Milène Lang (avatar)

Milène Lang

Critique spectacle vivant et littérature

Abonné·e de Mediapart

4 Billets

0 Édition

Billet de blog 17 décembre 2025

Milène Lang (avatar)

Milène Lang

Critique spectacle vivant et littérature

Abonné·e de Mediapart

« Pétrole » de Sylvain Creuzevault : portrait du romancier en poète voyant/voyou

Adapté du roman inachevé « Pétrole » de Pasolini, le nouveau spectacle de Sylvain Creuzevault marque son retour à l’Odéon. Le metteur en scène restitue la force analytique des visions pasoliniennes pour éclairer l’Italie des années de plomb, gangrenée par l’essor insidieux du capitalisme néolibéral porté par la démocratie chrétienne.

Milène Lang (avatar)

Milène Lang

Critique spectacle vivant et littérature

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Pétrole de Sylvain Creuzevault © Jean-Louis Fernandez

            Sur le tarmac d’un aéroport tout droit sorti des années 1960, une figure inerte jonche entre les deux ailes atrophiées d’un avion en lambeaux. La lumière est diffuse, l’atmosphère lourde. Là, une voix commente, faisant signe d’emblée vers la facture toute singulière du roman pasolinien, constitué d’une succession de plus de 200 notes qui entendent battre en brèche la facture bourgeoise du roman, notamment du roman de formation depuis sa formalisation dans les dernières années du XVIIIe siècle avec le fameux Wilhelm Meister de Goethe. Le jeune homme, filmé en noir et blanc sur un énorme écran rectangulaire est-il mort ? L’image rappelle d’emblée celle tristement célèbre de la dépouille de Pasolini, retrouvée sur une plage d’Ostie, à quelques kilomètres de Rome, le 2 novembre 1975. Impossible en effet de ne pas lier le dernier roman de Pasolini resté inachevé au mystère qui entoure la mort de son auteur. D’abord parce que Pasolini travaillait précisément sur le manuscrit au moment où il a été assassiné. Ensuite parce que nombreuses sont les thèses qui relient directement son assassinat au contenu même du roman. Véritable brûlot, Pétrole est un roman à clefs à peine voilé qui raconte l’ascension de Carlo Valletti au sein de l’ENI, la société italienne des hydrocarbures, basée notamment au Moyen-Orient et dont le projet est bien celui de s’ériger en concurrent direct des compagnies anglo-saxonnes qui ont alors le monopole dans la région. Dès les premières pages du roman, Ernesto Bonocore, le double fictionnel d’Enrico Mattei le directeur de l’ENI, trouve la mort dans un accident d’hélicoptère aux circonstances des plus douteuses. Aldo Troya, campé par un Sharif Andoura au jeu précis et nuancé, prend les rênes de la société, comme dans l’histoire Eugenio Cefis. Carlo I entre ainsi dans l’entreprise et dans la course au profit.

Le théâtre et ses doubles

            Carlo Valletti, le personnage principal, vit un phénomène de dissociation dans les premières pages du roman quand, après une chute de son balcon, Polis et Thétis, l’ange et le démon, décident de se partager son corps en deux parties : celle de Carlo I dont on suit l’ascension dans une société capitaliste patriarcale, bourgeoise, volontiers raciste et fasciste par anciennes sympathies et celle de Carlo II, un jeune homme qui va mener, bite toujours en érection, une vie sexuelle libre, débridée et sans le moindre interdit – pas même celui de l’inceste. Le roman raconte ainsi les parcours parallèles de ses deux personnages dédoublés afin de donner à voir l’aliénation bourgeoise dans toutes ses strates et ses manifestations : même Carlo II est transformé – en femme - lorsqu’il se fait sodomiser par les jeunes ouvriers prolétaires qu’il paye. Au plateau, cette aliénation est rendue manifeste à travers l’utilisation massive – et exclusive dans toute la première partie du spectacle – de la vidéo de François-Joseph Botbol et Simon Anquetil à la vidéo générale, qui profite des gros plans et des jeux d’angles pour donner à voir une société bourgeoise faite de faux semblants, de masques et de grimaces farcesques. Dans le container, qui agit ainsi comme une sorte de boîte de pétri dans laquelle Creuzevault mettrait en culture industriels, politiques de la démocratie chrétienne et intellectuels, les stratégies se dessinent ; les postures se multiplient ; les regards se croisent et les intérêts convergent dans une seule perspective, celle de la perpétuation et du maintien de ses privilèges par une classe bourgeoise qui détient les moyens de production et exploite le travail des ouvriers, en Italie et au Moyen-Orient.

Illustration 2
Pétrole de Sylvain Creuzevault © Jean-Louis Fernandez

            Au plateau, le metteur en scène développe ainsi une esthétique, une rhétorique et même une tyrannie – tellement contemporaine – de l’image qui vient donner forme à la juxtaposition des notes dans le roman de Pasolini. Substituant l’espace scénique à cette forme de surmoi tout-puissant qu’est donc l’écran, qui trône en maître et surplombe le plateau, Pétrole de Sylvain Creuzevault réactualise la matière pasolinienne en indiquant jusqu’où les dérives néo-libérales du capitalisme crasse des multinationales ont fini par conduire : une société où l’écran dédouble l’idiosyncrasie de l’individu pour façonner à des fins marchandes son désir et l’image qu’il souhaite renvoyer de lui-même. L’auteur italien apparaît comme une sorte d’absent-présent qui hante le plateau et ne cesse de se rappeler au bon souvenir du public à travers une astuce trouvée par le metteur en scène et explicitée directement aux spectatrices et aux spectateurs en début de spectacle. Toute comédienne ou tout comédien qui se parera d’une paire de lunettes de soleil noires incarnera instantanément la figure de Pasolini, sorte de poète homérique, aveugle clairvoyant venu chanter l’épopée grotesque et cynique des magnats de l’or noir et des adeptes de la stratégie de la tension.

