Séminaire d’écologie politique
2022-23, 2e semestre
1e séance (2 février 2023)
Le séminaire de master que je consacre cette année à l'écologie politique (ENS de Lyon) explore une hypothèse: les difficultés rencontrées par les politiques environnementales marquent l'échec d'une certaine politisation de l'écologie. Il s'agit à la fois de réinscrire les risques environnementaux dans une histoire des charges de l'Etat - une histoire de la sécurité - et de mettre en perspective cette politisation au prisme des critique sociales plus radicales que l'écologie a pu motiver dès les années 70 (en se concentrant sur Murray Bookchin, André Gorz et Ivan Illich). Après diverses discussions est née l'idée d'en publier les séances sur ce blog.
Voici le texte de la première séance. Dans un premier temps, elle met en place la problématique, et schématise une première tension entre deux formes de politisation : l’une centrée sur la construction d’un consensus large autour de risques spécifiquement environnementaux et communs ; l’autre centrée sur la réinscription de ces enjeux dans ses racines sociales, nourrissant ainsi une critique socio-politique plus radicale. Dans un second temps, une première exploration historique et sémantique de la notion d’écologie et de sa mixité (entre science et militantisme) a montré qu’elle faisait écho à la problématique dont nous sommes partis, autour, notamment, de la question de l’autonomie de l’« écologie scientifique » et de son statut (Bookchin, par exemple, en fait "la science critique" de notre temps, dès 1965, ce qui implique qu'elle ne soit justement pas indépendante des critiques sociales).
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1. La notion d’écologie politique n’a pas le même degré d’évidence que les enjeux environnementaux qui l’ont motivée. On a pu la considérer comme vague (qu’ajoute-t-elle à celle d’écologie ?) ; elle est disputée, voire contestée (l’écologie serait plutôt affaire de science ou d’éthique, de consensus et non de conflictualité politique), on en use de manière oppositionnelle (pour signifier à l’inverse que l’écologie n’est pas seulement affaire de science et d’éthique). Elle a même pu susciter les plus vives méfiances (ses traductions politiques seraient intrinsèquement, au mieux anti-science, anti-industrie, anti-rationalité, au pire franchement réactionnaires).
Pour clarifier les choses, il ne pourra être question ici de proposer un panorama complet des travaux académiques et militants pouvant se réclamer de l’écologie politique, même si, bien sûr, on en fera largement usage1. Il ne sera pas non plus question de détailler (encore moins de contester) ces enjeux environnementaux concrets : ils existent, ils sont documentés scientifiquement de toutes les manières possibles, ils engagent les actions humaines dont les conséquences affectent, à des degrés divers, l’ensemble des équilibres et processus naturels qui rendent la surface de la Terre propice à la vie. S’il subsiste des inconnues, variations, voire des désaccords, ils ne concernent que le degré, la chronologie, la réversibilité ou encore l’ampleur de tel ou tel processus. On peut discuter aussi le degré de certitude que le savoir scientifique peut atteindre, ou même sa forme propre (par exemple, élaborer des scénarios d’évolution relève-t-il de la discursivité proprement scientifique, ou est-ce une forme hybride, répondant à des besoins gouvernementaux ?). Mais, du sein du champ scientifique, on ne conteste plus l’existence de processus susceptibles de contrevenir à la perpétuation de la vie sur Terre – ce qu’on peut appeler son habitabilité – ni leur imputation à l’activité humaine. En première approche, donc, la part de dissensus interne à la science – y compris lorsqu’il concerne le sens de concepts aussi fondamentaux que ceux d’écosystème ou d’équilibre naturel – relève du cours normal d’un champ scientifique, bien éloigné de ces situations où, au contraire, la science entre en crise. L’ampleur des consensus y est donc suffisante pour documenter l’existence d’enjeux environnementaux d’origine humaine et touchant à la sécurité de chacun.
Cet état de fait ne suffit pourtant pas, à lui seul, pour clarifier ce qu’on peut entendre par écologie politique. Car, même à un niveau abstrait et superficiel, on peut déjà identifier des tensions entre les deux concepts qu’elle implique : là où le discours écologiste engage des aspirations et des données scientifiques focalisées sur des contraintes de survie, découvertes et provoquées par les activités humaines, mais dont les conditions restent extérieures à ce dont nous pouvons décider (les interactions entre espèces vivantes ou encore les cycles de retraitement naturel des gaz carbonés), la politique semble concerner en première intention les actions et choix humains collectifs (du moins collectifs dans leurs conséquences), visant, au-delà de la seule survie, une amélioration, ou a minima un maintien, de nos conditions de vie. Dire les choses ainsi construit quasiment une opposition terme à terme. Nombre de mouvements politiques classés à gauche ont ainsi pu, et parfois peuvent encore, y voir une telle tension, voire un stratagème pour détourner des enjeux de justices sociales ou d’équilibre des pouvoirs, qui seuls concerneraient le politique. Pour clarifier ce qu’on peut entendre par écologie politique, il faut donc analyser ce type de tensions – leur pertinence, leurs conséquences, alors même que les questions de sécurité collective, dont relèvent manifestement les enjeux environnementaux, touchent éminemment au politique, semble-t-il.
