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Billet de blog 21 novembre 2025

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Musée Duras de Julien Gosselin : Duras viscéralement

À l’Odéon, le spectacle de Julien Gosselin "Musée Duras", porté par les comédiens issus de la promotion sortante du CNSAD rejoints par Guillaume Bachelé et Denis Eyriey, livre une traversée dans l’œuvre de Marguerite Duras. Pendant 10 heures, les 16 interprètes redonnent à l'écriture de Duras – sur laquelle on a tant écrit, au point bien souvent de la désincarner – toute sa puissance viscérale.

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Illustration 1
Clara Pacini © Simon Gosselin

            Un café rapidement englouti, la bouche encore amère et le poignet ceint d’un bracelet coloré, c’est sur les coups de 10 heures que les spectatrices et spectateurs pénètrent dans la salle des Ateliers Berthier, transformée pour le spectacle en un gradin bi-frontal à jauge réduite, troquant l’imposant gradin habituel pour une ambiance plus calfeutrée. La lumière est tamisée. Une voix invite, en anglais, le public à venir se coucher sur le plateau mais elle avertit les plus peureux qu’ils peuvent aussi bien s’asseoir dans les gradins. D’emblée, cette voix livre donc le cadre d’un protocole qui prend les traits d’une véritable expérience dans laquelle les émotions et les sensations de chacun seront convoquées, acceptées, et même partie prenante d’une construction théâtrale plurielle où l’œuvre de Duras résonnera pour ce qu’elle a de plus intime, et ce faisant, de plus universel. Dans les onze textes choisis pour la scène, Duras évoque le désir, l’absence et la mort comme s’il ne s’agissait jamais que d’une seule et même chose : une maladie qui prend aux tripes, une langue rugueuse qui vient vous lécher le cœur et qui vous retourne l’estomac, jusqu’à en jouir ou en vomir.

En finir avec les fantômes

            En donnant comme titre Musée Duras aux onze parties qui composent cette traversée, Julien Gosselin met au pilori le fantôme éculé de Marguerite Duras sur laquelle on a bien souvent l’impression que tout a été dit, que tout a été écrit et dont même l’image semble aujourd’hui figée dans quelques détails : ses larges lunettes, son col roulé blanc surmonté d’un gilet sans manches noir, la main tremblante de celle que fume cigarette sur cigarette, son visage ravagé par l’alcool, son phrasé singulier, sa mélancolie. De l’institution muséale, Gosselin ne reprend pourtant pas grand-chose, sinon carrément rien : aucun mausolée, aucun figement, aucune consécration. C’est bien plutôt au concept de « musée imaginaire » développé par Malraux qu’il renvoie, redonnant à Duras tous ses contours et tout son dynamisme. Par touches successives mais jamais linéairement, Musée Duras redessine à chaque texte les grandes lignes de l’écriture durassienne, en réactive les images fortes, en fait jaillir les contrastes et éclater la grande diversité : de la prose à la critique en passant par le théâtre et le cinéma. Le fantôme de Duras est mort, vive Duras, vive son rejeu !

            Véritable mise à mort des idoles, Musée Duras ne se compromet pas non plus dans une célébration naïve, sclérosée et dogmatique du théâtre et de ses virtualités, où un spectacle réussi ne reposerait que sur le respect d’une recette scrupuleusement respectée. Les onze textes, de Savannah Bay à L’Homme atlantique, en passant par La Maladie de la mort ou L’Exposition de la peinture, sont autant d’occasions pour le metteur en scène et la jeune troupe qu’il accompagne de construire et déconstruire un décor, d’expérimenter une nouvelle forme, d’aborder un récit sous un nouvel angle de la caméra ou de convoquer le public à des endroits différents de ses émotions, de ses indignations et de ses zones d’ombre, alors mises en plein jour. Cette chaleur entre en résonance avec les mots brûlants d’un jaune chaleureux qui sont projetés sur les écrans qui tapissent les murs des quatre côtés du plateau et dont la suavité rappelle la lumière qui traverse les persiennes après l’initiation au plaisir charnel de la jeune Marguerite par son amant chinois plus âgé, évoquée dans L’Amant à travers la danse désarticulée d'Alice Da Luz Gomes.

Illustration 2
Alice Da Luz Gomes © Simon Gosselin

Dans cette réflexion en corps autour du faire-théâtre, c’est aussi la place et la participation du public qui se voient chamboulées avec Musée Duras. Allant et venant dans des pauses chronométrées qui séparent chacun des textes, le spectateur devient l’acteur de sa propre traversée : il peut changer de place à chaque nouveau texte. Il est invité à envahir le plateau pour siéger, dans L’Amante anglaise, parmi l’assemblée assistant au procès de Claire Lannes, campée magistralement par Juliette Cahon qui tire le personnage vers une profonde interrogation autour de la lutte des classes, rappelant que derrière l'écriture du désir de Duras est tapie son adhésion de quinze ans au PCF et son engagement politique. À un autre moment, il est convié à s’allonger sur le plateau comme lors du récit lascif d’une scène de sexe où il partage avec la voix narrative la place du voyeur ou celle du tiers dans un triangle du désir tout girardien. À un autre moment encore, et en clôture du spectacle, le public est debout au milieu du plateau, mêlant l'addition de ses cent et mille sensibilités à la tristesse viscérale de L'Homme atlantique où la performance magistrale de Clara Pacini exacerbe les coups pris aux entrailles par tout malade d'amour. De sorte que tout concourt à refuser, dans Musée Duras, le régime muséal de la représentation. Bien au contraire, le musée s'y fait inventaire vivant et catalogue incarné ; il est un développement de réflexions mouvantes autour des formes de l’écriture comme de celles du théâtre.

