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Billet de blog 16 août 2018

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Pour ou contre Lacan ?

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Pour ou contre Lacan ?

Voici tout d'abord un premier article de l'Express, puis une vidéo "Jacques Lacan : la psychanalyse réinventée", et enfin une interview de Philippe Sollers à propos de son livre "Lacan même", qui pourront peut-être nous intéresser, nous instruire, nous donner à réfléchir...

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Jacques Lacan

Par LEXPRESS.fr , publié le 23/08/2001 à 00:00

«Serais-je tombée entre les mains de Lacan à 25 ans, le cours de ma vie en eût été probablement bouleversé. J'aurais aimé d'autres hommes, je n'aurais pas créé L'Express.» Voilà ce qu'écrit Françoise Giroud dans Leçons particulières (Le Livre de poche). De ce hasard chronologique a dépendu le destin de L'Express. Et par voie de conséquence, l'opportunité de cet article pour saluer celui qui, le 13 avril 2001, aurait fêté ses 100 ans. 

La fondatrice et directrice de notre journal, à 40 ans, a perdu l'envie de vivre. Celle qui ne manquait aucun de ses objectifs ratait son suicide. L'apprenant, le Dr Lacan, pour la bien connaître et donc savoir qu'il n'est pas dans ses habitudes de s'arrêter sur un échec, mesure le danger et l'embarque avec lui dans une traversée analytique. De 1963 à 1967, quatre fois par semaine, Françoise Giroud franchit le seuil du 5, rue de Lille, l'adresse qui, à l'époque, aimante autant qu'elle effraie. A raison de 400 séances d'une vingtaine de minutes, Françoise Giroud, en s'allongeant sur le divan du psychanalyste le plus idolâtré et le plus critiqué, va réapprendre à tenir debout. «Grâce à lui, j'ai pris conscience que je marchais le pied droit dans ma chaussure gauche et le pied gauche dans ma chaussure droite», dit-elle. Image frappante qui aide à savoir pourquoi l'on trébuche.

Si l'on recense les célébrités et les anonymes qui, durant plusieurs décennies, défilèrent dans le cabinet de l'illustre psy, tous accueillis avec le même égard par la fidèle Gloria, force est de constater qu'une grande partie de nos congénères naissent mal chaussés. Certains jours, entassés jusque dans l'escalier de l'immeuble, les malades attendent que ce diable d'homme, qu'ils consultent comme le bon Dieu, les délivre de leurs souffrances psychiques. «A partir d'un moment, Lacan prit l'habitude de ne plus donner de rendez-vous à heure fixe et l'appartement de la rue de Lille se transforme en une sorte d'asile où tout le monde circule parmi les revues d'art, les livres et les collections», raconte Elisabeth Roudinesco dans Jacques Lacan. Esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée (Fayard), la passionnante somme qu'elle lui a consacrée. 

Sur Jacques Lacan, comme sur tout artiste ou scientifique qui, par ses recherches et ses expériences, fait avancer sa discipline, on a dit et écrit le meilleur et le pire, allant jusqu'à lui mettre des morts sur la conscience. Les psychanalystes fonctionnarisés, dont il était la bête noire, oubliaient hypocritement de mentionner que «l'irresponsable» ne faisait pas le tri des patients à risques - les suicidaires - rejetés par la plupart de ses confrères. Il était leur dernier recours. Ayant toujours conduit sa vie professionnelle, comme sa vie privée, sans s'appliquer le «principe de précaution», Jacques Lacan fut soumis dans les deux situations à de rudes turbulences. Cet individu arrogant était jugé plus fou que ses malades, snob, vénal, «charLacan» ainsi que le titrait en couverture, il y a peu, le magazine Lire, s'armant d'un point d'interrogation en guise de bouclier. Jean-François Revel, dans son brillant essai Pourquoi des philosophes, lui réserve quelques pages cinglantes, le traitant de Sacha Guitry de la psychanalyse, l'accablant d'un «mallarméisme de banlieue et d'un hermétisme pour femmes du monde fatiguées». Il est vrai, que les mondains, parce qu'il fallait y être vu, se pressaient à ses séminaires. Ses prestations aussi branchées qu'incompréhensibles pour une assemblée de non-spécialistes, même ceux-là parfois étant largués, en avaient fait une star des sixties. 

Le plus «tape-à-l'oeil» de la psychanalyse

Son élégance de dandy, son goût de la théâtralité, le montant exorbitant de ses honoraires réglés en billets de la main à la main, ses formules à l'emporte-pièce («La psychanalyse est un remède contre l'ignorance. Elle est sans effet pour la connerie...», ses inséparables Punch Culebras, cigares tortillés, expédiés de Genève par la maison Davidoff, ses noeuds papillon, ses manteaux de fourrure, dignes d'un tsar de toutes les Russies, ses puissantes voitures, sa fréquentation des surréalistes, de la très prisée librairie d'Adrienne Monnier, sa passion de collectionneur d'art - il achète en 1955 le scandaleux tableau de Courbet, L'Origine du monde, représentant le sexe gonflé d'une femme après l'amour - toute cette panoplie baroque contribue à lui forger la réputation du personnage le plus «tape-à-l'oeil» de l'histoire de la psychanalyse. Son charisme lui vaut autant d'adoration que de haine et fomente des guerres de tranchées entre les chapelles dites «lacaniennes», dénombrées, entre 1980 et 1981, jusqu'à 34... Sa pratique iconoclaste de l'analyse le conduit à prendre en cure ses amis aussi bien que les membres d'une même famille; à inaugurer les séances dites ultracourtes de quelques minutes, voire de quelques secondes; à inventer la contre-séance. Ces transgressions à répétition déchaînent les orthodoxes. Tous les procès sont faits à ce hors-la-loi, sans compter ceux qu'il s'intente. Ils l'amènent à dissoudre son «école», laissant dans le désarroi et l'anarchie des disciples qu'il renie, comme un père trahi. A l'automne de sa vie, angoissé pour ses successeurs, il note: «Le sort dira s'il reste gros de l'avenir qui est aux mains de ceux que j'ai formés.» Cette inquiétude, on la lit dans les lignes ultimes de «La méprise du sujet supposé savoir», chapitre des Autres Ecrits, publiés dans la collection Le Champ freudien, qu'il a fondée aux éditions du Seuil, et qui réunit l'ensemble de ses textes. Depuis sa disparition, selon sa volonté, son gendre et sa fille, Jacques-Alain et Judith Miller en assument la pleine responsabilité.