D’un point de vue plus descriptif, on relève bien une multiplicité d’usages de cette notion, qui recouvrent des référents de nature bien différente. Il existe des partis politiques écologistes, un militantisme écologique, des pensées politiques centrées sur la question écologique ou encore des politiques de gouvernement visant à traiter les enjeux environnementaux. Mais ces différents usages mobilisent-ils bien la même signification de la notion de « politique », ou même d’« écologie » ? Situer la question au niveau de la signification d’une notion ne nous place pas à un niveau qui soit abstrait ou détaché des pratiques et des choix qu’elles impliquent, bien au contraire. Les significations très variables que peut recouvrir la notion d’écologie engagent des conséquences sociales pratiques de nature différente : viser par exemple une meilleure gestion des ressources et des conséquences dommageables de l’activité économique (les inputs et les outputs), ou bien une altération nécessaire de nos modes de vie, ou bien encore le besoin d’une nouvelle organisation socio-politique – ce sont là des classes de conséquences différentes, et potentiellement, même, conflictuelles. Si on soutient, par exemple, le besoin d’une politique écologique, on entend par là un programme de gouvernement visant à traiter des problèmes touchant les altérations de l’habitabilité de la planète dues aux activités humaines. Si ambitieux et sincère que soit un tel programme, on peut le soutenir sans que cela implique nécessairement, du moins en première analyse, de soutenir qu’il existe ou qu’on ait besoin en outre d’une pensée politique qui soit globalement reconstruite à partir de la portée, désormais, écologique des activités humaines, ou que cela engage une reconstruction de nos institutions. Dans ce cas, on donne, d’un point de vue théorique et pratique, une certaine signification à « écologie politique » et on en écarte d’autres. Il est possible même qu’alors on fasse un choix sur ce qu’on doit entendre en général par écologie. La question peut même s’élargir : s’il est vrai que la notion d’écologie puisse en elle-même avoir plusieurs significations (donc que l’adoption de l’une d’elles ait des conséquences sur les activités humaines), qui est supposé prendre de telles décisions, sur quelle base et selon quelles procédures ? Les gouvernants ? Les scientifiques et experts qui instruisent notre connaissance des enjeux écologiques ? Ou encore tout un chacun, par une activité qui peut devenir militante ? Dans les années 80, par exemple la plupart des partis « Verts », dans le monde occidental, soutenaient le développement d’une démocratie participative, ou a minima de procédures délibératives plus horizontales dans la définition des choix. Il fallait, selon la formule convenue à l’époque, « gouverner autrement ». Que des partis définis par la centralité des préoccupations environnementales soutiennent en outre de telles transformations des procédures politiques relève-t-il de la contingence historique ? Quel lien établir – ou nier – entre question écologique et démocratie participative ? Ces divers types de questionnement, tout à la fois, sont politiques et engagent ce qu’on doit entendre par « politique ».
Prenons un point de départ simple. Parler d’écologie politique présuppose, si on résume, que les activités humaines, dans leur ensemble, impliquent des enjeux écologiques. On se situe alors dans le champ politique pour au moins deux raisons. D’une part parce que toutes les interactions humaines sont potentiellement concernées, à titre de facteur ou de champ impacté, ces enjeux concernent le champ politique, quelle que soit la manière dont on l’entend – ils ont la même portée que les discours et pratiques politiques. D’autre part parce que les incertitudes concernant l’identification des facteurs et des modes de traitement de ces enjeux se traduisent par des désaccords de diagnostic et de choix, des résistances, ils constituent un champ collectif conflictuel – un champ politique – et/ou appellent un traitement gouvernemental au sens le plus large. Sur cette base, la question reste entière de savoir si l’écologie engage une reconstruction politique, quelle que soit la manière dont on l’entend, mais il est clair du moins que se dessine un questionnement spécifique : au-delà des effets de sidération ou de refoulement que suscitent les conséquences proprement hors normes qu’on doit se représenter lorsqu’on parle d’écologie, qu’est-ce qui, dans sa configuration, son contenu ou sa signification engage une reconfiguration, un ajustement, une réorientation, ou autre chose encore, de ce qu’on entend par et de ce qu’on pratique sous le nom de « politique » ? Telle pourrait être la question la plus large que pose spécifiquement l’écologie politique. Si on considère, par exemple, que, depuis les débuts de l’État moderne, assurer la sécurité des gens légitime son autorité, qu’impliquent les difficultés que les Etats éprouvent à nous prémunir des risques environnementaux ?
Un tel questionnement, qui requiert – s’il s’agit de décrire une altération, voire une crise, du politique – une mise en perspective historique pour ressaisir ce que l’écologie fait à la pensée et aux pratiques politiques, nous semble irréductible à la recherche de nouveaux principes éthiques compatibles avec cette nouvelle classe de risques, ou à la recherche d’une nouvelle pensée de la nature, voire à une nouvelle culture humaine soucieuse de son environnement naturel, ou encore à la recherche de nouveaux modèles économiques compatibles avec les limites de la planète en termes de ressources et d’habitabilité. Ces apports, riches et variés, de l’éthique environnementale, de la philosophie de la nature ou de l’environnement, des humanités environnementales ou encore de l’économie écologique ne sont pas sans signification ni conséquences politiques, loin de là. Ils concernent donc l’écologie politique, et nous aurons à en faire usage. Mais ces champs engagent des questions qui ne sauraient se substituer d’emblée au problème de l’écologie politique tel qu’on vient de le formuler. Ce séminaire se propose précisément de tenter son analyse, conceptuelle et problématique, historiquement située, ce qui implique de mettre en perspective, de mettre en question, la politisation standard de l’écologie qui est la nôtre en pratique – chose difficile qui expose à des approximations.
Il faut pour ce faire se donner une première description, toute provisoire, d’un contexte, le nôtre, et de ce qui peut y justifier notre questionnement. A gros traits, les discours publics concernant l’écologie sont dominés par une double rhétorique : celle de l’urgence et celle des blocages. Urgence de la situation et des mesures à prendre ; blocages, divers et variés (du côté des industriels, des gouvernants, de l’opinion publique), empêchant de mettre en œuvre des actions, des « réformes », bref de prendre les « mesures nécessaires ». Si une telle rhétorique n’est pas nouvelle – on la retrouverait aussi bien au début des années 70 –, on peut estimer qu’elle s’accentue depuis vingt ans, à mesure que les divers rapports d’experts (notamment ceux du GIEC) égrainent l’aggravation des processus de détérioration qu’ils mettent en évidence. Parallèlement à cela, on peut identifier quelque chose comme une radicalisation multiforme, dans les discours et dans les pratiques, depuis dix ou vingt ans. Depuis 2020, par exemple – les débuts de la pandémie du Covid-19 n’y sont pas pour rien –, se multiplient les publications, plus ou moins grand public, issues du monde académique, et soulignant le besoin de changements plus rapides et plus fondamentaux que ceux auxquels les Etats s’engagent – sans pouvoir tenir, le plus souvent, leurs engagements –, ou soulignant encore que les faiblesses des réactions socio-politiques aux enjeux environnementaux ne tiennent pas tant à des « blocages » face à ce qui devrait faire consensus, qu’à l’insuffisance même de ce qui est visé2. Parallèlement, depuis une quinzaine d’années au moins, le discours de la décroissance est devenu un paradigme « sérieux » dans les travaux de nombre d’économistes3. La radicalité tient, dans les deux cas, à l’ampleur et au rythme des changements visés. Du côté de la littérature grand public, là aussi, le succès de la collapsologie (ou en général du thème effondriste) traduit une certaine radicalisation – du moins si on la réduit à une crudité croissante dans la description des « périls »4. Plus importants encore sont les phénomènes sociaux qui rendent possibles la présence (voire le succès) médiatique de ce type de discours. Par exemple, la démultiplication des expressions militantes, le retour de phénomènes relevant du sabotage, de l’occupation de terrain (comme les « zones à défendre »), et même le retour d’un vocabulaire hostile à ces manifestations – le fameux « écoterrorisme ». On parle de retour, parce que ce n’est pas nouveau, et – signe parmi d’autres – on parlait déjà d’écoterrorisme dans les années 70-80, du moins dans les pays anglo-saxons, au point que le FBI en fait une catégorie criminelle à part entière depuis 1989 ! Plus largement encore, on sait que l’irrigation de la question écologique dans les modes de vie va croissant, et ne se limite ni aux « gestes » ni à l’effet supposé de politiques environnementales – que l’on pense à la fameuse « éco-anxiété » ou à la démultiplication des « éco-communautés ». On peut même avoir le sentiment que les très médiatiques « bifurqueurs » ne sont qu’un phénomène de surface. A côté de ces étudiants qui refusent publiquement leurs diplômes de l’INA, ou qui, plus généralement, sortent de grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs, ou encore d’instituts d’étude politique, mais empruntent des voies complètement décalées de cette formation, par engagement écologique5, bien plus nombreux sont les jeunes qui « bifurquent » en amont, et suivent, plus discrètement mais résolument, des trajectoires semblables pour les mêmes raisons. On ne peut s’empêcher de corréler l’ensemble de ces phénomènes à une atmosphère diffuse, toujours plus critique en paroles et en actes, à l’égard d’un ordre social qui a montré son visage exemplairement lors de l’écrasement physique et symbolique de l’Altermondialisme au Contre-Sommet de Gênes en 20016.
