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Billet de blog 14 novembre 2025

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Prélude à l’homme sans qualités : Musil, Nietzsche et la volonté de théâtre

Librement inspirée du roman de Musil, L’Homme sans qualités, constitué de deux tomes mais resté inachevé, la première création du Groupe Caute, Prélude à l’homme sans qualités, mise en scène par Julien Vella, fait revivre avec effronterie, révolte, ironie et rage, les figures typiques et pathétiques du roman autrichien dont l’action se déroule à la veille de la Première Guerre mondiale.

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Caute, ce mot latin qui donne son nom à la compagnie qui porte le spectacle, sonne comme un avertissement : celui d’être attentif, de rester prudent, quand le chaos et, avec lui, le nihilisme s’installent, hier comme aujourd’hui… Quand, après une ouverture musicale où résonne un accordéon faisant signe à la fois vers l’Autriche du roman de Musil autant que vers les idées plus générales de folklore et de tradition, trois comédiens : Gulliver Hecq, Yanis Boufferache et Thomas Stachorsky, entrent sur le plateau construit comme une scène sur la scène – un rectangle de trois côtés, ouvert sur les gradins – ils poussent un piano sur la moquette grise. Mais ils butent sur un pli de la moquette, sur une aspérité, sur un amas inattendu de matière. Ils butent comme on se prend, en allumant sa télévision et sa radio ou en scrollant sur son téléphone, la réalité en pleine face. Pourtant, grotesques et pitoyables dans leurs vêtements trop étriqués ou trop amples, les trois hommes sont des pantins : ils s’obstinent à buter dans le pli de la moquette. Alors le piano et l’art n’avancent pas parce que les trois hommes s’obstinent à prendre la réalité toujours de face et à refuser d’opérer la petite révolution, celle d’un quart de tour, qui donnerait sa place au piano, celle qui ferait résonner la musique, celle qui mettrait les choses en mouvement. Cette scène d’ouverture, différente de l’incipit de Musil, livre les codes d’une pièce profondément humaniste qui sonne comme un appel à l’engagement et aux tentatives contre le nouveau nihilisme : cette résilience répétée à tout-va pour justifier notre sidération et notre inaction.

Au commencement est, sera et devra être le geste

Car si le spectacle Prélude à l’homme sans qualités ne cherche pas à adapter à tout prix le premier tome du roman de Musil (même si les titres des trois parties sont repris), il n’en demeure pas moins que le parallèle entre l’Autriche de 1913 et la France de 2025 s’avère d’une perspicacité indéniable. Quand Musil écrit son livre, les nationalismes s’imposent, l’antisémitisme entame sa course au galop, le militarisme se conjugue à un goût prononcé pour la répression violente et que les idées d’extrême-droite gagnent du terrain. La ressemblance ne trouble que celui qui se refuse à la voir. Par touches se trouve ainsi disséminée tout au long de la pièce une succession de références directes à l’actualité la plus contemporaine et la plus meurtrière : les guerre aux portes de l’Europe qu’on se plaît, pour se rassurer et se déresponsabiliser, à croire lointaines, la fracture de la société, gangrénée par le repli identitaire et la montée des idées xénophobes, racistes et réactionnaires de l’extrême-droite, l’hyper-individualisme et l’âgisme d’une Europe sénile cherchant à se prouver qu’elle peut encore bander en tenant ou en vendant des armes. Organisée comme une succession de saynètes mettant en scène des personnages-types dans leur logorrhée perpétuelle qu’ils traînent comme une méchante toux, la pièce allie, comme chez Musil, la narration empreinte d’ironie, voire ici de grotesque et de sarcasme, et la réflexion, sinon métaphysique, du moins sociologique, sur le monde tel qu’il tourne (ou n’a jamais vraiment tourné depuis l’essor crasse du capitalisme et de son corolaire fréquent, le nationalisme) : sans les hommes, et sur les hommes qui pensent qu’ils font ou devraient faire tourner le monde.