Comme dans tout procès, après les charges, la parole revient à la défense. Il suffit d'appeler à la barre des témoins insoupçonnables. Ceux dont il éradiqua le mal-être. Cohorte d'hommes et de femmes auxquels il consacra l'essentiel de son temps, ne les laissant jamais sans un numéro de téléphone où le joindre, de jour comme de nuit et, en particulier, le dimanche, ce laps de temps vertigineux chez un déprimé. Cette constante disponibilité, cette attention déconcertante quand il manie les silences, torture le langage, crée chez ses analysants une confiance qui peut basculer jusqu'à la dépendance. Pareil à l'aveugle muni de sa canne blanche, le patient s'engouffre dans l'obscurité de son inconscient, sans craindre de chuter, puisqu'il est là pour retenir et guider. 

Le romancier Pierre Rey, dix années durant, quasi quotidiennement, se rend au 5, rue de Lille. Le récit qu'il publiera, Une saison chez Lacan (Laffont), est la preuve d'une reconnaissance affectueuse envers cet homme paradoxal, si vulgairement caricaturé: «M'eût-il demandé de le rejoindre aux antipodes pour une entrevue de vingt secondes à 10 millions, j'aurais trouvé l'argent et j'y serais allé. Quand ils ont cette force, les liens du transfert sont insécables. Je ne me posais pas le problème en ces termes, je n'avais pas le choix: question de vie ou de mort.» Beaucoup y verront un abus de pouvoir. Le psychanalyste devenant à la douleur psychique ce que la morphine est à la douleur physique. Tant qu'elle ne s'endort pas, on est «accro». 

L'architecte Roland Castro, ex-maoïste, racontait dans un film tourné pour la télévision, après Mai 68, son analyse avec Lacan. Là encore, témoignage irréfutable, rempli d'humour, d'un jeune homme, en proie aux pires tourments, et que Lacan arrache au désespoir, en canalisant sa révolte: «Si je ne l'avais pas rencontré, je serais devenu terroriste. Je me serais engagé dans les Brigades rouges.» 

Le direct continuateur de Freud

Praticien hors concours, il subit pourtant des échecs. L'annonce d'un suicide le terrasse. Le remords l'envahit lorsqu'il estime n'avoir pas tout tenté. En particulier, à propos de son ami le philosophe Louis Althusser. Celui-ci lui avait ouvert les portes de l'Ecole normale supérieure, quand il la dirigeait, pour qu'il y donne ses «séminaires». En 1969, taxé exagérément de sympathisant maoïste, Lacan est exclu du temple de l'intelligence de la rue d'Ulm. Plus tard, Althusser, atteint d'une psychose maniaco-dépressive, au cours d'une bouffée délirante, étranglera sa femme Hélène et finira ses jours à Sainte-Anne. Lacan se reprochera éternellement de ne pas l'avoir lui-même soigné. 

Quelle était donc la supériorité de cet homme qui affirmait contre tous que la psychanalyse est une science ? Qui se déclarait le direct continuateur de Freud et posait en guise de postulat: «L'inconscient est structuré comme un langage.» Ajoutant cette autre idée force à son système de pensée: «L'homme ne s'adapte pas à la réalité, il l'adapte à lui. Le moi crée la nouvelle adaptation à la réalité et nous cherchons à maintenir la cohésion avec ce double.» Si sa personnalité provocante agace les mandarins, ils ne lui dénient pas des dons exceptionnels. André Green, autre figure, salue ainsi celui qui fut son maître: «Lacan avait une curiosité intellectuelle et une culture telles qu'il était, de loin, le plus armé pour faire une oeuvre théorique d'une dimension sans commune mesure avec ses contemporains; il les dépassait de beaucoup...»  

Dans un entretien avec Catherine Clément, Green précise: «En fait, on n'a pas assez dit que Lacan était un moraliste. Un cynique. A la manière de La Rochefoucauld, mais en plus noir. Un nihiliste jouisseur. Là se trouve l'une des raisons de son succès: ces jeunes amassés autour de lui, qui l'écoutaient avec passion et qui n'y comprenaient pas grand-chose, étaient sensibles à un accent un peu prophétique.» Parmi cette jeunesse fascinée, Serge Daney, alors aux Cahiers du cinéma, se réfère souvent dans ses critiques aux théories du maître. Jean-Luc Godard pointe son oeil sur ce séduisant énergumène. 