Si grossier que soit ce descriptif, il permet de situer le questionnement, ou du moins notre hypothèse. Notre époque vivrait l’échec de quelque chose comme une stratégie du consensus écologique large, ou d’une forme d’institutionnalisation des enjeux environnementaux, construits au cours des années 80-90 : constitution et normalisation de partis écologistes, mise en place d’agences et de procédures internationales autour de ces enjeux. Notre problématisation (ou politisation) standard des enjeux environnementaux en serait le fruit. Si l’on peut parler d’une forme de radicalisation contemporaine, au sein de la société, dans la manière d’envisager ces enjeux et d’y répondre, elle est susceptible de prendre forme à travers une ressaisie et une mise en question de cette politisation standard – en première analyse, l’inscription de la question écologique dans les processus politiques institutionnels tels qu’ils sont. Or une telle mise en question fait écho à une certaine littérature écologiste, plus ancienne, très militante, qui se constitue dans les années 60-70. Nombre de ses thèmes ont inspiré le mouvement altermondialiste – mise en question du modèle de développement occidental, voire de l’État moderne et de la « science », revalorisation des savoirs « traditionnels », critique de l’économie de marché et de la planification dite socialiste, et plus globalement possibilité et désirabilité d’un « autre monde ». Et, déjà, nombre de ses auteurs, dès le milieu des années 70, se méfiaient des risques que faisait courir l’élargissement consensuel de la « conscience écologique ». De diverses manières, André Gorz, Ivan Illich ou Murray Bookchin – sur lesquels on va se concentrer – y voyaient, entre autres risques, celui d’un tel élargissement du soutien de l’opinion construit au prix d’une restriction voire d’une sectorialisation des finalités (par exemple, se concentrer sur le climat au détriment de la biodiversité). A ce consensus par concessions, instrumentalisant l’« acceptabilité sociale », ils opposaient une autre forme d’élargissement : réinscrire les enjeux environnementaux dans le cadre socio-politique plus large qui a conduit les activités humaines à les susciter. Il s’agissait pour eux de nourrir des discours et des pratiques critiques visant les racines socio-politiques dont les enjeux environnementaux sont les conséquences. Et c’est en ce sens que la radicalité conduisait la question écologique – comme on pouvait parler d’une question sociale à la fin du 19e siècle – à nourrir un discours politique critique touchant aussi à tout autre chose que les seuls enjeux environnementaux – au risque de susciter une réaction mettant en crise toute possibilité pour les enjeux environnementaux de faire consensus. La recherche d’un tel consensus large ne semblait pourtant pas dépourvue de raisons et a pu se réclamer d’une forme de « réalisme » : si les atteintes au climat ou à la biodiversité touchent effectivement à la sécurité de tous, d’une manière toujours plus « urgente », et si, potentiellement, les actions de tout un chacun sont concernées, comment espérer assurer la pérennité de l’habitabilité de la planète sans construire un tel consensus, et donc accepter des « concessions » ? Qu’en est-il de ce « réalisme » aujourd’hui, face à ses résultats effectifs ?
En somme, s’il est vrai que notre politisation des enjeux environnementaux peut se comprendre comme le résultat d’une certaine stratégie du consensus large, et si l’on peut voir, dans l’intensification de la rhétorique de l’urgence et des blocages, le symptôme d’une crise de ce modèle, cette littérature radicale – en un sens, déjà d’un autre temps – peut constituer une puissante ressource de questionnement. Pour le dire par avance, on sera vite amené, à la fois, à caractériser politiquement les enjeux de sécurité qu’enveloppe la question écologique, touchant ainsi aux tâches fondamentales de l’État, et à décrire quelque chose comme un gradient de radicalité, dans les diverses descriptions des conséquences politiques des enjeux environnementaux que l’on peut reconstituer. Une telle perspective interroge la relation inversement proportionnelle que l’on a coutume d’établir entre radicalité et réalisme socio-politiques, relation qu’une part de la société semble redevenue encline à contester.
2. Quelques rappels historiques et points de repères notionnels sont nécessaires pour préciser cette première approche, d’abord concernant la notion même d’écologie. Y retrouve-t-on quelque chose comme un discours standard dont se dégage une perspective plus « radicale », dans le sens que l’on vient de spécifier ? Cette question croise celle que pose une première approche du statut « scientifique » du discours écologique.
