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Comment ne pas aborder ce nouveau Léviathan de théâtre, au titre directement inspiré de la monstrueuse créature biblique autant que de sa reprise par l’Anglais Thomas Hobbes dans son essai de philosophie politique, sans penser aux débats qui ont resurgi lors des répressions policières violentes et des arrestations musclées de gilets jaunes et qui discutaient la célèbre formule du sociologue Max Weber dans Le Savant et le Politique autour du « monopole de la violence légitime » exercée par les États modernes ? Comment ne pas avoir à l’esprit le décalage profond entre cette violence de certains des bras armés de l’État et ce qui était au cœur même des revendications des manifestants lorsque, dans la rue ou sur les ronds-points, ils donnaient à entendre un désir de voir la société devenir plus équitable et plus juste ? Comment ne pas songer à l’embrasement et aux émeutes consécutifs à la mort du jeune Nahel ? Comment ne pas se souvenir des grèves massives des avocats lors des mobilisations contre la réforme des retraites, paralysant pendant de longues semaines un système judiciaire déjà sous pression et soumis à de profondes mutations ? Comment ne pas entendre la chanson fausse mais toujours plus tonitruante, toujours plus assourdissante de l’insécurité à laquelle vient répondre en canon répression et autoritarisme ? De l’enfant et de l’adolescent qui déplorent une injustice aux gilets jaunes, la justice et, avec elle surtout, le sentiment de justice se révèlent centraux dans l’organisation de la société, où ils participent à la fois du vivre-ensemble et du sentiment d’appartenance.
Le tribunal ou le spectacle des choses comme elles vont (mal)
Pourtant, sur le plateau des Ateliers Berthier, l’impressionnante scénographie d’Anouk Maugein donne à voir les toiles tendues d’un chapiteau rose-bonbon dont les pieds reposent dans la fange et le fumier : ce sera, le temps de la représentation, le cirque du tribunal. Devant un long bureau côté cour où s’amoncellent des dossiers de la même couleur, tous rouges, une allégorie de la justice trône sur un monticule de terre comme la croix funéraire d’une justice mortifère. Une figure masquée et en robe d’avocat est assise, avant-bras pliés : elle attend le début de la mascarade, le début de la première comparution immédiate, alors que fait face au public, côté accusé et défense, le regard perçant de l’acteur amateur Khallaf Baraho, rencontré par Lorraine de Sagazan dans une association d’anciens détenus. Il incarne au plateau autant qu’il est réellement le témoin qui observe, qui commente et qui viendra livrer directement aux spectatrices et aux spectateurs son expérience personnelle de la comparution immédiate. Car il est - et le revendique même dans le texte fin, subtil et incisif de Guillaume Poix où chaque mot est savamment calibré et d’une ironie grinçante – « un usager fidèle du service public », un habitué de la comparution immédiate. Faisant, il donne à voir la vanité d’un système judiciaire qui se résume en ces deux termes qui ont donné son nom à l’un des essais majeurs de Michel Foucault, Surveiller et punir. Égrainant de précieuses données qui viendront éclairer le public sur ce pan du système judiciaire français et, plus largement, sur les fondements philosophiques du droit pénal en France où dommage et douleur s’équivalent, il incarne le coryphée de ce qui a tous les traits d’une tragédie contemporaine en trois actes : police, tribunal et punition.
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Le spectacle Léviathan revient ainsi, à partir de trois saynètes tirées de situations réelles de comparutions immédiates auxquelles ont assisté Lorraine de Sagazan et son équipe et telles qu’il y en 60000 tous les ans en France – là où cette pratique est considérée comme anticonstitutionnelle dans de nombreux pays. On suit un jeune issu d’une minorité et en situation de précarité campé par un Felipe Fonseca Nobre jubilatoire de justesse, un SDF touchant l’allocation handicap à qui Mathieu Perotto prête une rage désarmante, et une mère de famille qui s’est vue privée de la garde de sa fillette pour avoir tenté de la sauver des griffes d’un père violent et qui l’agresse sexuellement : elle est incarnée par Jeanne Favre dont la silhouette fluette et le jeu d’une grande corporalité donnent à voir la fragilité et la brisure d’une mère « orpheline » de son enfant. Glaçantes, ces saynètes soulignent toute l’inhumanité à laquelle conduit le système même de la comparution immédiate, qui ne permet pas de préparer convenablement la défense, mais surtout rend impossible la parole de l’accusé qu’on prive de la possibilité de déplier ce qui peut avoir conduit à l’exercice de la violence et à enfreindre les lois. Grâce en effet à un astucieux système de chronomètre, lancé sur un écran en forme d’ogive, faisant du tribunal le chœur d’une crucifixion et d’une mise à mort symbolique de l’accusé, le public éprouve la rapidité ahurissante des comparutions immédiates. Ces procès singuliers, qui ont longtemps été une exception avant de devenir la norme, rappellent et déplient, en un temps record, les chefs d’accusation, laissent au tribunal le temps de réclamer une peine puis à l’avocat de la défense de recontextualiser les faits pour exiger une peine prenant davantage en compte les différentes situations. Le tout en une vingtaine de minutes, parfois moins. Le tout selon un protocole rôdé et minuté, car « ici, il y a des règles, on est dans un tribunal », comme le rappelle Victoria Quesnel qui campe magistralement une Présidente du tribunal robotique aux gestes mécaniques et désincarnés. Elle annone des phrases jargonnante où la langue juridique résonne comme du latin d’Église qu’on répète sans le comprendre, pas même les avocats de la défense incarnés par Jisca Kalvanda et Éric Verdin dont le jeu souligne la grandiloquence rhétorique à l’œuvre dans les salles d’audience.