Juvénilement aristocratique

A l'encontre d'André Green, le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis s'affiche plus sévère: «Ce don qui était le sien de réveiller la psychanalyse de son sommeil dogmatique avant que le "lacanisme" ne devienne un nouveau dogme autrement sclérosant.» Ou encore: «Lacan n'a jamais dit: "Je dis la vérité"; il a dit: "Moi, la vérité, je parle".» Le psychiatre Wladimir Granoff, dans un entretien pour la revue L'Infini, évoque sa rencontre avec le jeune Lacan et le décrit, fait rare, comme un homme joyeux, capable à 3 heures du matin de proposer à ses amis d'aller au bois de Boulogne et de décrocher les barques pour canoter. «C'est, selon moi, le Lacan irrésistible, non pas clownesque, mais juvénilement aristocratique. C'est ce Lacan-là que j'ai suivi.» C'est ce Lacan-là qui se déguise en chouette aux bals de Marie-Laure de Noailles et qui avoue: «Chacun sait que je suis gai, gamin: je m'amuse. Il m'arrive sans cesse, dans mes textes, de me livrer à des plaisanteries qui ne sont pas du goût des universitaires...» 

Avide de plaisirs, saisi du démon de la possession, il accumule avec frénésie les oeuvres d'art. La Prévoté, sa maison de Guitrancourt, près de Mantes-la-Jolie, au fil du temps, devient, d'après Elisabeth Roudinesco, «la caverne d'Ali Baba». Une bibliothèque de 5 147 volumes, des tableaux signés Balthus, Renoir, Masson, Derain, Monet, Giacometti, des dessins de Picasso, des statuettes alexandrines et gréco-romaines, l'inventaire est interminable. Mais, cet homme comblé, à la notoriété internationale depuis les années 50, qui meurt richissime, aura-t-il été heureux? 

A cette question triviale, sa vie sentimentale et familiale répond avec complexité: «Lacan était aussi incapable de quitter une femme que de lui rester fidèle», explique encore Elisabeth Roudinesco. Sa première liaison importante sera avec une veuve, de quinze ans son aînée, Marie-Thérèse Bergerot. Une passion l'emporte ensuite vers Olensia Sienkiewicz, la deuxième femme de son ami Pierre Drieu La Rochelle, laquelle tape sa thèse... qu'il dédie à Marie-Thérèse. En 1933, il rencontre la soeur d'un de ses camarades d'externat, Marie-Louise Blandin, issue de la grande bourgeoisie, qu'il épouse. Trois enfants naîtront, Caroline (1937), Thibaut (1939) et Sibylle (1940). Deux ans avant la naissance de Sibylle, Lacan débute sa relation avec Sylvia Bataille, femme de l'écrivain Georges Bataille, qui racontera l'histoire de leur rupture dans son roman le plus connu, Le Bleu du ciel. Comédienne, Sylvia, avait été l'héroïne principale du film de Jean Renoir, Partie de campagne. Ils auront une fille, Judith, née en 1941, qui portera le nom de Bataille, puisque Lacan est toujours marié à Marie-Louise et que Sylvia n'est pas encore divorcée de Bataille. Il en tirera sa théorie du «non-père». A Judith, qui ne peut porter son nom, il voue une adoration qui ne lui passera jamais. Mais les dégâts affectifs pèseront lourd sur les trois «abandonnés». Plus spécialement sur Sibylle, qui publiera Un père, le récit bouleversant de son amour blessé. 

En 1953, il peut enfin épouser Sylvia. La cérémonie se déroule dans l'intimité au Tholonet, un petit village près d'Aix-en-Provence, où son ami le peintre André Masson possède une maison, Les Cigales. Depuis la Libération, Lacan et Sylvia étaient installés rue de Lille: au 5, le cabinet, au 3, l'appartement privé où vivent Judith, la fille chérie, et sa demi-soeur Laurence, fille de Sylvia et de Georges Bataille, qui, dès la fin des années 50, s'engage dans le combat de la décolonisation. «Il était d'un sang-froid admirable avec les histoires de femmes», souligne l'un de ses amis proches. 

Deux autres femmes, à des titres différents, occupèrent une place stable, très importante, dans la vie désordonnée de Lacan. Françoise Dolto, qui restera jusqu'au bout sa plus fidèle amie, à laquelle il voue une réelle admiration, doublée d'une profonde affection. Et, Gloria, sa fidèle assistante, qui règle le quotidien, veille sur lui (elle lui apportait, rituellement, à 5 heures, son thé accompagné de deux dattes, raconte Pierre Rey). Quand il décide de supprimer les horaires des rendez-vous, elle s'applique à faire patienter les malades et les réconforte. 

Hommages flamboyants au «zinzin»

«En 1960, Lacan était un maître entouré de disciples. En 1970, il était devenu un tyran adoré par les foules, contesté par des rebelles, servi par des courtisans et bientôt défendu par le cercle restreint de sa nouvelle garde familiale», résume Elisabeth Roudinesco. Le mythe vivant, à la tête d'une oeuvre colossale, traduite dans de multiples langues y compris le japonais, envoie, le 5 janvier 1980, à l'Ecole freudienne de Paris, la fameuse «Lettre de dissolution». Cette même année commencent à apparaître chez Lacan des symptômes préoccupants: accès de rage, crises d'aphasie, «absences» qui lui font craindre de devenir «zinzin», mot qu'il aime tant employer. Une consultation neurologique laisse un diagnostic flou. En septembre, après un examen rectal non concluant, il déclare à l'adresse du médecin: «C'est un idiot, je sais très bien ce que j'ai.» Un cancer du colon. Mais il refuse l'opération de toutes ses forces. «Gloria veille sur lui comme une bête.» A la fin de l'été 1981, on le transporte d'urgence à la clinique Hartmann, à Neuilly, là où sa mère avait rendu son dernier soupir, trente-trois ans auparavant. Jacques Lacan s'éteint, à 80 ans, le mercredi 9 septembre, à 23 h 45. Ses derniers mots seront: «Je suis obstiné... Je disparais.» Tous lui rendront des hommages flamboyants, y compris Georges Marchais. 