On estime en général qu’on doit la notion d’écologie au naturaliste Ernst Haeckel, qui l’aurait forgée en 1866 pour désigner la science des rapports entre les organismes vivants et leur environnement, c’est-à-dire l’espace minéral, végétal et animal avec lequel chaque organisme interagit, pour se développer, se nourrir et se reproduire. En ce sens, ce champ enveloppe les analyses évolutionnistes. C’est bien, exemplairement, par une telle approche interactionniste que Darwin (L’origine des espèces date de 1859) entendait étudier et rendre raison de l’évolution même des espèces, au cours du temps, jusqu’à décrire l’apparition d’espèces nouvelles et ainsi l’altération des environnements naturels, en tant qu’ils enveloppent aussi bien les espèces vivantes elles-mêmes. En ce sens, l’écologie recouvre l’étude des écosystèmes et des changements qui les affectent. Si on parle en général d’écosystème, c’est parce que les espèces font système, justement, c’est-à-dire interagissent en formant des ensembles d’interdépendances, plus ou moins stables et cohérents, dans lesquels il est possible de décrire des flux de matière, des rythmes de reproduction ou de renouvellement, des évolutions ou encore des rapports de complémentarité et/ou de dépendance (les chaînes alimentaires, par exemple). Parler d’écosystème renvoie précisément à l’idée que ces ensembles fournissent un habitat (du grec oïkos) aux espèces vivantes qui le composent, un milieu dont un être vivant peut en partie disposer, qu’il peut aménager pour y vivre, se nourrir et se reproduire. De ces origines à nos jours, cette discipline, ou plutôt ce champ scientifique (puisqu’il a vite croisé nombre de disciplines scientifiques), a connu beaucoup d’évolutions et de remaniements (jusqu’à mettre en question la pertinence des concepts d’écosystème et d’équilibre) qui sont cruciaux pour interroger la conception de la nature que l’on peut en inférer7.
L’usage contemporain de la notion d’écologie est une sorte de mixte qui croise cette signification scientifique avec la mise en évidence des effets (durables et délétères pour les vivants) des activités humaines sur ces conditions écosystémiques, et un tel croisement – on y revient plus loin – n’est pas étranger aux débats qui agitent la définition de l’écologie comme champ scientifique depuis les années 50 (notamment autour de la manière d’y inscrire les actions humaines). Cette ‘mise en évidence’ implique en elle-même un mixte d’enquêtes scientifiques et d’activités militantes. Le plus souvent, cette activité militante est réduite, quoique ce soit contestable, au statut de « lancements d’alertes », sur des faits ponctuels (tel projet, telle pollution) ou sur des problématiques plus globales – principalement, le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, les pollutions non-résorbables.
Si la réduction du militantisme au lancement d’alerte est contestable, c’est que cette double mixité fournit d’emblée une problématique interne et historique à la notion d’écologie, qui s’est traduite, de manière récurrente depuis les années 70, par la distinction entre un simple environnementalisme et une forme d’écologie visée comme plus authentique ou plus fondamentale (écologie scientifique, écologie sociale, écologie politique, « deep ecology », etc.). L’environnementalisme peut être défini de manière extrêmement variable lorsqu’une telle distinction est mobilisée, mais un point commun demeure : sa perspective axiologique. Prenons par exemple l’Appel de Heidelberg, ce texte du médecin et lobbyiste Michel Salomon, signé par 4000 scientifiques, en 1992, au moment du Sommet de Rio : il signifiait son adhésion aux objectifs du sommet – parvenir à prendre des engagements à l’échelle internationale en faveur du traitement politique des enjeux environnementaux – mais, dans le même temps, alertait contre « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social »8. Face à ces dérives « irrationnelles », anti-progrès, anti-modernes, anti-industriels, qui seraient le fait de nombre de militants, de penseurs et d’associations écologistes, il faudrait, soutient cet Appel, s’en tenir à une « écologie scientifique », fournissant l’analyse des facteurs et les solutions, ce qui confine précisément le militantisme à une forme de communication, de porte-voix de ces enjeux – justement l’une des manières d’entendre l’environnementalisme9. Un tel diagnostic est loin d’être isolé, particulièrement au tournant des années 90, et rejoint la gène qu’éprouvent un certain nombre de spécialistes en écologie (les « écologues ») avec ce qui s’apparenterait à une récupération militante de leurs travaux – un certain militantisme outre-passant donc son rôle supposé de porte-voix. On retrouve peu ou prou le même esprit – avec une outrance supérieure – dans Le nouvel ordre écologique de Luc Ferry, paru la même année que l’Appel de Heidelberg.
Presque à l’inverse, pourrait-on dire, lorsqu’en 1974, Murray Bookchin (« Pour une société écologique »10) se méfie d’un simple « environnementalisme », c’est précisément pour nourrir l’idée que restreindre l’écologisme militant au pourtant nécessaire lancement d’alerte va de pair avec un versant institutionnel de l’environnementalisme : remettre aux institutions publiques et privées la bonne « gestion » des ressources naturelles – ce qui correspond à l’articulation science-pouvoir que décrit l’Appel de Heidelberg dix-huit ans plus tard. En ce sens, pour Bookchin, cet environnementalisme insuffisant se définit à la fois par la restriction du militantisme au lancement d’alerte et une approche managériale des problèmes environnementaux, sans changement de statut des rapports nature-société (la nature reste un ensemble de « ressources » à exploiter), et sans transformation de la structure économique et politique sous-jacente – un versant de l’écologisme, qu’il y oppose, où le rôle du militantisme serait bien plus large. Mieux (et la figure d’un Bookchin, chez qui militantisme et activité intellectuelle sont inséparables, l’illustre) : un versant de l’écologisme où la division du travail qu’implique la relation science-pouvoir de l’Appel de 1992 n’a plus lieu d’être. Par extension, Bookchin pourra même parler, dans sa « Lettre ouverte au mouvement écologiste » de 198011, d’un simple environnementalisme pour désigner ce qui était devenu une « vogue » verte, un souci diffus des enjeux environnementaux en passe de se déconnecter d’exigences sociales plus radicales. De telles exigences restaient pourtant encore fortement ancrées dans nombre de partis « Vert » européens, y compris le besoin que l’écologie n’en reste pas à une défense de la nature12.
