est inhérent, là encore, à une politique de sécurité. Il ne s’agit pas tant de susciter une « précaution » si globale qu’elle en est aveugle et prohibitive. Ce n’est là qu’un risque lorsque, précisément, la menace est présentée, non plus comme potentielle et à venir, mais effective : exactement comme le discours sécuritaire, au sens étroit, devient violent et prohibitif lorsqu’il fait valoir une menace de mort et de violence comme effective pour occulter tout autre finalité politique et autoriser tous les moyens. En temps normal, la peur fonctionne comme l’envers de cette sécurité qui conditionne la légitimité des actions institutionnelles et l’oriente ainsi dans son détail. De manière similaire, chez Jonas, la peur nourrit une précaution de principe : les impératifs de responsabilité (voir plus haut), donc l’« heuristique de la peur », ne se substituent pas à une prudence par le menu, mais sont supposés la motiver. Valant en espace d’incertitude et d’ignorance, la responsabilité inverse la charge de l’instruction, et stimule la volonté de savoir24. Face à l’ampleur des risques potentiels, il ne s’agit pas de montrer que tels ou tels processus, procédés techniques, décisions, comportements, etc. comporte un risque, mais de montrer qu’ils n’en comportent pas. Opposer, comme on le fait souvent, la menace « hyperbolique » à la Jonas, à une forme de précaution raisonnable, suscitant la production de connaissances pour instruire les décisions, revient à opérer la même confusion que lorsqu’on impute à Hobbes une réduction des motivations politiques à la peur du pire. L’enjeu sous-jacent est semblable dans les deux cas : masquer une part de ce qu’implique institution étatique en général, et conduite bureaucratique d’une politique environnementale en particulier – l’économie des risques sous-entendue dans toute légitimation d’un dispositif institutionnel.
Si l’on ne peut opposer une forme mesurée de prudence orientant le développement durable à une version dure, ajustée à une rhétorique apocalyptique, qui serait celle de Jonas, ce n’est pas pour écarter, cependant, le risque politique inhérent à ce type de perspective. Relativiser les reproches faits à Jonas, ce n’est pas les écarter, mais soutenir qu’ils expriment un problème inhérent à ‘notre’ articulation de la question écologique à un enjeu de sécurité. On oppose souvent une lecture de Jonas insistant sur la valeur heuristique de la peur – ce en quoi elle vient pallier aux incertitudes par une représentation des futurs menaçants et, faut-il aussi ajouter, une production d’expertise conditionnant les actes – à une lecture insistant sur les liens entre maximisation de la peur et inclination « tyrannique » ou, a minima, technocratique25. Une telle opposition masque le coeur de l’affaire, l’articulation entre menace maximale potentielle et précaution comme principe de production d’expertises et de compétences (1er lecture) est précisément ce qui nourrit la tentation d’une « tyrannie bienveillante » (2e lecture) et d’une forme hypertrophiée de technocratie26, telle qu’elle fut anticipée par l’écologisme radical des années 70. La construction du consensus international, au tournant des années 80-90, autour d’une forme de sécurisation du développement économique, malgré la promotion du versant éthique des enjeux environnementaux, et une certaine déflation des ambitions et du rythme des mesures, a d’autant mieux confirmé ce risque institutionnel maximisé par la question écologique : quelque chose comme une saturation de nos dispositifs institutionnels par une telle question.