https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/jacques-lacan_499016.html

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Jacques Lacan : la psychanalyse réinventée :

Jacques Lacan : la psychanalyse réinventée © Lacan & Co

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Philippe Sollers

Lacan même

Philippe Sollers avec Jacques Lacan, Paris, 1975

La première fois que j’ai vu Lacan, c’était en 1965. Je venais de publier un livre qui s’appelle Drame et j’étais allé écouter par curiosité son séminaire. Il m’avait fait signe, on a déjeuné ensemble, et il était persuadé que j’étais au courant de ce qu’il appelait lui-même son « enseignement » et que j’y étais déjà sensible. Or pas du tout. Et la première fois que nous avons dîné ensemble, il m’a demandé quel était mon projet de thèse. Or évidemment je ne faisais pas de thèse. Pour Lacan, quelqu’un qui existait dans le langage était forcément un universitaire...

   Il pensait que vous étiez un « élève »?

   Oui, il y a là comme un malentendu très productif dès le début. C’était un rapport étrange, intéressant...

Ce malentendu initial a-t-il été le fil conducteur de votre relation ?

Le fil conducteur de la relation est passé par une curiosité réciproque. Moi ce qui m’intéressait chez Lacan, c’était sa pratique. Je ne suis jamais entré en analyse moi-même, mais ça m’intéressait beaucoup de savoir comment fonctionnait le rapport qu’il entretenait entre sa pratique et son discours. Et à ce moment-là j’ai suivi, pendant des années, avec beaucoup d’intérêt, ses séminaires. Séminaires atypiques puisque finalement ils étaient ouverts à tout va, et qu’il ne s’ensuivait aucun diplôme particulier ni aucune aptitude particulière. C’était un lieu pré-gauchiste si vous voulez, ou post-gauchiste, enfin quelque chose qui détonnait complètement dans la société française...

   Quel intérêt immédiat avez-vous trouvé dans ses séminaires ?

   Je me contentais d’étudier sa logique et la façon dont il improvisait parce que je trouvais qu’il était un remarquable orateur, c’est-à-dire un très grand professionnel de l’improvisation.

   Ses détracteurs lui reprochent un petit peu ça, c’est-à-dire d’avoir fait du théâtre...

   Mais certainement. C’était un théâtre des plus intéressants, le meilleur que j’aie vu de ma vie et de très loin. La respiration, le dérapage, la digression, la reprise, les soupirs, le fait de revenir sans cesse à ce qui l’intéressait : c’est le plus grand théâtre que j’aie vu, et ce n’est pas péjoratif dans mon discours. Il y avait un côté à la fois comique, pathétique, enragé, plaintif. Tout ça c’était vécu : son corps était intéressant... son élocution... Le « Télévision » filmé par Benoît Jacquot, plan fixe, discours écrit et récité, c’est la plus mauvaise façon, à mon avis, d’aborder Lacan. Il fallait le prendre dans ses hésitations, ses repentirs, ses silences, ses coups de gueule...

   Et en tête-à-tête, ça se passait comment ?

   Quand il sortait de son cabinet, après ses séances, vers 19 h 30, 20 heures, on allait en face de chez lui, dîner, comme ça, rapidement...

   Au restaurant La Calèche ?

   À La Calèche, c’est ça. On buvait du champagne rosé dont il m’arrosait très gentiment... Et là la conversation était libre, elle pouvait sauter d’un sujet à l’autre et c’était très agréable. Je crois que je le détendais.

   Est-ce qu’il n’y avait pas finalement entre vous quelque chose qui tournait un peu autour du pot ? Vous dites qu’il aurait peut-être aimé vous « allonger ».

   Je pense qu’il s’est demandé comment on pouvait être comme moi sans passer par l’analyse. Je pense qu’il se l’est vraiment demandé, comme il se l’est demandé à propos de Joyce ou d’autres. Cela me paraît tout naturel d’être comme je suis sans passer par la psychanalyse et l’université. Comment peut-on être un corps pleinement agissant sans être membre d’un corps constitué ? C’est ça qui l’intriguait chez moi.

Il y a cette interpellation dans le séminaire  Encore  : « Sollers est comme moi : il est illisible. »

   Ce « comme moi » va très loin quand même. C’est une appropriation. Moi je n’aurais jamais dit « Lacan est comme moi ».

   Vous auriez dit quoi ?

   J’aurais dit « Lacan c’est Lacan, et il m’intéresse ». Donc je pense que le transfert a été réciproque et à mon avantage.

   À votre avantage. Mais vous ?

   Je me livre volontiers au transfert quand ma curiosité est en jeu. Et je le dénoue tout naturellement quand ma curiosité n’est plus en jeu (il rit).

   Lacan vous a écrit deux dédicaces sur ses livres.

   « On n’est pas si seuls somme toute », sur les Écrits parus en 1966. C’est le commencement de la partie. Cela veut dire « Vous êtes seul, je suis seul, mais on n’est pas si seuls ». La deuxième c’était pour  Télévision  et c’est très étrange... : « Cher Sollers qui s’est déjà dérangé pour ça.  » « Ça » : il parle de cette télévision-là dont il a eu certainement l’impression lucide que ce n’était que ça.

   Les ouvrages de Lacan vous intéressaient-ils en eux-mêmes ? son style, etc. ?

   J’ai relu les Écrits. Cela a beaucoup vieilli, par pans entiers, à cause du fait que c’est sur-écrit avec une sorte d’embarras par rapport à l’écriture.