Ni le texte de l’Appel de 1992, ni l’article de Bookchin, sur ce point, ne sont donc singuliers ou isolés. Tous deux exemplifient une polarisation de la manière d’entendre la mixité du discours écologique, au sens contemporain, autour d’une question : ce caractère mixte permet-il de légitimer sur le plan historique l’autonomie d’une « écologie scientifique » que l’Appel de 1992 et les positions qu’il illustre postulent, autonomie à l’égard des pratiques critiques et militantes ? Assurément, le discours écologique implique à la fois une instruction scientifique et une mise en commun (une communication, au sens large du terme) du contenu de cette instruction. Précisément parce que, un peu comme la médecine, le versant scientifique du discours écologique a toujours une visée pratique, thérapeutique, disons, par analogie. Et comme les facteurs anthropiques sont dispersés dans l’ensemble des actions individuelles, une inflexion des activités écologiquement problématiques implique a minima un partage des diagnostics scientifiquement instruits, ce qui conduit aussi nombre d’écologues à nourrir des rapports ouverts avec le militantisme, loin de l’esprit de l’Appel de 1992. Symboliquement, on le sait, de nombreuses figures ont même pu jouer sur les deux tableaux, scientifique et militant. Ainsi, exemplairement, Eugene Odum. On lui doit les Fondamentaux de l’écologie, en 1953, considéré comme la première synthèse de référence sur l’écologie comme champ scientifique (soutenant son caractère pluridisciplinaire, en un sens qui n’a fait que s’accentuer jusqu’au champ d’études sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’Anthropocène), et ce même si nombre de principes de sa synthèse (à commencer par le primat des équilibres et des processus de contrôle rétro-actifs dans la description des écosystèmes) ont depuis largement été mis en question13. Odum est aussi l’un des premiers militants à alerter contre l’impact des pesticides aux Etats-Unis (au premier chef le DDT), lançant l’une des premières grandes batailles environnementalistes américaines, dès 1946. Seize ans plus tard, la même question du DDT (que la France interdit en 1971, et les USA en 1972) occasionne le premier best-seller écologiste de l’histoire, Silent Spring de la biologiste Rachel Carson – elle aussi à la fois militante et scientifique. Bien d’autres exemples pourraient être convoqués, et, pour le dire naïvement, peut-on, chez un Odum ou chez une Carson, distinguer complètement les motivations scientifiques – orientant leurs hypothèses et leur champ d’étude, et jusqu’à, chez Odum, une certaine caractérisation disciplinaire – de leurs préoccupations environnementalistes ?
Au-delà de ces figures, la question qui se pose est celle précisément des conditions sociales d’émergence de questionnements et de préoccupations scientifiques – interrogation qu’on pourrait creuser en tirant partie d’une certaine sociologie historique des sciences qui interroge le rôle du contexte et des conflits sociaux dans les inflexions scientifiques, au niveau même du programme et des hypothèses, voire parfois des méthodes mises en œuvre14. Comment situer socialement la formation, au lendemain de la seconde guerre mondiale, du champ de l’écologie et que dit cette situation d’une hypothétique autonomie de l’« écologie scientifique » ?
Si on la réinscrit dans l’histoire, l’écologie, au sens le plus large, enveloppe certes des aspects, des attitudes, des dimensions qui sont plus anciens. On se contentera de quelques rappels, pour le conserver à l’esprit15. Tout au long du 19e siècle, on retrouve aisément nombre de descriptions des pollutions urbaines liées au charbon ou aux ordures domestiques (avec l’ensemble des problèmes sanitaires affairant), qui conduisent tôt à des mesures d’éloignement des usines et d’évacuation des ordures. En zone rurale, le développement industriel mais aussi certaines pratiques agricoles et forestières suscitent vite le besoin d’une intervention publique fondée sur des expertises. Les déforestations massives en Angleterre font l’objet d’une prise de conscience précoce, et un peu partout se fait sentir le besoin d’un contrôle politique, d’une régulation, de l’exploitation forestière, et plus largement de l’usage des eaux, des terres, voire de la mise à l’écart de certaines zones dites « naturelles » de l’emprise des activités humaines, et d’une protection de certaines espèces (par exemple, la protection des oiseaux sauvages fait l’objet de trois lois, au Royaume-Uni, entre 1869 et 1876). Assez tôt, on a même pu distinguer deux significations différentes conférées au besoin de dégager des espaces protégés, deux significations dont les différents défenseurs ont même pu s’affronter durement sur la scène politique (ainsi aux Etat-Unis au tournant des 19e et 20e siècle16) : un préservationnisme, défendant la nécessité de maintenir des zones « sauvages », et un conservationnisme, définissant les zones protégées comme des zones exploitées mais dans un souci de gestion parcimonieuse des ressources naturelles. Corrélativement, et sensiblement au même moment où se définit l’écologie comme discipline, ces questions pratiques conduisent nombre de géographes à interroger le caractère mixte des territoires – fruits de l’interaction historique entre sites naturels et activités humaines – et, sur cette base, à décrire des formes de « dégradations » liées à ces activités (posant le problème des critères d’identification et de jugement de ces dégradations, dès lors qu’on ne pouvait plus se référer nulle part à une nature intacte). Ainsi George Perkins Marsh17, dont le rôle a été important pour la constitution des premières réserves naturelles aux Etats-Unis, ou Elisée Reclus18, qui articule son travail de géographe à la mise en œuvre de ce type de diagnostics.
Il faut pourtant bien attendre, semble-t-il, le lendemain de la seconde guerre mondiale, pour que ces éléments – diagnostics experts des atteintes aux territoires, à la santé et aux espèces animales, interventions publiques pour réguler ces atteintes – croisent l’écologie comme discipline et conduisent à sa redéfinition comme champ scientifique. De là l’hypothèse d’une origine sociale de l’extension, de la complexification et de l’intensification de l’écologie entendue comme discipline scientifique : ce champ se constituerait en croisant diverses sciences en réponse à la montée d’un certain nombre de préoccupations sociales, qu’on peut grosso modo rapporter à une demande de sécurité, au sens le plus large. Même à un niveau minimal, on retrouve une telle contextualisation sociale dans la littérature urbanistique ou les études non-critiques portant sur les politiques et instruments de l’aménagement du territoire. François Mancebo, par exemple, corrèle clairement le développement de politiques environnementales et de leurs instruments – ou l’inflexion d’instruments de politique économique et d’aménagement du territoire – à quelque chose comme une insécurité sociale multiforme et diffuse, qui s’intensifie dans les années 70, et qui, liée aux conditions de travail et au contexte urbain, a, entre autres choses, nourri, via des préoccupations sanitaires le plus souvent, une demande sociale d’expertise et d’action publique en matière environnementale19. Et l’on peut même élargir aisément ce diagnostic. On sait, par exemple, que la peur du nucléaire – militaire, puis civil – a été pour beaucoup, dès le lendemain de la guerre, dans le regain et la généralisation d’une certaine méfiance à l’égard de la technologie contemporaine, dont l’industrie offrait le visage le plus manifeste et que les deux guerres mondiales avaient déjà largement nourrie. Corrélativement, ce n’est pas un hasard si la première grande bataille environnementaliste, celle du DDT, était directement liée à des problèmes d’ordre sanitaire déjà effectifs et avérés. Exemplairement, dans son premier livre, Our Synthetic Environment (1962), sur lequel on va revenir, Murray Bookchin (qui vient tirer le premier bilan d’une décennie de militantisme écologique aux Etats-Unis, dans lequel il fut activement impliqué20) associe étroitement enjeux environnementaux et enjeux sanitaires.