8. Si l’on fait ainsi l’hypothèse que la question écologique est susceptible de saturer ‘notre’ dispositif institutionnel dans son ensemble, et que cette difficulté est en jeu dans la crise actuelle du consensus environnemental construit au tournant des années 80-90, l’argument du risque écofasciste construit dans l’écologisme radical des années 70 ne change-t-il pas de signification ? On avait vu, à la fin de la deuxième séance, comment cette perspective pouvait mettre en question, en partie par avance, les deux orientations de l’approche économique de l’environnement que l’on avait examinées, en ce qu’elles auraient en partage la conservation de nos institutions économiques – pour les réajuster ou les confiner. Au contraire, rappelons-le, cet écologisme visait la reconstruction de la vie économique à partir de la question écologique, ce qui implique de rompre avec la problématique de la sécurité économique. Ce qui est susceptible d’envelopper aussi bien toute la problématique d’un développement institutionnellement piloté, quel qu’il soit, au nom des risques autoritaires que, face à la question écologique, nos institutions ne pourraient que maximiser. Pourtant, si cette forme d’écologisme nourrit dès lors l’idée d’un « réalisme », non pas économique mais « écologique » qu’envelopperait la décroissance entendue, non comme confinement du productivisme, mais comme rupture avec le productivisme, est-ce bien comme on en a fait l’hypothèse au début de la troisième séance, pour faire valoir la « puissance souveraine de la nature » (selon l’expression de Bookchin), donc une réactivation de la seule problématique des risques vitaux, une forme de politique de tous les dangers, donc cette fermeture maximale des possibles politiques que Canguilhem rejetait (3e séance) ?
Si on reprend l’exemple de Gorz (« Ecologie et liberté », 1977), pourquoi ne parle-t-il pas aussi de « réalisme économique » si la prise en compte de la crise écologique est aussi bien une condition de survie des activités économiques elles-mêmes ? C’est précisément que l’écologisme ne vise pas la survie des activités économiques telles qu’elles sont, celles qu’étudie la science économique standard. A l’instar de l’écologie (1er séance), l’économie comme discipline économique a, poursuit-il, des conditions socio-historiques de pertinence, qui sont précisément celles où a pu se formuler notre exigence de sécurisation économique. Une fois passé un certain seuil dans la division du travail et l’extension des échanges marchands, les homo oeconomicus (ceux qui, écrit Gorz, ne consomment pas ce qu’ils produisent et ne produisent pas ce qu’ils consomment) engendrent involontairement un espace collectif fait d’anonymat, de régularités et de mécanismes déterminants et scientifiquement descriptibles27. C’est dans un tel espace qu’ont pu se formuler l’espoir d’une abondance croissante de biens et les conditions macroéconomiques du bon fonctionnement des activités productrices, d’une manière qui dépasse les choix individuels. De la même manière, l’écologie comme science a eu des conditions socio-historiques qui croisent celles de l’économie. Elle se « sépare » lorsque l’ampleur des activités atteint un certain seuil, « lorsque l’activité économique détruit ou perturbe durablement le milieu ambiant et, de ce fait, compromet la poursuite de l’activité économique elle-même, ou en change sensiblement les conditions ». En ce sens, on peut bien dire que l’écologie « s’occupe des conditions que l’activité économique doit remplir et des conditions externes qu’elle doit respecter pour ne pas provoquer des effets contraires à ses buts ou même incompatibles avec sa propre continuation ». Ces premières formulations semblent compatibles avec la perspective ouverte par un Jouvenel : on se place du point de vue de la rationalité économique telle qu’elle est et on interroge ses conditions de perpétuation sous contraintes biophysiques. Un tel espace social est aussi bien celui où un Jonas décrit le besoin d’une nouvelle éthique de la responsabilité. Mais c’est précisément la lecture que Gorz écarte : « l’écologie se trouve au-delà de la sphère de l’activité et du calcul économiques ». Est-ce à dire qu’elle la surplombe précisément parce qu’elle porte sur ses conditions biophysiques indépassables ? En un sens, non : elle est « au-delà », mais « sans l’englober : il n’est pas vrai que l’écologie soit une rationalité supérieure qui subsumerait celle de l’économie. L’écologie a une rationalité différente ». Précisément parce qu’elle porte d’abord, non sur des contraintes biophysiques, mais sur les limites de la rationalité économique comme telle : elle vise les limites de l’efficience productive elle-même (lorsque la production fonctionne comme une fin en soi), donc des conditions socio-historiques qui ont rendu possible la science économique standard.