Embarras ?

Oui, oui, un embarras réel, une préciosité.

D’ailleurs comment définiriez-vous l’adjectif lacanien aujourd’hui employé à toutes les sauces ?

Les lacaniens sont des gens intoxiqués par le discours de Lacan, et qui font moins bien que lui. Donc de même que Marx a dit qu’il n’était pas marxiste et que Freud n’était pas freudien, Lacan n’a jamais été lacanien... « Lacanien », cela relève d’intérêts tout à fait compréhensibles et parfois du grotesque. Les lacaniens sont incultes (silence) ; lacanien ça veut dire inculte. Marxiste aussi, et freudien aussi. Freud, Marx, Lacan étaient des gens extrêmement cultivés (il rit).

   On lui a reproché son apparence, sa manière d’être par rapport à l’autre, de bouger, de parler... Et vous ?

Au contraire ! Le fait de susciter une telle fascination, une telle séduction, c’était très bon signe. Chacun son style ! (rire) Il prenait une place affirmative considérable par le fait d’avoir ce corps-là, et d’avoir cette voix-là, et de se comporter comme ça, comme un tyran extrêmement désagréable par moments, ou alors absolument charmant, rigolo. Bref, il avait une présence, comme on dit, et les gens qui ont une présence, moi, ne me gênent pas. Au contraire.

   Et vos conversations, c’était un dialogue ?

Oui, un bavardage réciproque. C’était une des personnes les plus amusantes que j’aie rencontrées.

   Par exemple ?

   Il fait partie des gens qui ne parlent pas directement. Il y avait un jeu d’échecs immédiat dans la conversation. C’était une conversation entre systèmes logiques, et ça c’est amusant. Lacan était tout sauf un progressiste ou un humaniste. C’est quelqu’un qui pensait que l’être humain a vraiment de très très mauvaises intentions. Il pensait donc des choses extrêmement raides à ce sujet. Un pessimisme transformé malgré tout en gai savoir. C’est étonnant : comment peut-on avoir à la fois un pessimisme aussi profond, aussi radical, et le prendre un peu à la rigolade quand même. Parce qu’il était rigolo.

Par exemple ?

   C’était dans l’attitude, et il y a des jeux de mots de Lacan : « les petits souliers » pour parler des analystes, enfin des choses comme ça. Ce sont des choses drôles. Le Panthéon qu’il désignait : il levait le bras et il disait : « Le vide-poches d’en face. » C’est assez joli, c’est drôle. Les cercueils qui sont là, «  c’est un vide-poches »... Ou alors, le fait de publier, avec un jeu de mots sur la « poubellication ». Voilà, c’est assez beau...

   Quoi d’autre ?

   J’entends sa voix de temps en temps faire surtout les soupirs.

   À quoi correspondaient-ils finalement ?

Au fait d’être fatigué par une journée épuisante, d’avoir entendu toujours les mêmes choses, toujours les mêmes sottises, ou les mêmes délires. Vous savez, une journée avec dix hystériques, quinze névrosés obsessionnels (il rit) et quatre pervers, plus trois psychotiques potentiels !!! Lacan était quelqu’un qui vivait parmi les malades, tout le temps. L’analyse... Les gens qui font une analyse ne le font pas parce qu’ils vont bien. Même si l’analyste n’intervient pas et se tait, il lui faut payer de son corps lorsque quelqu’un est en train de l’entraîner dans ses rêves ou dans ses délires...

   Lorsque vous vous êtes rencontrés, Tel Quel, la revue dont vous vous occupiez avec quelques camarades existait déjà ?

   Oui, nous sommes en 1965 et Tel Quel a déjà cinq ans. Lacan se dit : « Il y a ce type qui fait une revue avec des gens, un tas de monde... » Lacan était tout à fait sur la marge... Foucault n’était pas au Collège de France, Barthes non plus, Derrida n’était pas connu, etc., bon. Ce qui l’intéressait, c’était le surgissement d’une publication bizarre puisqu’elle était faite par des gens qui n’étaient pas dans l’Institution et qui avaient décidé de se servir d’un certain nombre de personnes rejetées par ces mêmes institutions pour attaquer lesdites institutions. Et là de les prendre de l’intérieur. C’est une forme d’entrisme que nous avons pratiquée à haute dose.

   Qu’est-ce qui vous intéressait chez Lacan ?

   Sa profonde culture théologique. On pouvait parler de saint Augustin, ce qui n’est pas courant.

Vous vous êtes vraiment fréquentés à quelle période ?

   Dans les années 70. Je me souviens de la période où Lacan a été chassé de l’École normale supérieure par la gendarmerie et les CRS. Avec quelques-uns j’ai occupé le bureau du directeur de l’École normale supérieure. Nous manifestions notre réprobation. Je l’ai beaucoup vu dans les jours qui ont suivi parce que tout le monde l’avait laissé tomber. Je me suis retrouvé à ce moment-là dans des situations parfaitement cocasses : tout le monde lui tournait le dos, et il fallait faire sortir des articles dans la presse... C’est ainsi que nous avons déjeuné un jour dans la salle à manger de l’Express avec Madame Françoise Giroud qui nous a reçus très aimablement et qui a fait faire un article... Et on était pendus au téléphone pour essayer d’obtenir des articles dans Le Monde ou ailleurs. Tout le monde était très hostile à Lacan. C’était le rétablissement de l’ordre. Il y a une question politique aussi. Beaucoup de mouvements subversifs étaient partis comme par hasard de l’École normale supérieure. Et Lacan était rendu en quelque sorte responsable, compte tenu de ses improvisations qui pouvaient passer pour des appels à l’insurrection. Donc on l’a chassé.