Dénonçant à de nombreuses reprises le matérialisme capitaliste et ses avatars dans la pensée petite-bourgeoise et le militarisme, le spectacle du Groupe Caute est cependant une expérimentation, deux heures durant, de ce que le théâtre offre comme perspectives matérielles et concrètes, comme possibilités transgressives, comme gestes et tentatives insurrectionnels. Au plateau, les sept comédiennes et comédiens livrent une performance jubilatoire alliant danse, chant et musique. Ils écument, par des allers-venues, les planches de la scène et révèlent toute l’efficacité de la scénographie de Jeanne Daniel-Nguyen. Pour agir, il faut traverser l’espace, en faire un lieu, lui conférer une durée qui lui donne à son tour une existence et donc un sens – même si ce sens n’est pas connu a priori, surtout si ce sens n’est pas connu d’emblée.

Refuser au roman de la fin d’un monde qu’il soit un roman

Il nous semble que se cache, derrière l’ambitieux défi pour Julien Vella de transposer pour la scène le roman de Musil, la conviction profonde de devoir en finir avec les romans de la fin d’un monde. Du Temps retrouvé de Marcel Proust à La Marche de Radetzky de Joseph Roth en passant par Le Guépard de Tomaso di Lampedusa, la littérature propose des romans-cultes qui enregistrent mais figent bien trop souvent le cours de l’histoire dans deux alternatives : la mélancolie du monde d’hier ou l’angoisse du monde de demain. Si ces alternatives sont certes contradictoires, elles ont cependant une seule et même conséquence qu’elles se partagent : la stase et la statuaire qui font du récit de l’Histoire rien d’autre qu’un récit et un roman qui maintiennent l’action toujours à distance et la possibilité même d’agir. Tourné vers ce passé du « c’était mieux avant » ou vers un avenir aux contours incertains, le mythe du sens et de l’objectif poursuivi est une fiction. Il naît avec Hegel : c’est l’espoir même du progrès qui alimente la dialectique. Pourtant, comme toute fiction, ce mythe, ce système agite, rassemble, agglomère, fige et paralyse : si aujourd’hui est pire qu’hier, alors que peut-on encore attendre de demain ? Plus rien. Ou alors tout, à condition de s’émanciper, de s’agiter, de se lancer.

Prélude à l’homme sans qualités devient un ensemble de réponses théâtrales à la question, abyssale mais extrêmement concrète, que se posait Lénine en 1902 : « Que faire ? » et qui s’opposait directement à la sidération et au pessimisme du « Comment faire ? » : faire est la seule alternative, semblent nous murmurer de leurs visages peints de blanc les comédiens au plateau. Première création du Groupe Caute, Prélude à l’homme sans qualités refuse à Musil l’autorité castratrice du chef-d’œuvre de la littérature du XXe siècle et consacre, avec une énergie, une fougue et une démesure rapidement contagieuses avec le public, l’insolence d’une nouvelle génération de comédiennes et comédiens et de metteuses en scène et metteurs en scène, pleine de doutes et d’interrogations sur le monde, autant de qualités qu’elle performe et transforme, sans jamais les contourner, mais toujours en les détournant.

Prélude à l’homme sans qualités, d’après l’œuvre de Robert Musil, les 14, 15 et 16 octobre 2025 au Théâtre de Vanves, et le 22 février 2026 à 17h en clôture du festival BRUIT au Théâtre de l'Aquarium à Paris.

Générique

Mise en scène : Julien Vella

Avec : Yanis Bouferrache, Gulliver Hecq, Charlotte Issaly, Vincent Pacaud, Lucie Rouxel, Thomas Stachorsky, Manon Xardel

Scénographie et construction : Jeanne Daniel-Nguyen

Lumières et son : Arthur Mandô

En complicité avec : Léa Bonhomme, Zacharie Bouganim, Charlotte Mousié et Loïc Waridel

Costumes : Ninon Le Chevalier

Moustaches : Mityl Brimeur

Cheffe de chœur : Manon Xardel

Administration de production : Florian Campos Chorda

Production : Groupe Caute

Co-production : Théâtre de Vanves ; Théâtre de la Bastille ; Bonlieu-Scène Nationale Annecy

Avec le soutien en résidence de création de : La Fonderie - Théâtre du Radeau ; Le Garage Théâtre (Cosne-Cours-sur-Loire) ; La Parole Errante Demain ; CENTQUATRE-PARIS ; La vie brève - Théâtre de l’Aquarium ; projet lauréat du dispositif de compagnonnage du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis

Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National

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