Plus loin, Gorz appuie l’idée que l’on vit précisément les conditions socio-historiques de pertinence du discours écologique sur la nature duelle de la crise économique des années 70 : d’une part une crise classique de surcapitalisation, ou de « suraccumulation » (la concurrence conduit à chercher des gains de productivité en investissant dans du capital technique, ce qui conduit à devoir produire davantage pour rentabiliser ce capital) ; d’autre part une crise, nouvelle, de « reproduction ». C’est justement au contrôle du premier type de crise qu’a répondu la stimulation incessante de la consommation (la croissance matérielle appelant sans cesse des débouchés croissants), pour dépasser la crise structurelle des débouchés mises en évidence dans l’entre-deux guerres – de là l’enjeu de l’obsolescence programmée, optimiser une consommation réduite à un moyen de dégager des opportunités de profits pour stimuler l’investissement productif, faisant de la production une fin en soi (2e séance). Mais le second aspect de la crise s’impute à la raréfaction de ce qui n’est pas productible, sinon, pour partie, à des coûts insoutenables économiquement – y compris l’effet du pouvoir technique transformant des ressources abondantes en ressources rares (air ou climat favorables, eau, forêt, sols)28.
L’enjeu de fond, pour Gorz, est précisément de se centrer, non directement sur les seules contraintes biophysiques, mais sur les conditions socio-historiques qui, justement, les ont rencontrées. Si, d’un certain point de vue (qui correspond à ce qu’on a rencontré dans la deuxième séance sous le nom d’économie écologique), on parle d’obstacles biophysiques, il faudrait plutôt, dans cette perspective, parler d’une transformation, par les activités industrielles, des conditions biophysiques en obstacles auxquels l’ordre techno-économique ne peut répondre. Les obstacles biophysiques sont la version réifiée d’un processus – le productivisme atteignant les limites de l’efficacité économique. Ces limites internes ne se vivent comme des obstacles externes, que d’un point de vue productiviste, et dans une situation sociale engendrée par le productivisme. De là ce sens différent à conférer à la décroissance. Si elle ne constitue pas un autre modèle économique, mais une rupture avec l’économie de marché devenue, en tant que telle, « contre-productive », c’est en cela que la rationalité écologique est « autre » : elle conduit à déconstruire les conditions mêmes où s’est pensée ‘notre’ sécurité économique. Comme Gorz l’annonçait, la rationalité écologique n’enveloppe pas et ne surplombe pas la rationalité économique – elle est autre. Ou, comme le soutenait aussi bien Bookchin (1er séance), l’écologie nourrit d’abord une raison critique – et non l’ajustement gestionnaire d’une « raison instrumentale ». Et de ce point de vue, le principe de responsabilité de Jonas opère, dans ses conséquences gouvernementales, exactement comme la rationalité écologique inspirée de Georgescu-Roegen : un surcroît d’autorité pour maintenir notre « raison instrumentale ». Si l’écologie « nous révèle que la réponse aux raretés, nuisances, encombrements et impasses de la civilisation industrielle doit être cherchée souvent non dans un accroissement mais dans une limitation ou une réduction de la production matérielle » (Gorz) – donc l’anti-productivisme qu’implique l’écologisme – c’est précisément que la question écologique n’est supposée ni s’ajouter ni se fondre dans la sécurité économique, mais qu’elle implique – par une critique de la division du travail – de déconstruire les conditions socio-historiques qui ont conduit à articuler à l’économie industrielle une problématique de sécurité qui rencontre un obstacle biophysique. Si, comme dans l’article de Bookchin de 1965, le recours à l’écologie a d’abord des effets critiques, et non prescriptifs, c’est qu’elle vise ce qui, depuis ‘notre’ version de la sécurité économique, conduit, au nom de la préservation des risques (le premier sens de la sécurité) à donner à l’écologie un tour autoritaire adossé à des « menaces » engendrées par une certaine sécurisation des activités économiques.
En somme, dans cette perspective, il ne s’agirait pas tant d’ajouter aux menaces environnementales les menaces que feraient courir des institutions devenues liberticides pour les traiter, mais de déconstruire les conditions réelles qui nous conduisent à recourir, dans une société comme la nôtre, à des institutions publiques liberticides pour contenir cette autre forme d’institution historique qu’est « notre » division du travail, devenue écologiquement menaçante. Le radicalisme écologiste aurait ainsi au moins deux enjeux :
1) Réinscrire l’écologie dans une critique sociale diffuse (élargir par la base, pourrait-on dire, l’exigence écologique, en-deçà des expertises qu’elle appelle et qui la nourrissent – 1er séance) : l’expérience directe, cette fois, d’une certaine « insécurité » dans l’abondance – être dépossédé des moyens d’évaluer et satisfaire ses besoins par la division industrielle du travail (Bookchin) –, d’une certaine destruction de la « culture du quotidien » et du « milieu ambiant » (Gorz), qui rendent notre rapport à la question écologique abstrait, faute d’oïkos à la mesure de notre expérience29.