   À ce moment-là quel Lacan avez-vous découvert ?

   C’était quelqu’un de charmant. On allait déjeuner, on essayait d’appeler les journalistes, on essayait d’arranger les choses. Il a dû penser que j’étais bien gentil... (il rit)... Ce qui est vrai, non ?

Il y a trois ou quatre citations de Lacan que vous aimez mentionner dans un article que vous lui avez consacré dont « La femme n’existe pas ».

   Oui, c’est quelque chose qui a produit beaucoup d’émotion dans le public. Un jour il a dit ça : « La femme n’existe pas. » C’est une formule majeure. C’est du même ordre que la formule « Que veut l’hystérique ? Un maître sur lequel elle règne ». Quand il a dit : « La femme n’existe pas », l’accent est mis sur « la ». C’est du même ordre qu’ « une femme n’est pas toute », ou que « rien n’est tout »...

   L’incomplétude...

   L’incomplétude, voilà, et c’est pour faire passer au loin la petite musique de la castration. À l’époque cette formule a provoqué un sursaut hystérique chez les femmes comme chez les hommes. C’est en effet, là, tout à coup, une sorte de blasphème presque antireligieux, si on considère à fond la question. Mais c’est une question de bon sens analytique, pour peu qu’on le comprenne, moi ça me paraît évident.

   Lacan figure dans votre roman Femmes paru en 1981 ?

   Lacan est un personnage de Femmes. Si j’ai écrit ce livre, ce n’est pas sans rapport avec Lacan. Je fais son portrait dans ce livre, sous le nom de Fals...

   Pourquoi avoir appelé le personnage de Lacan, Fals ?

   Fals indique une dimension un peu diabolique, si vous voulez, « Falssss »... vous entendez « falsification », non ? Possibilité du faux. Possibilité du faux qui dit vrai.

Autre citation de Lacan que vous chérissez : « Il n’y a pas de rapport sexuel » ?

« II n’y a pas de rapport sexuel », cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des actes sexuels constants. C’est tout simplement qu’il n’y a pas de rapport mathématique. La formule que je préfère de Lacan finalement c’est : « On est hétérosexuel quand on aime les femmes, qu’on soit un homme ou une femme. »

   Vous voulez ajouter quelque chose sur l’hétérosexualité ?

   Je crois me signaler à l’observation clinique par un coefficient extrêmement faible d’homosexualité. Ce qui d’ailleurs me distingue.

   Vous distingue ?

   Ah oui, nettement : ce qui me distingue des hommes en général. Je suis très peu porté au collectif...

Autre citation de Lacan que vous rapportez dans votre article : « Dieu est inconscient.  »

Ça aussi, c’est très bien. Oui. Cela pose la question du pseudo-athéisme.

Pseudo-athéisme de Lacan ?

   Non, de tout le monde. Pour être athée, et donc devenir inanalysable, il faudrait faire vraiment beaucoup de théologie. Si vous dites « athée » sans savoir de quoi est faite l’hypothèse dite divine... L’athéisme doit être pris au sérieux, mais il n’est pas évident que ça existe. Un athée conséquent, moi, je n’en connais pas. Et « Dieu est inconscient » c’est bien posé parce qu’on ne voit pas pourquoi Dieu serait doté d’une conscience, au sens humain du terme, c’est-à-dire d’une représentation. Non. Ou plus exactement, si vous voulez, on a beau faire tout ce qu’on veut à propos de Dieu, il doit subsister quelque chose dans l’inconscient qui serait une hypothèse divine. Ou si vous préférez encore, comme il l’a dit, de façon très forte, un peu à la Heidegger : « Tant qu’il y aura du dire, l’hypothèse de Dieu sera posée. » Tant qu’il y aura du dire.

Pourquoi insistez-vous sur « dire » ?

   Si on devient de plus en plus familier des problèmes de langage au sens très large, l’hypothèse de Dieu qu’est le dire lui-même se pose. On n’est pas obligé d’y répondre positivement, mais enfin, l’hypothèse est là. Il serait étrange de s’occuper du langage sans rencontrer cette hypothèse qui concerne en général les œuvres monumentales du passé...

   Le « parlêtre » : vous aimez bien cette expression de Lacan. « Le langage est corps ». Les séminaires de Lacan, c’était ça selon vous ?

C’était ça. Et, la psychanalyse en général c’est ça. Le parlêtre, c’est beau, c’est bien vu, c’est du Heidegger chez Lacan.

   Lacan : poète ?

   Non, il n’avait pas l’oreille pour la poésie. Une sorte... d’inaptitude. Ça c’est très frappant, et c’est quelque chose qu’on peut souligner en passant. C’est toujours la question de l’art, de la poésie...

   Mais il me semble que vous avez déjà écrit le contraire, que finalement Lacan était un poète.

   Non, sûrement pas. Ou alors un poète au sens romantique du mot, avec une sorte de poétisation extrême de l’existence, parce que sa vie était très passionnante.

   Selon vous, il n’y avait pas une poésie, une esthétique de langage dans ses écrits ?...

   C’était son ambition. Cette ambition a culminé dans l’embarras avec une certaine forme de charabia parfois.

   Vous voulez dire que Lacan était laborieux ?

   Il aurait voulu avoir cette espèce de don sublime pour avoir un rapport aisé au langage.

   Il avait quand même très certainement un certain rapport pour parler de « langage-corps », etc.