L’écriture comme paysage état de corps

            La nomenclature et la classification de ce catalogue incarné pour un Musée Duras reposent ainsi sur l’écriture même de l’auteure. La trouée faite dans ses mots laisse ainsi apparaître des images récurrentes qui se suffisent à elles-mêmes et qui n’ont plus besoin des commentaires de la critique ou de ceux des fervents durassiens pour les accueillir, les cueillir et les décrypter. La mer infinie et violette s’offre ainsi dans l’imagination du public comme l’image plastique du corps désirant. Pourtant, jamais aucune image projetée sur les écrans ne viendra dévoyer le potentiel évocatoire de l’image écrite en la redoublant par sa représentation concrète. Tout se passe à travers les phrases de Duras, tour à tour suggestives, explicites et retenues. Au plateau, les comédiennes et comédiens deviennent les passeurs d’une langue, dans toute sa matérialité, toute sa rugosité, toute son âpreté, toute sa sensualité, avant même d’avoir la charge de transmettre un énoncé, chargé et alourdi d’un sens qui viendrait enfermer le langage dans sa seule fonction phatique, annulant toute possibilité de fonction poétique. Bien au contraire, la multiplication des comédiennes et comédiens au plateau fait résonner dans seize nuances et grains de voix distincts autant que dans des langues différentes l’écriture de Duras pour l’incarner ailleurs et l’affranchir de son autrice-même dont l’existence et le vécu auront cependant imprimé leur marque dans chacune des lettres et dans chacun des mots. Car en faisant retentir le texte durassien dans des versions traduites, trahissant ce qui ferait tout le style de Duras, c’est la représentation comme simple mimésis qui est remise en question. Mais cette initiative est également une manière de démultiplier les images durassiennes en les amalgamant aux images qui dessinent les contours propres à chacune des langues pour en construire le monde.

            Car c’est finalement de biais et par un détour que Marguerite Duras refait irruption, en chair et en os. Elle apparait par les jeux de contraste, dans le reflet d’une vitre, à travers les décalages, comme lorsqu’on développe une photo : par surimpression et mise en lumière des ombres. A cet égard, il nous semble que L’Exposition de la peinture, ce texte écrit par Duras pour accompagner un catalogue d’exposition de Roberto Platé à la fin des années 1980, est tout à fait manifeste de cette vision de biais de Marguerite Duras. Alors que Lucile Rose nous livre les mimiques d’une Duras à la façon image d’Épinal, convoquant tous les atours qu’on ne lui connaît que trop et que le texte du catalogue est déroulé, se rejoue au plateau la performance de l’artiste allemand Joseph Beuys, « Wie Man Dem Toten Hasen die Bilder erklärt » (« Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort »), réalisée pour la première fois en 1965. Le commentaire critique du texte de Duras s’inscrit en décalage avec la performance jouée sur le plateau, tout en livrant une réflexion sur l’art et les mondes de l’art qui éclaire à son tour la performance et donne en même temps à Duras une voix singulière qui la distingue de sa quasi-caricature donnée avec brio au plateau. Dans le même temps, son visage est minutieusement recouvert d’une fine, fragile et friable feuille d’or, comme on viendrait embellir une statue d’idole ou embaumer et momifier un corps mort. Les gestes sont semblables et ils font des deux pratiques une seule et même entreprise : celle du tombeau et du tombeau littéraire. La performance revisitée de Beuys, qui entendait donner à voir la vaine entreprise d’explication de l’art à travers une action qui restait muette pour le public, devient ainsi une manière de redonner à Duras la parole, de faire taire le musée qu’on a érigé en l’honneur de sa langue et de son écriture, afin de renouer viscéralement avec eux et faire taire définitivement les exégètes. Que les durassiens orthodoxes soient prévenus, ils risquent de prendre cher… et chair !

Milène Lang

Musée Duras, du 9 au 30 novembre 2025 aux Ateliers Berthier de l’Odéon – Théâtre de l’Europe,

D’après les textes de Marguerite Duras

Mise en scène : Julien Gosselin

Avec des élèves de la promotion 2025 du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris : Mélodie Adda, Rita Benmannana, Juliette Cahon, Alice Da Luz Gomes, Yanis Doinel, Jules Finn, Violette Grimaud, Atefa Hesari, Jeanne Louis-Calixte, Yoann Thibaut Mathias, Clara Pacini, Louis Pencréac’h, Lucile Rose, Founémoussou Sissoko et la participation de Denis Eyriey, Guillaume Bachelé

Générique

Dramaturgie : Eddy D’aranjo

Régie vidéo : Raphaël Oriol, Baudouin Rencurel

Collaboration à la vidéo : Pierre Martin Oriol

Musique : Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde

Lumière : Nicolas Joubert

Collaboration à la scénographie : Lisetta Buccellato

Costumes : Valérie Montagu

Collaboration au son : Julien Feryn

Assistanat à la mise en scène, surtitrage : Alice de la Bouillerie

Production : Odéon Théâtre de l’Europe, Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Si vous pouviez lécher mon cœur

avec le soutien artistique du Jeune théâtre national 

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