2) Creuser la contradiction entre rationalités économique et écologique (2e séance) pour articuler les menaces écosystémiques, non à une clôture des choix politiques, pour des raisons hyperboliques (pourrait-on dire) de sécurité, de « responsabilité » ou de « précaution », mais, au contraire, à leur réouverture, si l’enjeu est précisément celui d’une reconstruction sociale.
Cette perspective, qui rejoint le renversement de la « rationalité économique » tel que Bookchin l’entend, ne joue pas de la surenchère des menaces, mais pointe les effets pervers d’un dispositif sécuritaire global devenu « contre-productif », pour mieux le renverser. Reprenant cette critique des conditions sociales du productivisme en 1988 (une certaine division du travail), Gorz parle même le langage des promesses trahies. « L’utopie industrialiste nous promettait que le développement des forces productives et l’expansion de la sphère économique allaient libérer l’humanité de la rareté, de l’injustice et du mal-être »30. On retrouve les coordonnées d’une certaine exigence de sécurité : assurer la satisfaction des besoins au-delà des conditions élémentaires de subsistance (« libérer (…) du mal-être »), et même suppléer à des enjeux de sécurité plus anciens – assurer la protection contre l’« injustice ». Face à l’expérience des transformations et de l’explosion des inégalités de richesses et de pouvoir, à l’insécurité technologique, à la démultiplication des besoins et à la culture du manque, « de cette utopie, il ne reste rien ». Les dispositifs par lesquels nous entendions « dominer la nature » pour accéder à une sécurité matérielle absolue ont eu l’effet strictement inverse : la collusion entre une insécurisation environnementale sans précédent et un accroissement des rapports insécurisants de domination, face à laquelle une surcroissance technocratique ne peut rien31.
En visant les racines socio-historiques de la question écologique, on trouve ainsi, tout à la fois, ce qui rend ‘notre’ sécurité économique contre-productive et risque de transformer le discours et la politique écologiques en impératifs autoritaires – ce que n’impliquerait pas, en soi, la « rationalité écologique », dès lors qu’elle ne s’ajoute pas, mais (comme on l’avait aussi vu chez Bookchin) vise à reconstruire la rationalité économique, et, au-delà, toutes nos institutions, conduisant à réinterroger les rapports entre politique et sécurité (voir la toute fin de la troisième séance). C’est ce qu’on explorera la prochaine fois en s’arrêtant sur les analyses d’Ivan Illich.
1 De là l’argumentaire anti-planification du néolibéralisme.
2 Voir les deux articles « Territoire et durabilité » dans le Dictionnaire de la pensée écologique (op. cit., 2015).
3 Même si on peut se demander où sont les régimes non-démocratiques qui font montre de leur capacité à traiter d’enjeux à long terme. A contrario, une bonne part de la littérature écologiste a pu soutenir, depuis longtemps, le besoin d’une autre démocratie, ou d’un surcroit d’exigence démocratique, appelée par la question écologique. A tel point qu’on soutient parfois que, si la question sociale née au 19e siècle a pu déboucher sur une demande d’État, une des spécificités de la question écologique, sur le plan politique, tiendrait à ce qu’elle peut ou a pu déboucher, elle, sur une demande de surcroit de démocratie.
4 On laissera de côté tout ce qui, dans l’attitude et les choix des gouvernements, entretient le doute sur la capacité, et même la sincérité, d’une volonté de minimiser les risques encourues par la population qu’elle gouverne : qu’il s’agisse des choix en matière d’énergie (nucléaire ou fossile), en matière de gestion de la santé publique (statut des laboratoires pharmaceutiques, déstabilisation des systèmes de santé), et a fortiori en matière de gestion des risques écologiques.