   Certes, c’était son sujet. C’est très beau des gens qui s’efforcent vers ce qu’ils sentent comme essentiel. Cela ne veut pas dire qu’ils l’atteindront, mais c’est très beau qu’ils fassent cet effort.

   Mais vous êtes très condescendant quand vous parlez de Lacan comme ça...

   Mais oui... Je sais de quoi je parle. Je crois vraiment qu’il vaut mieux être un grand écrivain que Lacan.

   Pourquoi ?

   Parce que je pense qu’il vaut toujours mieux être un grand artiste plutôt qu’un piéton de la pensée aussi magistral soit-il.

   Pourquoi avez-vous intitulé votre article du Monde du 13 avril 2001 « Passion de Lacan » ?

   Parce que c’est quelqu’un qui a vécu en effet une sorte de passion. Il était absolument passionné par son truc. D’abord il était en guerre permanente, contre l’internationale psychanalytique, contre les psychanalystes, contre les philosophes, contre les universitaires ou les anthropologues, etc., comme Lévi-Strauss parce que Lévi-Strauss n’a jamais rien compris à la psychanalyse, c’est le moins qu’on puisse dire. Comme personne d’ailleurs ne comprend vraiment ce que Freud a dit de fondamental. Foucault était assis à côté de moi lors d’un séminaire fameux où Lacan essayait de lui démontrer qu’il n’avait pas vu ce qu’il y avait à voir dans les Ménines de Velasquez, c’est-à-dire la fente de l’Infante. Alors c’était évidemment des rapports de force... Il était en guerre avec tout le monde, avec son entourage, avec ses disciples, avec les membres de son école. « Seul comme je l’ai toujours été », rappelez-vous cette formule : « Seul comme je l’ai toujours été. » Voilà. « On n’est pas si seuls somme toute... » Voilà. C’était quelqu’un qui se considérait comme absolument seul. Et dont la passion était, « seul », de le rester tout en faisant semblant d’être fondateur d’une école d’un enseignement. C’est le paradoxe. C’est la contradiction qui est intéressante, là. Très seul...

   Avez-vous connu Picasso ?

   Non, c’est un de mes regrets d’ailleurs...

   Et Dora Maar qui a été en analyse avec Lacan, l’avez-vous connue ?

Non. Ce que j’ai bien connu en revanche c’est la question de Sylvia. Il est bien évident que le nom de Bataille était un problème considérable dans la région Lacan. Considérable. Et que Laurence Bataille en a elle-même subi les conséquences. J’ai dîné un seul soir avec Laurence Bataille. Je lui ai fait part de mon admiration sincère et d’ailleurs continuelle pour son père, pour son géniteur... à qui elle ressemblait beaucoup. Elle m’a interrompu en disant : « Écoutez non, quand on écrit certaines choses, on devrait penser à sa progéniture », etc. Voilà les familles. Donc le nom de Bataille a été censuré. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas continué à exister comme adresse, etc. C’est quelque chose qui aurait dû être étudié depuis longtemps et qui est absolument stupéfiant : le rôle du nom de Bataille dans... la région. La région c’est aussi bien les sœurs de Sylvia. Tout ça n’a pas été étudié par tabou. Cela me paraît très important. Pourquoi Bataille était-il objet chu de cette constitution familiale, avec une hostilité des femmes considérable, bien sûr ? Il aurait rendu les filles immariables... c’est très mal vu d’être Bataille pour les matriarches de la région, n’est-ce pas, très très mal vu. Très mauvaise réputation. Et pour ce qui est de Picasso, c’est la même chose. Picasso et le minotaure devaient avoir très mauvaise réputation aussi... une vie qui n’est pas souhaitable. Trop de liberté.

Au fait, vous et Lacan n’aviez pas vraiment les mêmes centres d’intérêt culturels ?

Lacan n’a jamais vraiment parlé quand on s’est vu des choses qui m’intéressaient sur ce plan-là. Donc, Picasso... Joyce... il trouvait que c’était à côté... C’était un vieil homme.

Lacan, un vieil homme ?

   Un jour, je l’ai fâché parce que je lui ai dit : « Au fond, vous êtes un bourgeois d’avant guerre. » Il avait du mal à voir ce qui s’était passé au XXe siècle. Si on ne sait pas ce qu’est la culture du XXe siècle, si on décide qu’elle n’a pas existé, on peut s’enfermer avec Lacan, mais enfin...

   Il décidait qu’elle n’avait pas existé cette culture du XXe siècle ?

   Il n’était pas au courant. Ça a été 40, sa formation de psychanalyste, Freud... Freud c’est déjà beaucoup... dans l’ignorance générale, c’est beaucoup, c’est très bien Freud. L’intention que j’avais avec Lacan, c’était de le faire passer de Gide à Joyce : vous voyez, il y a un abîme quand même.

   Vous n’y êtes pas arrivé ?

   Je crois qu’il n’a pas compris, non...

   Vous avez essayé de l’emmener en Chine, et vous n’y êtes pas parvenu : pourquoi ?

   Je n’y suis pas parvenu parce qu’il y avait un problème de protocole. Il a été fâché de voir que j’étais en quelque sorte le chef de la délégation. Il était considéré comme étant sous mes ordres. J’ai quand même fait beaucoup. J’ai fait envoyer une voiture de l’ambassade chinoise, enfin officielle, au 5, rue de Lille et je pense qu’il a dû être choqué parce qu’un Chinois a dû lui dire (il imite l’accent chinois) : « Alors vous êtes un vétéran de Tel Quel ? » Et puis il voulait emmener une de ses élèves, comme il disait, et dont il semblait ne pas vouloir se passer. Or, à ce moment-là, c’était très difficile d’obtenir des passeports... Moi, je n’emmène pas les maîtresses. Si, j’emmène ma femme, cela va de soi, mais à part ça, non. Il y avait un autre participant qui voulait emmener son ami dont il ne s’était pas séparé une seule nuit depuis des années, mais enfin, bon, on ne pouvait pas. Lacan a annulé à la dernière minute.