Le spectacle réparateur du procès destructeur
Car, dans ce tribunal comme au théâtre, chacun joue un rôle, ce que souligne de manière très audacieuse les masques que revêtent les comédiennes et comédiens au plateau, à l’exception de Khallaf Baraho qui est comme la caution réaliste et humaine d’une mascarade où il est impossible de voir affleurer le moindre sentiment humain et humaniste. L’intransigeance du Procureur de la République, campé par Antonin Meyer-Esquerré dont le jeu donne à voir à merveille le rigorisme que cette fonction peut entraîner, incarne « la force [qui] doit rester à la force qui doit rester » à l’État et à ses institutions, avec une idée du pouvoir qui reprend pour beaucoup celle développée par Hobbes dans son essai. Celle-ci est d’ailleurs rappelée par l’estampe de Bosse, projetée en ouverture du spectacle, ainsi que la phrase qui la surmonte dans l’édition originale du livre : « Non est potestas super terram quæ comparetur ei. Iob. 41-24 » (« Il n’y a pas de puissance sur la terre qui puisse lui être comparée »). Les masques renvoient aussi bien au théâtre qu’à la notion de persona : le corps devient finalement un impensé car il appartient à l’appareil juridique qui l’anéantit et l’annule. Au plateau s’accumulent des pantins de chiffons au fur et à mesure que les procès s’achèvent et que les peines, démesurées, tombent. Sur l’écran, le travail de création vidéo réalisé par Jérémie Bernaert donne à voir tantôt des images de danseurs d’air devenus inertes, tantôt des gros plans sur les visages masqués des personnages hors champ ou sur leurs corps peints : la polyphonie du spectacle se trouve renforcée et l’ensemble fait signe vers une déshumanisation actée et irrémédiable, même dans la proximité, même dans le zoom. Les accusés deviennent des fantômes ou des ombres, comme le révèlent le travail de la lumière de Claire Gondrexon en collaboration avec Amandine Robert et le jeu qu’il rend possible, à la fin du spectacle, avec la transparence du tissu du chapiteau.
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Pourtant, malgré le procès de cette forme inhumaine de procès qu’est la comparution immédiate, le spectacle Léviathan ne tombe pas dans le travers de la condamnation facile ni dans l’intransigeance qu’il reproche à cette pratique-même. La comparution immédiate est aussi la résultante directe d’un système juridique et pénal acculé autant que le symptôme d’une privatisation toujours plus massive des services publics (en France, les prisons sont gérées par quatre grands groupes qui trouvent leur intérêt économique dans la surpopulation carcérale, à laquelle contribuent allègrement les comparutions immédiates). Elle met le personnel sous pression autant qu’elle devient l’occasion, pour certains avocats sous-payés, d’arrondir simplement leurs fins de mois. Tous ces éléments affleurent dans le spectacle, soit par une réplique percutante, soit par le jeu précis et nuancé des comédiennes et comédiens, soit par une dramaturgie du contraste qui met en pleine lumière les aberrations du système pénal et tend en filigrane à en esquisser une conception abolitionniste. Au plateau, le témoignage face public de Khallaf Baraho répond à la présence du cheval Calypso – qui dévore un Code pénal – pour indiquer la possibilité de penser une justice réparatrice et un droit restitutif plutôt que répressifs. Malgré la puissance du propos et l’indignation que Léviathan sait susciter auprès du public, le théâtre de Lorraine de Sagazan demeure optimiste. Par son spectacle, la metteuse en scène invite autant qu’elle incite les spectatrices et spectateurs à se saisir de la question concrète et pragmatique de la justice et de son exercice pour l’imaginer autrement, dans la confrontation et le lien qu’elle suppose, par la danse et le chant, dans le partage et la participation active, sans céder à la fable fataliste du réalisme capitaliste et ses hommes de main répressifs. Les représentations sont d’ailleurs suivies de rencontres et de débats organisés par l’Odéon-Théâtre de l’Europe et en collaboration avec la Ligue des Droits de l’Homme, mais aussi de sorties au Tribunal de Paris, à deux pas des Ateliers Berthier, pour assister à des comparutions immédiates. Comme l’école et l’hôpital, le spectacle vivant et la justice sont de puissants outils pour révéler et dire la santé d’une société qu’il est plus qu’urgent de défendre et d’oser imaginer autrement.
Milène Lang
Générique
Léviathan, du 2 au 23 mai 2025 à l’Odéon Théâtre de l’Europe aux Ateliers Berthier.
Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan
Texte : Guillaume Poix, inspiré de faits réels
Avec : Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin, et le cheval Oasis
Dramaturgie : Agathe Charnet, Julien Vella
Scénographie : Anouk Maugein
en collaboration avec : Valentine Lê
Lumière : Claire Gondrexon en collaboration avec Amandine Robert
Son : Lucas Lelièvre en collaboration avec Camille Vitté
Musique comparution chantée : Pierre-Yves Macé
Chorégraphie : Anna Chirescu
Vidéo, cadrage : Jérémie Bernaert
Conception et création costumes : Anna Carraud assistée de Marnie Langlois et Mirabelle Perot
Masques : Loïc Nebreda
Perruques : Mityl Brimeur
Mise en espace cheval : Thomas Chaussebourg
Travail vocal : Juliette de Massy
Assistant à la mise en scène : Antoine Hirel
Article paru sur le site de Zone Critique le 13 mai 2025.