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Lorsque le public traverse la salle Charlie Parker de la grande Halle de la Villette, il découvre un immense voile reproduisant la toile Le Viol d’Hippodamie peinte par Rubens et qui surplombe le bord du plateau, avant de tomber sous les notes inquiétantes et entraînantes d’une transe électro. D’emblée, la tension dialectique entre horreur et fascination électrise la salle tant elle place la condition féminine dans une ambivalence ; elle vient pénétrer les corps et les esprits des spectatrices et spectateurs dans ce qui semble bien une tempête qui durera près de quatre heures. Puis un noir, puis le silence d’où apparaissent finalement les vers de Dante, directement tirés du Purgatoire. Comme dans le premier volet, l’œuvre du poète renaissant dit toute l’actualité de son écriture et fait de la poésie un art absolu. Dans The Brotherhood pourtant ses vers font aussi signe vers la fraternité masculine : le poète parcoure en effet le Purgatoire accompagné de celui qu’il appelle son « Maître », le poète Virgile. Les mots blancs restent suspendus dans le noir.
Aux hommes toujours grands, le monde de l’art reconnaissant
S’ouvre alors un premier prologue quand un comédien en frac noir s’avance sur le plateau, tenant dans ses bras un nourrisson. Il lui raconte la fable, toute cyclique, millénaire et inévitable du patriarcat, ce moment de bascule où il cessera d’être un enfant pour devenir un homme, ou plutôt pour se maintenir toujours à sa-place-dominante-d’homme. Même en devenant artiste, il n’échappera pas à ce destin, pire encore il deviendra lui aussi un « maître » et un génie, cette figure ambigüe qui réconcilie l’homme et l’artiste et qui bénéficie du « régime d’exception » qu’évoquent les sociologues du monde de l’art et qui détermine le statut particulier accordé à l’artiste dans la société depuis le lendemain de la Révolution française. Et ce, même s’il est maudit et torturé comme le personnage du poète Treplev de La Mouette de Tchekhov (1895) qui fascine selon la Brésilienne tous les metteurs en scène prétentieux du XXe siècle. Convaincus de leur talent et d’être incompris, ces artistes masculins, ces nouveaux Treplev, bénéficient, même dans la mort, fusse-t-elle symbolique, d’une aura qui les couvre et les protège de tout jugement moral quant à leur pratique artistique et quant à leurs agissements avec d’autres artistes, notamment lorsqu’il s’agit de femmes, qui n’ont, pour leur part, d’autre choix que celui d’endurer, à l’instar du personnage de Nina dans la même pièce de Tchekhov et que Caroline Bianchi joue avec brio à ne pas réussir à jouer dans un face-à-face en noir et blanc avec la caméra. Se définissant alors comme « mauvaise actrice » dans une performance qui souligne au contraire toute sa maîtrise du registre doux-amer, elle dit alors toute sa fascination pour le pouvoir d’inversion propre au génie et pour son statut singulier entre les hommes et l’absolu (pensé comme Dieu ou comme l’Art).
Ce génie se construit en miroir dans la pièce The Brotherhood avec la figure mythologique de Perséphone. Particulièrement emblématique d’une culture du viol déjà millénaire, Perséphone est une morte-vivante qui traverse son existence entre ombre et lumière et dont la vie repose sur une alternance insoutenable entre les viols qu’elle subit de la part de Zeus pendant une moitié de l’année et le retour dans sa famille l’autre moitié durant. Plutôt que de condamner la violence de genre, la violence sexuelle et le viol, le mythe de Perséphone devient l’occasion d’une explication cosmogonique à la marche du monde et à l’alternance des saisons. Des textes antiques aux toiles de la Renaissance, en passant par le Leopold Museum de Vienne qui a proposé en 2010 une rétrospective d’Otto Muehl, co-fondateur du mouvement pictural de l’Actionnisme viennois, pourtant condamné à sept ans de prison pour pédophilie, l’art a depuis longtemps à faire avec la fraternité masculine et la soumission des femmes. The Brotherhood nous offre l’occasion d’en prendre pleinement conscience en suivant le regard tout analytique de Carolina Bianchi et la liasse imposante de ses 500 pages de recherches qui ne cesse de trôner sur un coin ou l’autre du plateau.