5 De ce point de vue, le parallèle entre la sidération provoquée par la pandémie en 2020 et celle que l’on pourrait vouloir susciter à propos de la question écologique est opératoire.
6 Il est significatif – même si cette qualification est déjà en partie galvaudée dans les années 70 – qu’Illich parle de « Leviathan bureaucratique » pour désigner un tel risque : le Leviathan de Hobbes articule précisément l’autorité de l’État au concept de sécurité, sous une forme qui ne dissimule nullement le risque de violence politique qu’une telle articulation recouvre, alors même que le coeur de l’affaire, pour Hobbes, reste de mettre le gouvernement au service des conditions sine qua non de la vie sociale.
7 Occultant au passage que le problème de la motivation écologique concerne aussi bien les pouvoirs publics, cette question de la motivation écologique est souvent ramenée à ce qu’il est convenu d’appeler le problème de l’« acceptabilité sociale », du côté des industriels et des consommateurs. La notion d’acceptabilité sociale, qui n’est pas sans ambiguïté (nous renvoyons aux deux numéros que la revue Vertigo y a consacré en 2015 et 2016. Il faudra cependant y revenir), n’est certes pas stricto sensu orientée vers la question écologique. De manière générale, elle renvoie, à la fois, à une donnée incluse dans l’évaluation de l’opportunité d’un projet ou d’une réforme, dès lors qu’ils concernent un public vaste susceptible de s’y opposer, et à un ensemble de techniques, de procédés, se nourrissant de psychologie sociale, d’économie comportementale, de sciences de la communication, et de toute discipline susceptible de nourrir un art de produire l’acceptation de, ou le consentement à, un projet ou une réforme – ce que Walter Lippmann avait appelé en son temps la « manufacture of consent » (Public Opinion, 1922). Il faudrait approfondir cette question en examinant la manière dont les procédures de participation citoyenne ou de co-construction, faites pour accroitre l’emprise de tout un chacun sur les décisions et la mise en œuvre des actions publiques, peuvent être détournées en argument de légitimation de ce qui aurait rencontré une résistance forte sans cela. Cette question rejoint celle des formes, évoquées plus haut, de décentralisations centralisatrices liées aux formes néolibérales de gouvernement (même s’il n’est pas rare que ce type de procédés déborde ses initiateurs institutionnels – que l’on pense à la récente Convention Citoyenne pour le Climat).
8 Niklas Olsen, The Sovereign Consumer. A New Intellectual History of Neoliberalism, Cham, Pelgrave Macmillan, 2019.
9 C’est l’ère où la loi de Say – « l’offre crée la demande » – est spontanément valable.
10 « Tout ce tohu-bohu planétaire ne repose sur rien qui soit empiriquement constatable par le commun des mortels », Philippe Roqueplo, Climats sous surveillance, 1999, p. 51, cité dans C. et R. Larrère, op. cit., p. 221.
11 In Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Le passager cladestin, 2012. Voir aussi Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013 ; Alain Deneault, « L’extrême centre et l’écologisme industriel », in Analyse. Opinion. Critique, 12 juillet 2022, qui cite les deux ouvrages. Il est plus juste en réalité de parler d’un « flou », ou, mieux, d’une ambivalence, de la notion. Voir par exemple D. Chartier, « Aux origines du flou sémantique du développement durable. Une lecture critique de La stratégie mondiale de la conservation », in Ecologie et politique, n°29, 2004 ; Dominique Pestre, À Contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
12 Il est significatif que, dans l’article également d’Antoine Deneault, mentionné dans la note précédente, la focalisation sur le versant économique de la décroissance et l’assimilation du développement durable à une croissance durable conduise l’auteur à mettre en opposition le rapport Brundtland de 1987 et le célèbre rapport Meadows de 1972, celui-là cherchant à masquer les conséquences et les implications de celui-ci. Alors même que tous deux s’inscrivent dans la problématique du « développement ». Les deux sont pris dans une même histoire. Sans cela, comment comprendre qu’on ait pu célébrer comme on l’a fait les cinquante ans du rapport Meadows, à une époque qui serait pourtant celle où domine ce sens restreint du développement durable ?