L’élargissement, l’intensification et la systématisation des attitudes protectrices déjà identifiables un siècle plus tôt se seraient ainsi opérés à la faveur d’une demande sociale de sécurité, et sous des formes que le militantisme, qui impliquait des experts et scientifiques sans s’y réduire, exprimait et formulait, donc, aussi bien, pensait. C’est ainsi qu’une telle interaction science-société – qui complète la division trop simple entre instruction scientifique et communication sociale – est enveloppée dans l’idée, avancée par Bookchin dès 1965 (« Ecologie et pensée révolutionnaire ») que le statut spécifique de l’écologie, dans son versant scientifique, tient à ce qu’elle est fondamentalement une « science critique » (et même, on verra pourquoi, la « science critique » de notre temps). Pour le comprendre, il faut précisément repartir d’une situation sociale critique, en-deçà de la production et de la diffusion des savoirs écologiques : l’état d’abondance qui s’instaure exemplairement aux Etats-Unis depuis la guerre aurait pour corrélat, bien avant la première crise énergétique des années 70, un état d’« insécurité » sociale qui ne se réduit pas aux atteintes environnementales que les rapports experts sont susceptibles d’instruire. Cet article est en effet repris dans un recueil, en 1971, Post-Scarsity Anarchism, dont l’introduction (1970) nous situe dans une telle problématique, identifiée à une situation de « rareté » entendue en un sens large21. Car l’abondance de biens produite par notre société ne touche pas, pour Bookchin, au coeur de ce qu’exprime socialement et psychiquement la rareté, bien au contraire. On ne peut donc pas opposer simplement rareté et abondance, comme le fait le discours économique dominant. « Notre » abondance ne concerne à la limite que la « rareté des ressources », et encore pour une partie de la société. Mais, dans son sens plein, la rareté « englobe les relations sociales et le système culturel qui créent l’insécurité dans le psychisme ». Certes, dans les sociétés archaïques, ou plutôt, « organiques », cette insécurité – cette condition dans laquelle l’individu ne s’estime pas en mesure de disposer des moyens de conduire et développer son existence – peut tenir à une rareté des ressources. Mais dans la société dite d’abondance, que l’on vit comme réalisation des promesses de la révolution industrielle, on ne rencontre que « les privilèges matériels que le capitalisme moderne accorde en apparence aux classes moyennes », au prix d’un « gaspillage effréné des ressources », qui exprime déjà ce que peut avoir d’irrationnel, pour Bookchin, une telle époque – mue par une croissance indéfinie que ses besoins en ressources condamnent par avance. Or, les conditions sociales de cette croissance sont, en deçà même de la conscience des gaspillages qu’elle suppose, insécurisantes. Précisément parce qu’une société industrialisée comme la nôtre est, à un niveau inédit, « hiérarchique », c’est-à-dire tissée de rapports de domination divers. Et « dans une société hiérarchique, (la rareté) résulte des limites et de la répression imposées par l’exploitation de classe », ce qui recouvre, chez Bookchin, au-delà du strict rapport entre propriétaires de biens de production et salariés, l’ensemble des rapports de domination qui conduisent une grande part des individus à disposer insuffisamment d’eux-mêmes pour vivre en sécurité, c’est-à-dire, dans le vocabulaire qu’il introduit, en état de « post-rareté ». Si une certaine abondance fait partie des conditions matérielles d’une telle sécurité (ce qui implique de revenir plus loin sur l’analyse bookchinienne de la technique et de l’industrie), elle se traduit pour nous par des rapports sociaux insécurisants, que les risques environnementaux et sanitaires viennent illustrer. Et de ce point de vue, la bataille du DDT pouvait paraître symbolique en ce qu’elle touchait précisément aux activités supposées assurer la subsistance de chacun.
C’est sur cette base que l’on peut comprendre le statut conféré à l’écologie de « science critique », dans l’article de 1965. Ce statut tient d’abord, bien sûr, à son « objet propre » : parce qu’elle porte sur les « rapports entre l’humain et la nature », « les problèmes dont traite l’écologie (en tant que science) sont indépassables : on ne saurait les négliger sans mettre en péril la survie de l’espèce humaine et même la survie de la planète », ou disons plus rigoureusement son habitabilité au sens défini plus haut. Bref, c’est une science critique d’abord parce que c’est une science des limites matérielles, exprimant « la puissance souveraine de la nature ». Critiquer la croissance économique et ses « gaspillages » sur la base d’une connaissance des ressources et des conséquences écosystémiques de cette activité produit une force argumentative qui ne tient pas seulement à la solidité rationnelle du savoir, mais d’abord à son objet – dès lors qu’il passe, on le voit, des rapports humain/nature à la configuration socio-économique qu’on lui donne et que le discours scientifique est orientée, ordonnée par une question pratique, celle de la pérennité de notre organisation socio-économique. Mais, pour Bookchin, « ce qui donne à l’écologie sa vertu critique, ce n’est pas uniquement le fait d’être la seule de toutes les sciences à adresser à l’humanité cet avertissement terrible », à savoir que ses conditions de survie globale sont en jeu. Ce versant, que l’on intensifie dans toute rhétorique de l’urgence, pour mieux souligner le scandale des blocages que les mesures traitant cette urgence rencontrent, ne suffit pas, dans cet article de 1965, à saisir la radicalité du sens critique de l’écologie (ce versant ne nourrit, dans les termes de l’article de 1974 évoqué plus haut, qu’une perspective environnementaliste). Le sens critique complet de l’écologie comme science – qui en fait précisément un facteur « révolutionnaire », lui confère des « implications explosives » – tient à une caractéristique que Bookchin formule d’abord comme adjointe à sa fonction critique, et qui ensuite s’inscrit en elle pour la radicaliser : sa « dimension sociale », c’est-à-dire ici sa force de synthèse de tous les facteurs sociaux problématiques. Lorsqu’on interroge ce qui conduit une société comme la nôtre à dégrader son propre environnement, on retrouve en effet les coordonnées de tous les rapports de domination, pour Bookchin : spatiaux (la ville domine la campagne), institutionnels (l’État domine la « collectivité », le « centralisme » domine le « régionalisme »), économiques (l’industrie domine l’agriculture et l’artisanat), etc. En somme tous les rapports de domination qui dépossèdent chacun de son existence, le maintenant en état d’insécurité. De ce point de vue, si l’écologie est la science critique, ce n’est pas parce que les enjeux environnementaux seraient les seuls motifs de critique sociale, mais parce qu’ils sont la pointe saillante où convergent tous les motifs de critique sociale. Et de fait les mouvements sociaux de son temps (féminisme, luttes raciales, luttes générationnelles et contre-culturelles), qui nourrissent des savoirs critiques émergeants, touchent à ce qui, dans l’histoire de la formation des rapports de domination sociale, constitue, pour lui, les rapports de domination séminaux autour desquels se sont construits les autres (l’homme dominant la femme, le vieux dominant le jeune, puis les dominations raciales)22.