Le génie du mâle
Lorsqu’Emmanuel Kant rédige en 1790 sa Critique de la faculté de juger, appelée communément Troisième Critique puisqu’elle succède à la Critique de la raison pure (1782) et à la Critique de la raison pratique (1788), il développe une réflexion autour du pont possible entre l’usage de la raison pure, tourné vers la connaissance de la nature, et celui de l’usage pratique de la raison dans la morale. Pour lui, c’est l’esthétique qui se place au cœur de ce système bipartite et qui vient le compléter. Il y dessine alors les premiers traits de l’artiste de génie moderne et il fait de l’originalité et de l’inaccessibilité deux de ses caractéristiques fondamentales. Les romantiques allemands, qui s’inscrivent directement dans le sillage du chantre du classicisme de Weimar, Goethe, tout comme dans celui du philosophe de Königsberg, vont donner dans leurs écrits autant que dans leurs existences parfois, à ce portrait de l’artiste en génie ses lettres de noblesse. Dès lors, et alors même que souffle encore le vent de la Révolution française, l’artiste de génie, comme le Faust de Goethe (dont Carolina Bianchi semble convoquer l’image au début du spectacle sur sa petite table d’alchimiste), devient une figure ambigüe qui va imprégner toutes les représentations de l’artiste des XIXe et XXe siècles. De sa singularité et de son talent créateur découle son exceptionnalité. Car seul l’artiste homme bénéficiera de l’étendard de la liberté qui flotte depuis la prise de la Bastille et la décapitation du roi qui l’a suivie. Le principe créateur qu’il incarne entre en opposition flagrante avec le pouvoir d’enfantement des femmes. Nombreux sont alors les récits, les œuvres d’art et même les existences d’artistes qui prônent le célibat (défini comme absence des liens du mariage alors vus comme des entraves à la création) ou qui font de la femme un outil pour créer, un modèle à déposséder du moindre souffle vital, comme dans la nouvelle Le Portrait ovale rédigée par Edgar Allan Poe. Le génie devient fou, alcoolique, solitaire ; il est même volontiers dangereux, sinon carrément diabolique, voire un criminel, comme dans l’anti-hagiographie d’artistes rédigée par Roberto Bolaño, La littérature nazie en Amérique, qui se joue des codes traditionnels du récit de la vie d’artiste depuis Giorgio Vasari pour plonger dans toute la noirceur, toute la violence et le mal à l’œuvre dans le domaine de la création artistique.
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Ainsi, Carolina Bianchi œuvre comme une nouvelle Auxilio Lacouture, le personnage du même auteur chilien. Revendiquant une approche toute artistique et poïétique, The Brotherhood est l’affirmation d’une voix et d’une écriture, en plus de celle d’une vision forte, troublante et puissante du théâtre et de ses formes, qui n’est jamais ni dogmatique, ni naïve. Se composant de trois formes majeures : la critique journalistique et universitaire (et sa parodie) avec ses postulats, ses postures et sa langue, le récit intime et la performance, elles-mêmes réparties entre textes projetés sur deux écrans et paroles prononcées, le spectacle donne à entendre, lire ou voir toute la poésie de la plume de Carolina Bianchi qui partage sans doute avec Roberto Bolaño, dont certains vers tirés de L’Université inconnue sont cités dans la pièce, une carrière de poétesse en clandestinité autant qu’un regard non complaisant sur le mal, ses manifestations, ses rouages et même ses dangereuses séductions. Car en brossant son portrait au vitriol du monde du théâtre, notamment dans la partie de l’interview, la metteuse en scène ne manque pas de rappeler sa propre admiration pour certains metteurs en scène de génie, allant jusqu’à baisser son pantalon puis sa culotte pour se laisser baiser par le metteur en scène, un double d’Ostermeier, qu’elle interviewait quelques minutes auparavant et qu’elle tentait – vainement, Brotherhood oblige – de piéger en revenant sans cesse sur sa tendance à l’érotisation extrême du travail des actrices et sur le rapport de force inégal dû par son âge et à sa situation installée avec les comédiennes, parfois très jeunes. A un autre moment, c’est avec un vibromasseur qu’elle se met à se masturber alors qu’un entretien radio du metteur en scène polonais Tadeusz Kantor retentit dans la salle, dans lequel ce dernier se livre à une définition aussi alambiquée qu’incompréhensible de ce qu’il entend par « avant-garde », dans un culte de soi-même et de son propre génie.