La démocratie chrétienne, le pétrole, la bite

            Si l’œuvre de Pasolini impressionne, c’est notamment en raison de l’actualité de son contenu, de l’originalité des thèses défendues et de la virtualité de sa forme, longtemps restée inconnue aux lecteurs italiens puisque le roman n’a paru pour la première fois qu’en 1992 soit près de vingt ans après la mort de son auteur. En sélectionnant ainsi, par des jeux de va-et-vient des plus significatifs, un certain nombre des 200 notes qui constituent le roman, la dramaturgie de Pétrole donne à voir la stratégie de la tension mise en œuvre par la démocratie chrétienne italienne afin de se garantir une place de choix sur la scène politique où elle apparaît systématiquement sous les traits – dessinés de toute pièce au crayon gras – du camp de la modération, de la raison et de la tempérance, en opposition avec l’extrême-droite et l’extrême gauche, dont la démocratie chrétienne – laquelle n’a cependant pas hésité à reprendre volontiers dans ses rangs d’anciennes figures du gouvernement fasciste – s’est plu à raconter qu’elles menaçaient à tour de rôle et à péril égal l’ordre établi et la sécurité, pour asseoir le système capitaliste et la pensée néolibérale.

Illustration 3
Pétrole de Sylvain Creuzevault © Jean-Louis Fernandez

            Les jeux de Sébastien Lefebvre et de Gabriel Dahmani qui campent les deux Carlo sont à ce titre particulièrement révélateurs parce qu’ils parviennent, sur près de quatre heures de spectacle, à donner à voir toute l’actualité de cette stratégie que l’on croit reconnaître dans les calculs politico-médiatiques contemporains de transformation de l’opinion, lesquels vont de pair avec la dédiabolisation de l’extrême-droite à l’œuvre depuis près de vingt ans et avec la bollorisation de l'information. Plus il se corrompt auprès des chantres de la démocratie chrétienne, plus Carlo I (Sébastien Lefebvre) aspire à un angélisme paradoxal qui l’inscrit en faux par rapport à ses actes et ses agissements politiciens. De l’autre côté, plus il se découvre et se révèle dans la sexualité, notamment homosexuelle, plus Carlo II (Gabriel Dahmani) abandonne les atours du pervers lubrique à l’œil vicieux qui tire fébrilement et compulsivement sur son pénis de plastique pour devenir un jouisseur quasi métaphysique. Les deux Carlo embrassent ainsi des parcours inverses où à l’ascension et à la chute de l’un répond finalement l’ascension du second, de celui qui semblait condamner – dans une conception toute chrétienne de la sexualité – au vice de la chair et du plaisir charnel. Se refusant à toute tentation apologique de construction, le roman comme la pièce Pétrole ouvre cependant bien des pistes pour penser et combattre le pétrole noir et tous ses avatars, vêtus ou non de bottes, de chemises, de costards ou même de soutanes noires…

Milène Lang

Pétrole, d’après le roman de Pier Paolo Pasolini, à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, du 23 novembre au 21 décembre 2025

Création collective

Générique

Adaptation et mise en scène : Sylvain Creuzevault

Avec : Sébastien Lefebvre, Arthur Igual, Gabriel Dahmani, Pauline Bélier, Anne-Lise Heimburger, Sharif Andoura, Boutaïna El Fekkak, Pierre-Félix Gravière

Texte français : René de Ceccatty

Scénographie : Jean-Baptiste Bellon, Valentine Lê

Lumière : Vyara Stefanova

Musique : Pierre-Yves Macé

Musique et son : Loïc Waridel

Vidéo : Simon Anquetil

Cadre vidéo : François-Joseph Botbol

Costumes : Constant Chiassai-Polin

Casques : Loïc Nébréda

Maquillage, perruques : Mityl Brimeur

Assistanat mise en scène : Émilie Hériteau, Ivan Marquez

Régie générale et régie plateau : Clément Casazza

Régie plateau accessoires : Camille Menet

Régie lumière : Lison Royet

Habillage : Sarah Barzic

Stagiaire masques : Toscane Piard

Stagiaire scénographie : Lévana Tortolo

Stagiaires costumes : Agathe Brau, Mahë Foubert

Production Le Singe

Coproduction Odéon – Théâtre de l’Europe, Festival d’Automne, Bonlieu Scène nationale Annecy, La Comédie de Saint-Étienne, Comédie de Reims – Centre Dramatique national, L’Empreinte – Scène nationale Brive-Tulle, La Comète – Scène nationale de Châlons-en-Champagne, Les Célestins – Théâtre de Lyon, Théâtre Vidy-Lausanne, Malraux Scène nationale Chambéry Savoie

Dans le cadre du Projet Interreg franco-suisse n° 20919 – LACS – Annecy-Chambéry-Besançon-Genève-Lausanne

Avec le soutien du Théâtre du Soleil

Avec la participation artistique Jeune théâtre national

La compagnie Le Singe est soutenue par le ministère de la Culture / Drac Île-de-France et par la Région Île-de-France.

Tournée

Comédie de Saint-Étienne, CDN, du 24 au 27 février 2026, Comédie de Reims les 20 et 21 mai 2026 et au Théâtre Vidy-Lausanne en Suisse du 3 au 5 juin 2026.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.