   Avez-vous fréquenté les séminaires de Lacan à la fin de sa vie ?

   L’affaire chinoise, le fait qu’il ait préféré ne pas vivre cette aventure, qui était pourtant extraordinairement intéressante, a un peu refroidi nos relations. Donc c’était en 1975, par là. Il est mort en 1981. Dans les dernières années, je suis allé quand même une fois voir le séminaire. Il n’a presque pas parlé, c’était vraiment... très silencieux. Alors, la fin, je ne l’ai pas suivi parce que je trouvais que cela devenait pénible. Je ne l’ai plus vu. Je me souviens d’un séminaire plus fermé un soir où Lacan était là à s’ennuyer, un peu vieux roi fatigué. Ses derniers séminaires étaient très silencieux et très pénibles. Il continuait pourtant d’exister de telles frénésies de transfert à son sujet... Je n’ai jamais marché là-dedans. J’ai horreur des rassemblements religieux autour du mourir.

   Vous aviez été quand même très « accro » à ses séminaires...

   C’est vraiment les seuls endroits où j’ai eu l’impression que quelqu’un prenait des risques réels en commençant à parler, et en s’écoutant parler, et en poursuivant. Et puis ça pensait, quoi, tout simplement. C’est toujours intéressant de voir quelqu’un penser. Ça pense peu en général. Ou alors les gens récitent des pensées, mais ce n’est pas la même chose.

   Vous n’étiez pas vraiment amis à proprement parler ?

Avec Lacan, j’ai eu une sorte de relation très épisodique et assez intense.

   Vous dites « des relations très intenses »...

   Des relations très intenses parce qu’on ne pouvait pas parler avec lui sans que cela ait immédiatement une portée, un sens particulier. Si vous preniez la parole avec Lacan, immédiatement ce que vous disiez était écouté d’une certaine façon. Et du coup, vous vous entendiez vous-même, vous écoutiez ce que vous disiez.

   Donc, l’intensité se situait...

   ... dans le dire.

   Quel était votre rôle dans cette relation ?

   Lacan a dit un jour : « Les sentiments sont toujours réciproques », et je crois que tout ce que je viens de dire de lui est donc pertinent par rapport à ce qu’il devait éprouver de moi.

   Lacan connaissait par cœur Spinoza. Or, « La perfection, disait Spinoza, est la joie... » Lacan l’appliquait-il ?

   Lacan était arrivé à une sorte de gai savoir, qui implique une certaine joie. Je ne suis pas sûr que cette joie n’ait pas connu un assombrissement... étrange vers la fin. L’assombrissement... Je crois qu’il y a eu là peut-être quelque chose qui a craqué...

   Qu’avez-vous observé d’autre ?

Il y avait chez Lacan une extrême violence. Une extrême violence et un côté furieux, au sens du fou furieux, furibond. Il y avait quelque chose de l’ordre de la fureur.

Qu’est-ce qu’il cherchait finalement Lacan... selon vous... qu’est-ce qu’il cherchait ?

   (Il réfléchit) L’amour qu’il n’a pas obtenu.

   Qu’il n’a pas obtenu... ?

   Il n’a pas été aimé.

   ... Qu’il n’a pas obtenu quand ?

   Jamais.

   Vous voulez parler de sa vie, de son enfance ? 


Oui. De tout. De sa constitution. Il n’a pas été aimé. Il y a de quoi devenir furieux. Et je pense que ça le tourmentait, beaucoup. Et, je crois qu’il aurait voulu une reconnaissance beaucoup plus large, la soumission de l’université, la réalisation d’un rêve mégalomaniaque, une volonté de puissance généralisée, être sacré. Je crois qu’il a eu ce rêve de toute-puissance.

   Pour avoir l’amour que selon vous il n’aurait jamais obtenu ?

   J’ai toujours eu l’impression qu’il n’avait pas été guéri d’un bobo d’amour. D’un gros bobo. Ça n’allait pas, quoi.

   Une ou deux anecdotes pour conclure ?

Cela se passe dans les années 1970. Lacan n’est plus très jeune. Nous sommes quelque part dans une soirée. Lacan est assis par terre. Moi je suis assis à côté de lui, et il y a Sylvia pas loin qui bavarde... À un moment donné il veut se lever. Vous allez voir, c’est très révélateur. Il veut se lever, il trébuche. Immédiatement je m’arrange pour qu’il tienne debout... Et Sylvia me dit : « Mais laissez-le maintenant, il est grand. » (Silence) Ai-je besoin de commenter ? Non... « il est grand maintenant » : ce n’est pas la peine de l’aider à marcher... On ne dit pas ça ! On ne dit pas ça en cherchant l’accord... enfin, en cherchant le sous-entendu érotique avec quelqu’un de plus jeune. C’est choquant. Je vais maintenant terminer par une autre anecdote, c’est lorsque j’arrive chez Lacan, un jour, pour lui montrer un texte sur Georges Bataille, et il y avait Sylvia qui me dit (il prend une voix désabusée) : « Ah, vous vous intéressez à Georges ? 

Et donc ?

Pour moi Bataille, ce n’était pas « Georges », et Lacan n’était pas un enfant...

Philippe Sollers

Propos recueillis par Sophie Barrau, le 15 juin 2001

Lacan même, Navarin, 2005

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