En somme, dans ses deux versants (conditions de pérennité de notre ordre socio-économique, et, en-deçà, insécurités multiples liées à cet ordre), le sens critique de l’écologie scientifique tient à ce qu’elle s’inscrit dans une attitude sociale critique multiforme qui la précède et la conditionne, donnant à l’écologisme un sens plus large. Le moteur conduisant à produire des savoirs scientifiques pluridisciplinaires nourrissant un diagnostic environnementaliste multifactoriel, ce sont précisément les attitudes critiques qui animent une société, et dont les premières formulations sont militantes23. Dès lors, de ce point de vue, ces savoirs, de par leur objet (les rapports humain/nature en tant qu’ils sont détériorés par une certaine société), ne se développent, certes, qu’en se dotant de procédures rigoureuses, « objectives », irréductibles au flux des opinions communes et des intérêts qu’elles expriment, mais ne sont pas voués à s’autonomiser complètement des attitudes critiques qui les suscitent et qu’ils nourrissent en retour par leurs propres démarches. Ils ne sont exemplairement pas voués à ne nourrir qu’un réajustement de la gestion « bureaucratique », publique ou privée, sinon par confiscation ou dénaturation, ou du moins par choix politique – en détachant les enjeux environnementaux de critiques sociales plus étendues et diverses. C’est au fond ce qu’exprime aussi bien André Gorz dans la polémique qu’il mène, tout au long des années 70, contre le risque qu’une science écologique nourrisse une nouvelle forme – bien plus invasive – d’« expertocratie » ou de « technofascisme » ou même « d’écofascisme ». On reverra ces termes, plus ou moins rigoureux, mais ce n’est pas un hasard s’il revient sur cette question dans un article de 1992 justement24, pour mieux souligner que le « mouvement écologique » n’est aucunement né d’une quelconque information scientifique et technique – comme une réponse à l’Appel de Heidelberg. Pourtant, la majeure partie des enjeux environnementaux ne semblent pouvoir faire l’objet d’une appréhension indépendante d’une telle instruction scientifique. Mais précisément, pour Gorz, « le mouvement écologique est né bien avant que la détérioration du milieu et de la qualité de la vie pose une question de survie à l’humanité », ce que ces savoirs scientifiques instruisent justement. C’est ce en quoi il est d’abord une « protestation spontanée », pour Gorz, donc quelque chose comme une attitude critique qui émerge des pratiques sociales, « contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils de pouvoirs économiques et administratifs », c’est-à-dire grosso modo les facteurs d’insécurité pointés par Bookchin en 1965. Sans entrer dans les détails pour le moment, on reconnaît dans cette question de la « culture du quotidien » des thèmes largement formulés par Henri Lefevre, Guy Debord, Raoul Vaneigem, ou encore Ivan Illich, et qui constituent une critique systématique de la société de consommation – donc de la bureaucratie et de la technologie dont elle se soutient – en tant qu’elle dépossède chacun de son milieu d’existence, que cette dépossession enveloppe ou non une « conscience » des enjeux environnementaux. Exemplairement, on sait que, dans les années 60, Debord ou Vaneigem étaient peu sensibles à la question environnementale, au point que Bookchin, qui s’intéresse de près aux mouvements sociaux français, et vient à Paris en 1967, ne parvient pas à les « sensibiliser », comme on dit. Et pourtant, pour Gorz, c’est dans cette critique, et, en deçà, dans la « protestation spontanée », à même la société, qu’une telle configuration sociale suscite, que naît le « mouvement écologique » comme mouvement social. Si on touche là aux racines dont procède la question écologique, chez Bookchin comme chez Gorz ou Illich (auquel Gorz renvoie dans son article), c’est que l’oïkos en question est d’abord, à la fois, plus local (le milieu de vie de chacun) et plus divers dans ses composantes que les seuls enjeux environnementaux. C’est une telle filiation qui expliquerait qu’une part substantielle de la société puisse être encline à croire à des enjeux environnementaux systémiques en-deçà même de leurs certifications scientifiques (rappelons que l’article de Bookchin date de 1965, par exemple). C’est aussi bien dire que, de ce point de vue, l’idée même d’une écologie scientifique indépendante d’un militantisme socio-politique et ciblant les seuls enjeux environnementaux constituerait en soi une position politique – celle de la hiérarchie bureaucratique privée et publique qui implique que les individus ne disposent pas de leur milieu de vie.
Tout ceci, on le verra, va nourrir notre problématisation de ce qu’on peut entendre par écologie politique. On peut déjà tirer de ces développements une première caractérisation possible du versant à la fois technique, scientifique et militant de l’écologie dans son sens contemporain : elle enveloppe l’ensemble des discours et des pratiques scientifiquement instruits et relatifs aux contraintes naturelles et externes de survie, pour les humains et/ou les autres espèces vivantes, telles que les activités humaines les révèlent et les fragilisent. En ce sens, l’écologie nourrit ce que Dominique Bourg a pu appeler « le sens du donné »25 : la conscience active et impliquée dans nos choix de ce qui est donné de manière externe aux activités humaines, sans que les hommes puissent en disposer inconsidérément s’ils veulent que leurs activités d’inscrivent dans la durée. Mais une telle caractérisation est historiquement prise dans une polarisation qui engage déjà une problématisation politique : entre l’idée d’un champ scientifique ciblé et circonscrit aux dommages environnementaux, venant de lui-même nourrir les actions gouvernementales et les pratiques militantes, et une réinscription des enjeux environnementaux dans une critique sociale globale, dont le caractère est donc d’emblée militant, au sens le plus large.