Un épilogue comme un prologue : pour un anti-capitalisme de la douleur
En plaçant ce second volet de sa Trilogie des chiennes sous la tutelle du Purgatoire de Dante, Carolina Bianchi inscrit son spectacle dans un entre-deux, offrant l’occasion pour le monde des arts, et en particulier du théâtre, de prendre conscience des rouages propres à la fraternité masculine qui a jusqu’à présent garanti aux hommes cis blancs hétéros une place sûre dans un système qui les épargne systématiquement et qui entend priver les femmes, et en particulier les femmes racisées, d’une chambre à elles, et même, d’une scène à elles. Au détour d’une réplique et avec une grande malice, Carolina Bianchi livre une clef fondamentale de la fraternité masculine qu’elle relie au capitalisme, au néo-libéralisme et même à l’impérialisme : c’est le sens même à donner à la confusion du metteur en scène allemand Klaus Hass/Ostermeier qui hésite sur les origines brésiliennes ou mexicaines de la prostituée avec laquelle il a couché. Mais c’est aussi le sens que l’on peut donner aux chorégraphies façon boys band des années 90 des comédiens de Cara de Cavalo qui partagent avec elle le plateau. Triomphe de la capitalisation marchande sur la fraternité masculine, le boys band repose principalement sur l’admiration des jeunes filles, considérées uniquement comme des consommatrices. Le désir des voix et des corps masculins devenus des véritables marchandises, fait naître chez les jeunes filles l’envie d’en être, la volonté d’être admises dans ce boys club. Elles seront cependant rappelées à leur condition féminine et victimes d’une énième humiliation, notamment sexuelle, qui viendra fortifier le boys club, comme dans l’épisode du dirty pathos où la performeuse convoque un matelas qui rappelle celui où elle s’endormait après avoir ingurgité de la drogue du violeur dans A Noiva o e Boa Noite Cinderela. A la différence des loups que l’on craint, les chiens donnent l’impression d’être domestiqués jusqu’au jour où ils mordent, là seulement on se rappelle leur animalité, leur instinct de prédateur et la violence dont ils sont capables quand ils se sentent menacés…
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Dans ce second volet, la vision singulière de Carolina Bianchi qui affirmait en lettres clignotantes « Fuck catharsis » dans le premier volet, soustrait une nouvelle fois le spectacle de la violence, de la douleur et de l’humiliation à toute représentation cathartique par un traitement volontiers ironique et marqué par l’auto-dérision et le refus du misérabilisme puisque ce dernier empêcherait toute approche systémique et nuancée des violences sexuelles et de genre. Mais il ferait de plus du traumatisme de la metteuse en scène, victime en 2015 de soumission chimique et de viol lors d’une fête rassemblant artistes et intellectuels à São Paulo, un épisode universellement formulable, partageable et compréhensible, alors que l’une des difficultés évoquées par les victimes d’agressions sexuelles est justement celle de parvenir à dire l’indicible de cette violence qu’elles ont vécue. C’est ce que l’on croit l’entendre hurler dans le poignant monologue adressée à voix basse à la dramaturge britannique Sarah Kane à la fin du spectacle. Seule sur le plateau à côté d’un imposant portrait de la dramaturge, Carolina Bianchi revient sur le talent – pourtant génial – de sa poésie, tout en ne manquant pas d’en rappeler la profonde douleur, la même qui la pousse à mettre fin à ses jours à l’âge de 28 ans. Là, alors qu’elle a rejoué un suicide tout de théâtre de Sarah Kane, la comédienne se relève alors que le plateau commence peu à peu à se teindre des couleurs rouges d’un incendie et que la toile vivante du Voyageur contemplant une mer de nuages du peintre romantique Caspar David Friedrich se transforme en un dessin de flammes. Car s’il n’y a certes pas de catharsis dans le théâtre de Carolina Bianchi, son spectacle-purgatoire The Brotherhood s’achève sur une volonté de faire table rase, et même de mener enfin une politique de la terre brûlée, où, en conquérante, l’artiste qu’elle est prend la place qu’elle revendique et mérite, et qu’elle tranche, de son épée affutée, la tête au génie romantique et à ses avatars de tous genres.
Milène Lang
The Brotherhood – Trilogia Cadela Força – Capítulo II, de Carolina Bianchi et Cara de Cavalo, du 19 au 28 novembre 2025 à La Villette à Paris.
Générique
Concept, textes et mise en scène : Carolina Bianchi
Avec : Chico Lima, Flow Kountouriotis, José Artur, Kai Wido Meyer, Lucas Delfino, Rafael Limongelli, Rodrigo Andreolli, Tomás Decina et Carolina Bianchi
Collaboratrice dramaturgie et recherches : Carolina Mendonça
Dialogue théorique et dramaturgique : Silvia Bottiroli
Traduction anglaise : Marina Matheus
Traduction française : Thomas Resendes
Direction technique, création sonore et musique originale : Miguel Caldas
Assistant mise en scène : Murilo Basso
Scénographie : Carolina Bianchi, Luisa Callegari
Direction artistique et costumes : Luisa Callegari
Création lumières : Jo Rios
Vidéos et projections : Montserrat Fonseca Llach
Résurrection chorégraphique du prologue et conseiller mouvements : Jimena Pérez Salerno
Camera live et soutien artistique : Larissa Ballarotti
Stagiaire : Fernanda Libman
Régie générale et soutien à la production : AnaCris Medina
Production : Metro Gestão Cultural ; Carolina Bianchi Y Cara de Cavalo
Coproduction : KVS, Theater Utrecht, La Villette, Festival d’Automne à Paris, Comédie de Genève, Internationales Sommer Festival Kampnagel, Les Célestins – Théâtre de Lyon, Kunstenfestivaldesarts, Wiener Festwochen, Holland Festival, Frascati Producties, HAU Hebbel Am Ufer, Maillon – Théâtre de Strasbourg
Avec le soutien de la Fondation Ammodo et du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge via Cronos Invest.