13 Même s’il semble que l’expression apparaisse pour la première fois dans la publication commune UICN/PNUE/WWF, Stratégie mondiale de la conservation : la conservation des ressources vivantes au service du développement durable, 1980. Voir D. Chartier, 2004, op. cit.
14 Voir notamment le critère du « bon usage de la nature » travaillé par C. et R. Larrère (op. cit) : un usage de la nature comme ressources régulé par ceci qu’elle est d’abord habitat (par exemple, p. 266-8 : « un agir humain situé dans la nature »).
15 Le principe responsabilité, 1979, trad. fr. Le Cerf, 1990.
16 Le principe responsabilité, p. 27.
17 Ibid., p. 30-1.
18 « Il n’est plus dépourvu de sens de demander si l’état de la nature extra-humaine, la biosphère dans sa totalité et dans ses parties qui sont maintenant soumises à notre pouvoir n’est pas devenue, par le fait même, un bien confié à l’homme et qu’elle a quelque chose comme une prétention morale à notre égard – non seulement pour notre propre bien, mais également pour son propre bien et de son propre droit. » (ibid., p. 69).
19 Ce qu’il faudrait comparer avec la problématique états-unienne de la « valeur intrinsèque » du vivant et/ou de la nature.
20 Une bonne part des débats économiques liés à la Grande Récession ont précisément tourné autour de cette spécificité de l’échelle « macro », dès lors qu’existe une part de liberté économique (les travaux de Keynes portent en grande partie sur les difficultés d’inférer les phénomènes macro-économiques à partir des phénomènes micro-économiques – les modélisations des comportements individuels de production et de consommation sur lesquelles se construit l’économie néoclassique). Et, d’une certaine manière, cette spécificité du macro-économique ne sera pas contestée par ceux qui, après 1945, contesteront pourtant les autres aspects des analyses keynésiennes et de leurs implications en termes de politique économique. Globalement, donc, on peut soutenir que cette problématisation de l’action gouvernementale, à partir du concept de sécurité, implique une part complexe d’incertitude, et corrélativement tous les instruments d’expertise permettant de la réduire.
21 C. et R. Larrère, op. cit., p. 246. Les auteurs rappellent que, de là, on le retrouve dans les principes du Sommet de Rio (1992), dans le droit européen, à partir des Accords de Maastricht, puis, à partir de 1995, dans le droit français.
22 L’obsolescence de l’Homme, 1956.
23 « La peur comme procédé heuristique et comme instrument de persuasion », in Gilbert Hottois, (éd.), Aux fondements d’une éthique contemporaine : H. Jonas et H. T. Engelhardt, Paris, Vrin, 1993.
24 Voir par exemple l’analyse de M.-A. Hermitte et C. Noiville, concernant les autorisations préalables de mise sur le marché dans le cas des OGM, inversant le principe selon lequel tout ce qui n’est pas interdit est permis. Un tel dispositif n’est pas simplement prohibitif au nom d’une menace massive, mais producteur de savoirs et d’expertise en amont des décisions. « La dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement. Une première application du principe de prudence », in Revue juridique de l’environnement, 3/1993.
25 Par exemple Jean Greisch, pour la première, et Dominique Bourg ou Nicolas de Longeaux, pour la seconde.
26 « Une tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses », parce que « seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir ».
27 Un phénomène que Sartre, une source majeure pour Gorz, appelait du « practico-inerte ».
28 Durabilité faible et durabilité forte sont renvoyées dos à dos : qu’une rareté soit improductible ou qu’elle le soit à des coûts insoutenables est indiscernable du point de vue de ses effets, susciter une « crise de reproduction ».
29 Voir aussi Illich : « L’écologie est devenue dans notre société une institution qui nous permet d’appeler ‘amour de la nature’ une intimité purement intellectuelle avec les plantes, les arbres et les prairies », in David Cayley, Entretiens avec Ivan Illich, Bellarmin, 1996, p. 325.
30 Métamorphoses du travail, 1988, p. 25.
31 Voir aussi la première séance à propos de Bookchin et de la critique de l’abondance.