1 Pour des tentatives de ce type et de nombreuses références utiles, on peut voir par exemple : Jean Jacob, Histoire de l’écologie politique, Albin Michel, 1999 ; Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique, Les petits Matins, 2010 ; Fabrice Flipo, « Penser l’écologie politique », in Vertigo, 16, 1, 2016 ; Ibid., Pour une philosophie politique écologiste, Paris, Textuel, 2014. D’autres références seront données au fur et à mesure.
2 Par exemple, Andreas Malm, Comment saboter un pipeline ?, La Fabrique, 2020 ; Aurélien Berlin, Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La Lenteur Editions, 2021 ; Alice Canabatte, L’écologie et la narration du pire, Utopia, 2021 ; Antoine Dubiau, Ecofascismes, Grevis, 2022 ; François Jarrige, On arrête (parfois) le progrès, L’Echappée, 2022 ; Edouard Morena, Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, Le découverte, 2023. La liste est loin d’être exhaustive.
3 Voir notamment, en économie, les travaux de Serge Latouche, Jean Gadrey, Tim Jackson, Isabelle Cassiers ou encore Timothée Parrique, auxquels on peut ajouter ceux de Dominique Méda (sociologue), Paul Ariès (politiste), Fabrice Flipo (philosophe), François Schneider (écologue) et bien d’autres. Voir encore, pour la France, la création, en 2002, de l’Institut d’études économiques pour la décroissance soutenable, ou encore, en 2011, de l’Institut Momentum.
4 Voir notamment Jared Diamond (géographe), Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, Penguin Books, New York, 2005. L’ouvrage, traduit en français en 2009, connaît une large réception. Pour l’apparition en France de la notion de collapsologie, P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Le Seuil, 2015.
5 Voir aussi les études témoignant d’une possible inflexion des positionnements socio-politiques des étudiants de certains écoles élitistes françaises. Par exemple, M. Foucault, A. Muxel, Une jeunesse engagée. Enquête sur les étudiants de Sciences Po, 2002-2022, SciencesPo Les Presses, 2022.
6 Voir par exemple le témoignage de Fausto Pavaridino, dans Gênes 2001, trad. fr., L’Arche, 2022.
7 Nous n’entrerons pas dans les détails de l’évolution de l’écologie comme science. Parmi les débats qui l’ont agitée : la question de l’articulation des diverses échelles où les vivants semblent faire système, le risque que parler de ‘système’ en un sens étroit produise l’illusion d’une fixité des ordres naturels, ou mette l’accent sur les équilibres, au détriment des hasards, des changements, des interpénétrations entre différents milieux, etc. Ou encore la question de l’exclusion des actions humaines de la description des processus naturels, et les difficultés méthodologiques que pose son inclusion. Sur cette histoire et les difficultés qu’elle pose pour en inférer une conception de la nature, voir J.-M. Drouin, L’écologie et son histoire, Flammarion, 1997 ; C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature (1997), Flammarion, 2022 (pour la dernière édition), notamment le chapitre 3.
8 On découvrira peu après que le texte de l’Appel était commandité par l’industrie de l’amiante et l’industrie du tabac (voir François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, 2016).
9 D. Simonnet, L’écologisme, PUF, 1979.
10 Repris dans Pouvoir de détruire, pouvoir de créer (recueil d'articles de 1965 aux années 80), L'échappée, 2019.
11 Ibid.
12 Voir par exemple chez Jonathan Porritt, qui, dans les années qui suivirent cette « Lettre » de Bookchin, a co-présidé le parti « Vert » britannique (1984-90), ainsi que la section anglaise des Amis de la Terre (1980-83). Pour cet acteur politique anglais, l’« écologisme » impliquait de passer du souci de la nature à la recherche d’une transformation socio-politique radicale. Voir Andrew Dobson, Green Political Thought, 1990.
13 Larrère, op. cit., chap. 3.
14 Voir exemplairement la question du développement de l’expérimentation au cours du 17e siècle, ou encore de l’émergence des hypothèses évolutionnistes, qui président au développement de l’écologie comme science.
15 Pour retrouver nombre d’informations sur ce qu’a pu être très tôt l’attitude protectionniste à l’égard de la nature et des espèces vivantes, impliquant à la fois les naturalistes et les acteurs institutionnels, voir par exemple : Larrère, op. cit., chap. 4 ; D. Roussopoulos, Political Ecology Beyond Environmentalism, New Compass Press, 2015, chap. 1 et 2.
16 Voir notamment toute la période qui conduit au premier North American Conservation Congress de 1909.
17 Man and Nature or Physical Geography as modified by Human Action, 1864.
18 Nouvelle géographie universelle, 1877.
19 Le développement durable, Armand Colin, 2006.
20 A cette époque, Bookchin publie sous le pseudonyme Lewis Herber. Avant 1962, presque toutes les publications de Bookchin sont liées à la lutte contre les pesticides. Voir notamment « The Problem of Chemicals in Food », in Contemporary Issues : A Magazine for a Democracy of Content, 3, 12, 1952 ; « A Follow-Up on the Problem of Chemicals in Food », ibid., 6, 21, 1955 ; « Reply to Letters on Chemicals Food », ibid. ; « The Limits of the City », ibid., 10, 39, 1960. Sur la genèse et la réception de Our Synthetic Environment, voir Juan Diego Perez Cebada, « An Editorial Flop Revisited : Rethinking the Impact of Murray Bookchin’s Our Synthetic Environment on its Golden Anniversary », in Global Environment : A Journal of Transdisciplinary History, janvier 2013.
21 Version française, Au-delà de la rareté (1971), accessible en ligne.
22 Il faudra revenir sur ce caractère synthétique, et critique parce que synthétique, de l’écologie comme science critique, lorsqu’on verra ce que Bookchin entend par « écologie sociale » et corrélativement « société écologique » (qui ne signifie pas seulement une société soucieuse de l’environnement).
23 Un tel geste n’est pas sans rapport avec le fait qu’une bonne partie des écrits écologistes des années 70 (c’est exemplairement le cas d’Ivan Illich) visent à élargir le champ de la production de connaissance et de compétence au-delà de ses espaces « professionnels ».
24 « L’écologie, entre expertocratie et auto-limitation », in Actuel Marx, 1992.
25 Une nouvelle terre, 2018.